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Le Monde.fr : L’attrait des médecins généralistes pour le salariat, symptôme de la crise de l’exercice libéral

il y a 3 mois, par infosecusanté

Le Monde.fr : L’attrait des médecins généralistes pour le salariat, symptôme de la crise de l’exercice libéral

A l’heure où les conditions d’exercice en libéral sont en pleine renégociation, des généralistes qui ont opté pour la pratique de la médecine en centre de santé témoignent de cette autre façon de soigner. Sans forcément opposer un modèle à un autre.

Par Mattea Battaglia 

Publié le 06/01/2023

Dominique Bontoux a pris un « virage », et pas seulement géographique : en quittant le sud de la France pour venir s’installer à Montceau-les-Mines (Saône-et-Loire), cette médecin généraliste a aussi tourné le dos à vingt ans d’exercice en libéral pour se laisser tenter par la pratique salariée, en plein désert médical, dans un centre de santé. « Un jour de 2018, j’ai trouvé une brochure dans ma boîte aux lettres, le département de Saône-et-Loire battait le rappel à la recherche de généralistes, en mettant le paquet pour les faire venir… » Horaires et salaire fixes, travail en équipe, secrétariat médical… Ce qui est proposé, sur le papier, lui « parle » et résonne avec un quotidien de plus en plus « harassant ».

Mais c’est le fait d’être elle-même tombée malade qui emporte sa décision. « En libéral, je faisais bien plus qu’un temps plein ; désormais, j’allais avoir la possibilité de travailler à temps partiel. Avant, je commençais à 8 heures, sans savoir quand la journée prendrait fin ; j’étais sans cesse dérangée par les coups de fil, l’administratif, la comptabilité… Comme salariée, j’allais pouvoir être déchargée de ces tâches, et me concentrer sur mon cœur de métier : les patients. Sans ça, c’est simple, confie-t-elle, je n’aurais jamais repris le travail. »

Léa Schleck a, elle, « tout changé sans bouger » : c’est dans les murs de son cabinet à Labry (Meurthe-et-Moselle) où elle exerçait, seule, depuis déjà trois ans, que cette généraliste a mené à bien l’ouverture d’un centre de santé, en 2022. Avec, pour « déclencheur », dit-elle, la crise du Covid-19. « J’ai toujours été mal à l’aise avec l’idée que le lieu de soin, la table d’examen, le matériel appartiennent au médecin, rapporte la trentenaire. Pour moi qui n’ai jamais été portée par la dynamique libérale, qui n’ai pas l’âme d’une cheffe d’entreprise, le lieu de soin appartient d’abord aux patients. »

Les 1 600 habitants du village y ont gagné au change. Trois généralistes peuvent désormais les recevoir, ainsi que deux infirmières et deux assistants médicaux salariés, comme Léa Schleck, par la mairie. Elle-même s’est sortie d’une « gestion logistique exponentielle » et d’un sentiment croissant d’« isolement ».

« Nouveau rapport au métier »
Ce choix relève-t-il pour les deux médecins d’une réaction à la crise de l’exercice libéral, à la « dévalorisation » dénoncée par leurs confrères libéraux, dont les organisations représentatives sont en pleine renégociation de leurs conditions d’exercice et de rémunération avec l’Assurance-maladie ? L’une comme l’autre se refusent à « opposer » un modèle à un autre. « C’est aussi le symptôme d’un changement plus global, répond la docteure Schleck, d’un nouveau rapport au métier. »

Sur le sujet, les calculs sont compliqués, et les chiffres qui circulent, d’une source à l’autre, ne se recoupent pas toujours. Dans les cercles syndicaux, on a coutume d’avancer deux estimations sans les dater précisément : sur quelque 87 000 médecins généralistes en activité, moins de 50 000 sont installés comme médecins de famille. L’attrait d’autres modes d’exercice – dont le salariat – se devine, « en creux », dans ce différentiel.

