Organisation du systéme de santé

Alternatives Economiques : Trois visions du capitalisme sanitaire

il y a 3 mois, par infosecusanté

Alternatices Economiques : Trois visions du capitalisme sanitaire

LE 04/01/2024

Nicolas Da Silva
Chercheur au Centre d’économie de l’Université Paris 13

Comment qualifier la place que prend la santé dans le capitalisme contemporain ? Pendant longtemps, le rôle hégémonique du secteur public dans la production et le financement des soins a pu laisser penser que la santé était antagonique au capital. La marchandisation du secteur depuis les années 1980 a largement rebattu les cartes et appelle à une réévaluation de la relation entre santé et capital. Nous pouvons, pour cela, caractériser le capitalisme sanitaire de trois façons différentes.

Une première façon de caractériser le capitalisme sanitaire consiste à souligner combien il suit la même dynamique de financiarisation que le capitalisme dans son ensemble. La financiarisation implique non seulement une augmentation du poids des acteurs financiers dans l’économie, mais aussi la diffusion des normes d’action de ces acteurs dans des champs qui ne sont pas les leurs. Aussi, un grand nombre de travaux en sciences sociales documentent-ils l’emprise croissante du monde de la finance sur le secteur des soins de santé.

Si le cas de l’industrie pharmaceutique est exemplaire, il n’est pas isolé et le schéma est semblable ailleurs. Les acteurs de la finance sont attirés par le secteur des soins notamment parce qu’il est solvabilisé par la Sécurité sociale (quasi sans risque). En prenant le contrôle sur l’outil productif, ils le réorganisent de façon à maximiser la rentabilité au détriment d’autres aspects du métier souvent considérés comme essentiels par les professionnels.

En s’emparant du pouvoir, le capital change le travail des soignants, ce qui a des conséquences néfastes sur les conditions d’accès et la qualité du service fourni. La financiarisation s’est ainsi approprié les laboratoires d’analyse médicale, les cliniques, les Ehpad et cherche à étendre encore son influence, en particulier sur les soins primaires.

La financiarisation ne se limite pas à la production des soins, elle se retrouve aussi du côté du financement des soins. C’est notamment le cas avec la financiarisation de la dette de la Sécurité sociale.

Un nouveau stade du capitalisme
Une deuxième façon de caractériser le capitalisme sanitaire est d’insister sur l’idée que le secteur de la santé est central dans la transformation du capitalisme dans son ensemble. Ce n’est pas un secteur du capitalisme financiarisé mais un stade du capitalisme dans une trajectoire historique.

Les différents confinements à partir de 2020 ont montré combien la santé peut être (au moins temporairement) primordiale dans l’organisation de la vie économique et sociale. La santé est une aspiration largement partagée dans la population, ce qui se retrouve dans les différents conflits sociaux ou projets politiques pour le futur. Par exemple, face à l’objectif de plein-emploi se fait jour l’objectif d’une pleine santé.

Les confinements à partir de 2020 ont montré combien la santé peut être primordiale dans l’organisation de la vie économique et sociale
Ces constats font écho au concept de capitalisme anthropogénétique forgé par Robert Boyer. Il s’agit d’une configuration du capitalisme en cours de constitution ayant la particularité d’orienter l’activité économique autour du processus de « production de l’homme par l’homme ».

Le secteur de la santé n’est pas le seul secteur participant de ce nouveau capitalisme. L’éducation et la culture sont aussi concernées. Dans ce modèle de développement, dont la reconnaissance aurait été rendue possible par la pandémie en cours, la croissance de la dépense publique (ou privée) n’est pas un problème, mais le cœur d’un changement de paradigme en opposition au capitalisme financiarisé.

Le devenir capitaliste du monde
Une troisième façon de qualifier le capitalisme sanitaire s’inscrit dans ce qu’Alain Bihr appelle le devenir capitaliste du monde – c’est-à-dire la manière dont le capital, pour se reproduire, tend à subordonner toute la société à ses exigences. La santé est ici considérée comme un espace encore peu exploré par le capital. Traditionnellement, le capitalisme est réputé détruire la santé, que cela soit par les pollutions, les conditions du travail, la qualité de l’alimentation, le chômage, etc.

Mais la dynamique du capitalisme n’ignore pas la critique, il la récupère pour se renforcer. Ces dernières années, les acteurs capitalistes ont cherché à montrer que le capitalisme est bon pour la santé et qu’il peut offrir des perspectives de vie attrayantes.

La littérature académique anglophone mobilise le concept d’healthism pour désigner la tendance des sociétés à faire de la santé la « valeur des valeurs ». Ce mouvement s’accompagne non seulement de la médicalisation de tous les aspects de la vie mais aussi du culte du corps sain.

L’offre de soins n’est plus conçue comme uniforme pour un même besoin, elle est différenciée selon les goûts et la capacité à payer du patient
Ce changement du rapport au corps (et à l’esprit) s’accompagne bien entendu de toute une série d’instruments favorisant le développement du capital. L’offre de soins n’est plus conçue comme uniforme pour un même besoin, mais elle est différenciée selon les goûts et la capacité à payer du patient. L’assurance santé comportementale propose désormais des avantages financiers ou en nature pour les adhérents qui adoptent le « bon » comportement de santé.

Si les objets connectés sont au cœur de cette nouvelle forme d’assurance, ils participent plus largement à remodeler le rapport au corps par la multiplication des applications sanitaires. Ainsi, la digitalisation de la vie quotidienne se diffuse bien au-delà des assurances et passe par l’engagement spontané des citoyens.

Distinguer ainsi les différentes conceptions du capitalisme sanitaire permet de prendre conscience des difficultés à y résister. Ce phénomène ne se développe pas uniquement à l’initiative du capital. Il s’appuie sur les aspirations légitimes à la santé qu’il entend transformer pour s’adapter à son désir d’expansion.

Le capitalisme sanitaire repose sur une transformation progressive des rapports au corps et à la vie elle-même. Défendre une autre politique de santé et le recul du capital en santé implique alors probablement de défendre d’autres conceptions de la vie humaine.

Nicolas Da Silva