Organisation du systéme de santé

Liberation.fr : Les consultations non programmées, une bonne idée bâtie sur les ruines du système de santé

il y a 1 mois, par infosecusanté

Liberation.fr : Les consultations non programmées, une bonne idée bâtie sur les ruines du système de santé

Christian Lehmann est médecin et écrivain. Pour « Libération », il tient la chronique d’une société longtemps traversée par le coronavirus. Aujourd’hui, le délabrement de l’offre de soins amène les médecins à traiter différemment pour pallier des urgences surchargées et la pénurie de généralistes, eux-mêmes débordés.

par Christian Lehmann, médecin et écrivain

publié le 08/02/2024

Le système de santé s’est effondré. Nous évoluons, sans bien en avoir conscience, dans ses ruines. Bien sûr, il reste encore des soignants, et des patients, beaucoup de patients… pour qui accéder aux soins est souvent une galère, comme le notait Libération dans un article sur les centres médicaux ouverts sept jours sur sept, et l’engouement d’une bonne partie de la population pour ces lieux qui « arrivent à soin nommé ». Les malades qui s’y pressaient ce jour-là évoquaient le parcours du combattant pour obtenir une « simple » consultation. L’une s’était fait rabrouer par son médecin traitant parce qu’elle l’aurait appelée trop tard et pas « la veille dès l’apparition des symptômes », une autre s’offusquait que le sien ne puisse lui proposer un rendez-vous avant quinze jours, un troisième, sans médecin traitant, avait fait un long trajet en bus pour se rendre au centre.

Ce qu’on lit dans cet article, c’est notre quotidien. Quotidien de soignants essayant de caser les patients du cabinet dans un emploi du temps qui ressemble à s’y méprendre à un Tetris en vitesse rapide, quotidien de patients parfois rabroués (comment un patient pourrait-il savoir s’il appelle trop tôt ou trop tard, en fonction de la charge de travail de son médecin ?) ou livrés à eux-mêmes parce qu’à l’impossible nul n’est tenu. Cette souffrance quotidienne ne fait que s’amplifier. S’il fallait en croire Emmanuel Macron, ce n’est la faute de personne, juste des réformes de bonne foi qui n’ont pas rencontré le succès escompté. Manière de glisser sous le tapis la doxa économique libérale qui, depuis les années 80, avait convaincu les politiques que la seule manière de diminuer le coût des dépenses sociales de santé était de limiter drastiquement le nombre de soignants. Le médecin était vu comme un parasite du corps social s’enrichissant en créant des malades. Moins de médecins signifierait moins d’actes, moins de dépenses et, finalement (miracle de la pensée magique), moins de malades – « Je ne dirais pas que c’est un échec : ça n’a pas marché. »

Différence de taille
L’irruption de ces centres de soins sans rendez-vous est l’occasion d’une énième passe d’armes entre médecins installés d’un côté, et médecins exerçant dans ces centres de l’autre, les premiers accusant les seconds de faire de la médecine low-cost, dans la mesure où ils répondent en grande partie à des soins non programmés (SNP), petites urgences réputées, à raison souvent, comme plus faciles à gérer et moins chronophages. Pour les patients et les médias, l’ouverture de ces centres représente simplement « une nouvelle offre de médecine générale ». Or ces centres répondent à une demande née de la raréfaction des médecins généralistes installés, mais ne font pas le même travail.

La médecine générale, c’est la prise en charge d’un individu, indépendamment de son âge, de son sexe, de ses particularités, sur le long terme, dans l’ensemble des problématiques de santé de sa vie. C’est la médecine que j’ai pratiquée pendant près de quarante ans entre les murs de mon cabinet. Les soins non programmés, terme désignant les maladies aiguës : cystite, angine, entorse de cheville, mais aussi douleur thoracique ou prostatite aiguë, représentent ces situations que le patient n’a pas pu voir venir et qui le troublent brutalement, sans forcément nécessiter un passage par les urgences, d’autant que celles-ci, surchargées, sont amenées à trier les malades.

Pendant des années, donc, j’ai fait DE LA médecine générale au cabinet et, souvent, DES ACTES DE médecine générale, en garde de nuit ou de week-end, puis dans des points de garde. La différence, si elle n’apparaît pas évidente à un non-initié, est de taille. Dans un cas, je voyais, y compris pour des épisodes aigus de SNP, des patients de tous âges que je soignais sur le long terme, pour leur suivi, pour leurs maladies chroniques, et ces consultations non programmées qui s’inséraient dans mon planning et dans une relation de long terme partagée bénéficiaient de ma connaissance du patient. La nuit, le week-end, sur les points de garde, je pratiquais une médecine rapide, en dépannant des patients que pour la plupart je ne connaissais pas et ne reverrais pas, lors d’une maladie aiguë, en l’absence de leur médecin. Ces consultations étaient en général plus simples, plus rapides, à une époque où les urgences hospitalières remplissaient encore leur fonction, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui.