En s’adossant aux statistiques, l’ordre des médecins a bien identifié une « tendance » : l’effectif médical à statut exclusivement libéral a baissé de 11,8 % depuis 2010, alors que celui des salariés a augmenté de 13,4 %. Des ratios obtenus en tenant compte des praticiens en activité régulière (pas les remplaçants, pas les retraités) de toutes les spécialités.

Dans les rangs des seuls généralistes, l’exercice libéral exclusif reste majoritaire : ils sont 56,3 % (parmi ceux en activité régulière, donc) au 1er janvier 2023, quand 37,3 % sont salariés et 6,3 % en « activité mixte ». C’est différent pour les autres spécialités, où l’activité salariée représente, en moyenne, 61,9 % des praticiens.

Frontières mouvantes de leurs activités
En posant sa loupe sur les médecins primo-inscrits auprès de l’Ordre, en 2010, qui sont pour l’essentiel des jeunes venant d’achever leurs études, et en suivant leur parcours jusqu’en 2023, l’instance a identifié un autre phénomène : l’activité libérale « plafonne » à 45-46 % passées les premières années de carrière, « sans aucun gain entre les années 2019 et 2023, et un gain assez modeste entre 2014 et 2023 », décrypte Jean-Marcel Mourgues, vice-président de l’Ordre national des médecins, alors qu’on pourrait s’attendre à ce que le nombre d’installations en cabinet libéral augmente davantage avec l’expérience. Le docteur Mourgues y voit un « plafond de verre » : « Le modèle de l’exercice libéral qui passait pour la clé de voûte du système de soins primaires subit une érosion », alerte-t-il.

D’autres statistiques mises en ligne, tout récemment, par l’Assurance-maladie, vont dans ce sens : celle-ci a dénombré 52 149 généralistes libéraux au 31 décembre 2022, identifiant une baisse de 0,2 % par rapport à 2021 mais de 3,5 % sur les dix dernières années.

Une érosion au bénéfice de quoi ? Au-delà des chiffres, pour beaucoup de médecins, les frontières de leurs activités sont mouvantes. L’étiquette de « salarié » recouvre, d’ailleurs, des réalités très diverses. Contractuels à l’hôpital, médecins-conseils à l’Assurance-maladie, sur des plates-formes de téléconsultation, mais aussi coordinateurs en Ehpad, médecins en protection maternelle et infantile… Tous sont salariés, au même titre que les médecins exerçant dans des centres de santé.

Un « choix politique »
Cette dernière option progresse fortement, observe Frédéric Villebrun, président de l’Union syndicale des médecins de centres de santé (USMCS) : le nombre de ces structures est ainsi passé, en une décennie, de 1 500 à 2 800, note-t-il. Plus de 8 000 médecins y exercent ; la moitié sont des généralistes, l’autre moitié des spécialistes.

Une hausse essentiellement portée par les initiatives de communes, de départements et même de certaines régions – comme l’Occitanie – qui jouent la carte des centres de santé pour inciter les soignants à venir jusqu’à eux, quand bien même leur modèle économique est souvent déficitaire. Et le turnover des soignants, fréquent. C’est un « choix politique », défend-on dans les rangs des élus qui portent ces projets.

Après onze ans à diriger des centres de santé municipaux à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) puis à Champigny-sur-Marne (Val-de-Marne), le docteur Villebrun redémarre, tout juste, cette même aventure à Villejuif (Val-de-Marne). L’exercice à l’hôpital, « trop rigide » à ses yeux, ne l’a pas tenté, pas plus que ses premiers remplacements en libéral ne l’ont convaincu de poursuivre dans cette voie. « J’ai trouvé un fonctionnement qui me convient, fondé sur une offre de soins de proximité et des missions de santé publique avec tous les bénéfices du travail en équipe, explique-t-il. J’ai aussi la possibilité de me concentrer sur le temps médical, et donc sur les patients, tout en assumant un rôle de manageur que je n’aurais pas eu en libéral. »

« Un burn-out, très peu pour moi ! »
Devenir généraliste en libéral : c’était l’objectif d’Alice Vuillot lorsqu’elle a démarré ses études. « C’est simple : je ne me voyais pas faire autre chose », confie-t-elle. L’internat achevé en 2018, elle cherche un poste lui permettant de terminer sa thèse, puis d’envisager un congé maternité « sans se mettre en difficulté » – et, avec elle, ses futurs patients. « Le salariat, en équipe, permet de miser sur une continuité des soins, même quand on s’absente. »

A 31 ans, dont bientôt quatre à assurer des consultations dans deux antennes du centre départemental de Saône-et-Loire – à Digoin et Paray-le-Monial –, elle ne se projette pas « autrement ». « Encore moins quand je vois l’évolution du modèle libéral », glisse-t-elle.

