Politiques santé sécu social en France

Le Monde.fr : « La financiarisation du système de soins n’est pas inéluctable »

il y a 2 mois, par infosecusanté

Le Monde.fr : « La financiarisation du système de soins n’est pas inéluctable »

TRIBUNE

Les déficits du système de santé et les défaillances de l’Etat ont favorisé une financiarisation de la santé qui touche aujourd’hui le secteur des soins primaires, alertent trois médecins, François Bourdillon, André Grimaldi et Michka Naiditch, dans une tribune au « Monde ». Une refondation globale du système de santé permettrait d’endiguer ce processus.

Publié le 08/01/2024

Lors de son adresse aux Français du 12 mars 2020, Emmanuel Macron déclarait : « Ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché. » Il concluait : « Les prochaines semaines et les prochains mois nécessiteront des décisions de rupture en ce sens. Je les assumerai. »

L’augmentation des dépenses publiques de santé à l’occasion du Ségur de la santé aurait pu annoncer le retour de l’Etat-providence. Tout porte, hélas, à croire le contraire. En attestent le récent rapport de Sciences Po de juillet 2023 sur la financiarisation de la santé ainsi que les propos d’acteurs du capital-investissement recueillis dans Décideurs magazine en juin 2021 et en septembre 2022.

Les acteurs de la finance connaissent les déficits du système de santé et ses liens avec les défaillances de l’Etat. Arnaud Petit, président d’Edmond de Rothschild Corporate Finance, explique dans Décideurs magazine que, si le capital-investissement a un « véritable engouement » pour le secteur de la santé, il y a plusieurs raisons, la première étant le « désengagement relatif de l’Etat ». D’autres, comme Benoît Poulain, chef des fusions et acquisitions au sein du groupe Elsan, estiment « nécessaire de développer les coopérations médicales territoriales et [de] favoriser la diversification pour, in fine, améliorer la qualité de l’offre de soins ».

Pour Gilles Bigot et Julie Vern Cesano-Gouffrant, du cabinet Winston & Strawn, les fonds d’investissement ont un rôle moteur pour « moderniser, optimiser et industrialiser le secteur médical ». Et d’ajouter : « La financiarisation de la santé doit être dédiabolisée afin de mettre en lumière ses avantages, qui répondent à un besoin de la population. »

Médecins dépossédés de leurs outils de travail
De fait, la financiarisation, depuis les années 2010, n’a fait qu’accentuer les logiques de concentration et d’industrialisation des structures de soins lancées par les politiques publiques. Sa stratégie a été la même partout : s’efforcer de prendre le contrôle de structures, au besoin en les rachetant cher à leurs propriétaires professionnels, et « rationaliser » les activités pour les rendre plus profitables. L’apport en capital s’accompagne d’une réorganisation du travail par le biais d’une nouvelle gouvernance.

Les médecins devenus des employés ne disposent plus de la maîtrise de leurs outils de travail et ne pèsent plus sur les orientations stratégiques. Les nouvelles structures ainsi rentabilisées peuvent alors être revendues, notamment à des fonds de pension.

Ce mouvement est en voie de consolidation pour les laboratoires de biologie, où six groupes contrôlent plus de 60 % du marché, et pour les cliniques privées, où quatre groupes détiennent plus de la moitié de l’hospitalisation privée. Il est avancé pour les maisons de retraite ; il est en cours chez les dentistes et les radiologues ; il débute dans le secteur des soins primaires.

Il existait pourtant un véritable obstacle à la financiarisation de la santé : le fait que les professionnels soient les seuls à pouvoir diriger des structures de soins, en vertu d’une réglementation spécifique (loi du 13 juillet 1975, article L753-760). Les groupes financiers ont réussi, par un lobbying actif, à faire évoluer le droit européen de propriété (décision de la Cour de justice du 16 décembre 2010), en permettant à des apporteurs de capitaux non soignants de prendre le contrôle de la production de soins.

De ce processus l’Etat et le conseil de l’ordre ont été les complices, volontaires ou involontaires, et l’administration, souvent dépassée par la complexité des montages juridiques, a réagi tardivement ou à contretemps. Le droit comme instrument-clé de la financiarisation de l’économie, comme l’a montré Katharina Pistor dans son ouvrage Le Code du capital (Seuil, 2023), vaut aussi pour la santé.

Comme cette financiarisation est à l’origine de la croissance des inégalités, nul doute que les inégalités de santé, et notamment celles qui sont relatives à l’accès aux soins, vont croître, car le capital n’investit que là où c’est rentable ou rentabilisable. Ces groupes sélectionnent leurs activités, poussent à la multiplication d’actes non pertinents médicalement mais rentables financièrement, obligent les patients à payer un surcoût non remboursé par l’Assurance-maladie, voire dégradent la qualité des soins (cf. le scandale Orpea).

Le capital poursuit sa marche
Abus d’autant plus scandaleux que l’Assurance-maladie rembourse majoritairement les soins. Ce qui conduit à une socialisation des risques et à une privatisation des profits.

Les soins primaires sont sa dernière cible. Jusqu’à présent, les syndicats de médecins libéraux se sont montrés incapables de repenser les pratiques, les rémunérations et l’organisation territoriale de la santé. Le capital tire profit de ce statu quo pour poursuivre sa marche. Si le rachat avorté des centres de santé de la Croix-Rouge par Ramsay constitue un échec, il est d’autres initiatives plus modestes qui avancent à bas bruit, comme Ipso Santé soutenu par Citizen Capital.

Un groupe d’investisseurs propose à des professionnels de ville, sous réserve de reverser une partie de leurs honoraires, de travailler en équipe en leur offrant de bénéficier d’un système d’information spécifique et de l’appui de gestionnaires leur permettant de dégager du « temps médical ». On a vu ce qu’il advenait de telles « alliances » dans le cas des cliniques privées.

La financiarisation du système de soins n’est pourtant pas inéluctable, mais à la condition que les médecins et les autres professionnels de santé, en lien avec les représentants des usagers-malades, aient la volonté de négocier un nouveau compromis avec l’Assurance-maladie et l’Etat pour proposer une refondation globale du système de santé assurant l’accès de tous, et sur tout le territoire, à des soins de qualité au tarif conventionnel (sans dépassement d’honoraires), appliquant le principe du juste soin pour le patient au moindre coût pour la collectivité, et développant la prévention individuelle et collective. Le nouveau Conseil national de la refondation aurait pu en être l’occasion, mais ne semble plus d’actualité.

François Bourdillon, ancien directeur général de Santé publique France ; André Grimaldi, professeur émérite CHU Pitié-Salpêtrière ; Michka Naiditch, médecin de santé publique.

Collectif