Réalisation d’objectifs parfois fumeux
Pendant plusieurs années, les pouvoirs publics ont répété aux médecins que le paiement à l’acte, adapté pour des soins aigus, ne l’était plus pour le suivi à long terme de patients chroniques. Sous le masque du bon sens économique et de la capitation se cachait difficilement la volonté de définir en amont une somme globale par patient qui permettrait aux assureurs complémentaires, entre autres, de mieux maîtriser leurs investissements. A en croire économistes de la santé et politiques, les maladies aiguës n’existeraient bientôt plus. L’idée qu’un patient diabétique ou hypertendu ne se résume pas à un diabète ou une hypertension, qu’il puisse développer une pneumopathie, une phlébite ou une otite sortait du cadre économique idéal qui faisait correspondre une pathologie à une capitation annuelle.

Attachés au paiement à l’acte, entre autres parce que les médecins référents, qui avaient expérimenté une forme de capitation dans les années 90-2000 avaient été laminés au gré de petits arrangements politiques entre amis – entre les assureurs venus du privé placés par l’UMP à la tête de la Caisse nationale d’assurance maladie et les syndicats médicaux les plus réactionnaires –, les médecins refusaient la capitation intégrale. Le revenu des médecins généralistes agrégea donc, au fil des ans, un paiement à l’acte sous-évalué et des « primes » annuelles liées à la réalisation d’objectifs de santé publique parfois fumeux : pourcentage de génériques, taux de vaccination, taux de télétransmission, etc.

Mais depuis la mise à mort de l’option médecin référent en 2005, sous la houlette de Philippe Douste-Blazy et de Xavier Bertrand, tout le travail de fond du médecin généraliste pour une patientèle pouvant atteindre entre 1 500 et 2 500 personnes n’est pas pris en compte correctement. Et ce travail de long terme constitue une charge mentale énorme, la responsabilité du suivi d’une cohorte importante de patients, jour après jour, la nécessité de se tenir au courant de leur évolution, des prescriptions annexes de confrères spécialistes ou hospitaliers, de devoir parfois trancher pour limiter des interactions médicamenteuses néfastes.

L’assurance maladie se marre
Le symbole de cette charge mentale le plus puissant, pour moi comme pour nombre de collègues, c’était la pile de courrier qui m’attendait au retour de quelques jours de vacances. Devoir faire face au quotidien, déjà prenant, en devant rattraper quinze jours d’examens complémentaires, de mauvaises nouvelles, d’hospitalisations, de demandes pressantes. C’est la raison de l’irritation évidente de nombreux syndicalistes médicaux envers les soins non programmés : centres ouverts sept jours sur sept ou plateformes de téléconsultation (que j’évoquerai ultérieurement) : dans l’imaginaire du médecin traitant, enchaîné à son bureau et à sa file active de 1 500 patients qui dépendent de lui ou d’elle, le médecin de soins non programmés est un parasite du système.

Présidente de MG France, Agnès Giannotti fustige « les médecins qui travaillent dans ce type de structures [qui] ne voient pas les patients chroniques et compliqués, ils ne voient que les patients faciles et laissent aux autres le sale boulot ». Si le travail de médecin traitant est effectivement autrement plus difficile et stressant, ce dénigrement systématique de ceux qui travaillent différemment est une habitude répandue chez les médecins : les généralistes méprisent les urgentistes qui le leur rendent bien tout en se plaignant des spécialistes, et tout le monde s’accorde pour ironiser sur les médecins du travail. Pendant ce temps, les assureurs à la tête de l’assurance maladie se marrent, et les agences régionales de santé dealent avec les assureurs mutualistes des « aides conjoncturelles ».

Dans la réalité, l’effondrement du système amène aujourd’hui à traiter en ville, en cabinet, en centre de santé de soins non programmés, sur des points de garde, en téléconsultation, des patients qu’il y a dix ou vingt ans on aurait parfois adressé aux urgences des hôpitaux, mais dont on sait aujourd’hui que la surcharge ne permettra pas une prise en charge optimale. Les médecins, quel que soit leur mode d’exercice, ne sont pas les ennemis les uns des autres. Et les patients, qu’ils appellent « trop tôt » ou « trop tard », ne le sont pas non plus. Reste que la situation catastrophique dans laquelle nous nous trouvons collectivement a des causes, économiques et politiques, qu’il conviendrait d’identifier plutôt que de s’entredéchirer.