« Pour moi, c’est exclu », témoigne aussi Céline Bouscaillou. Après une première carrière de généraliste dans un centre de planification et d’éducation familiale, à l’hôpital, la quadragénaire s’est laissé tenter, il y a quelques mois, par un poste au centre de santé municipal d’Evry-Courcouronnes (Essonne), en gardant un pied à l’hôpital. Elle a le sentiment d’avoir trouvé un « équilibre entre vie professionnelle et personnelle » ; « le Graal ». « Dans les conditions actuelles d’exercice en ville, à 25 euros la consultation [26,50 euros depuis novembre 2023], il me faudrait travailler beaucoup plus d’heures pour atteindre mon niveau de rémunération actuel… Un burn-out, très peu pour moi ! »

« Productivité moindre »
Sur la question sensible des rémunérations, à l’heure où les syndicats de libéraux escomptent une consultation à 30 euros « minimum » pour un généraliste, les salaires des médecins salariés se calculent sur d’autres bases. « En fonction des capacités du gestionnaire », disent les uns ; de « l’offre et de la demande », confient d’autres. Beaucoup, pour un « temps plein » (de 35 à 38 heures par semaine), font état d’un salaire autour de 5 000 euros net, « indexé » sur la grille des praticiens hospitaliers.

Certaines collectivités sont prêtes à proposer davantage – 6 000 à 8 000 euros –, quand un médecin salarié d’un centre associatif notamment gagne, plutôt, entre 2 500 et 3 000 euros. A titre de comparaison, le revenu d’activité moyen d’un généraliste en libéral avoisine plutôt 90 000 euros par an. Une moyenne antérieure à la crise du Covid-19 et qui cache de très fortes disparités.

Autre sujet sensible, la contribution à l’offre de soins est diversement commentée, sur le terrain. Du côté des syndicats de libéraux, on épingle, sans surprise, une « productivité moindre ». « Un généraliste salarié suit, en moyenne, un tiers de la patientèle d’un généraliste en libéral », avance le patron de la Confédération des syndicats médicaux français, Franck Devulder. Une comparaison que l’Assurance-maladie, sollicitée, ne confirme pas, assurant ne pas disposer des données pour le faire.

« Les patients peuvent déclarer le centre de santé comme leur structure médecin traitant », explique la docteure Léa Schleck. En libéral, cette généraliste suivait 800 patients. A trois médecins sur le centre de Labry, un an après l’inauguration, ils en accompagnent déjà 1 680 et doivent encore en déclarer. « C’est vrai que je fais moins d’heures, et, mécaniquement, ça doit avoir un impact, reconnaît-elle. Mais les collègues libéraux de ma génération revendiquent aussi un autre rythme. De part et d’autre, on s’oriente vers une nouvelle organisation de l’offre de soins primaires. »

« Une prise en charge ne se résume pas à des chiffres, pointe Julie Chastang, généraliste salariée au centre de santé de Champigny-sur-Marne, également secrétaire générale de l’USMCS. Le profil des patients pris en charge compte aussi. Or, dans nos centres, nous accueillons des patients plutôt en plus grande précarité [qu’en libéral], nous prescrivons moins de médicaments, nous renvoyons moins vers les collègues spécialistes… Sans compter nos actions de prévention et d’engagement dans le territoire. C’est cette démarche, globale, qu’il faut prendre en compte. » Au bénéfice, défend-elle, d’une mission de service public qu’elle entend assumer « en complémentarité » – et pas en concurrence – avec les autres secteurs de la santé.

Mattea Battaglia