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AlterEco - L’assurance-maladie selon François Fillon

Décembre 2016, par Info santé sécu social

Entretien avec Brigitte Dormont
Propos recueillis par Céline Mouzon

Malgré ses hésitations, le candidat LR François Fillon a tenu des discours clairs sur sa volonté de remettre en cause l’assurance-maladie obligatoire telle qu’elle existe aujourd’hui. Brigitte Dormont, économiste de la santé et professeur à Paris Dauphine revient pour AlterEcoPlus sur la signification concrète et les conséquences de telles mesures sur l’accès aux soins.

La question de la « privatisation » de la Sécurité sociale revient-elle dans le débat avec le programme de François Fillon ?
Aujourd’hui, on ne sait plus trop ce qu’il y a dans le programme santé de François Fillon ! Sur son site de campagne, il proposait de « focaliser l’assurance publique sur les affections graves ou de longue durée et l’assurance privée sur le reste ». Et dans une tribune publiée le 12 décembre dans le Figaro, il se réfère aux ordonnances de 1945 et promet que l’assurance-maladie obligatoire et universelle « continuera à couvrir les soins comme aujourd’hui ». Le rétro pédalage est net, mais il faut prendre la menace au sérieux.

Que signifie la distinction publique / privée en matière d’assurance-maladie ?

Ici, le qualificatif « publique » signifie que l’assurance-maladie instaure des mécanismes de solidarité qui dépassent la mutualisation des risques offerte par une assurance classique. Le statut de l’organisme en charge de l’assurance importe peu, ce qui compte, c’est un cahier des charges conforme à ce qu’on attend d’un service public de l’assurance-maladie : une solidarité horizontale entre malades et bien portants, et une solidarité verticale entre hauts et bas revenus.

« Il faut que l’assurance et son financement soient obligatoires. Sinon, les plus riches ont intérêt à sortir du système »

En France, comme dans d’autres pays, prévaut l’idée que la contribution au financement de l’assurance-maladie doit être à proportion du revenu, comme le sont les cotisations sociales et la contribution sociale généralisée – CSG – qui financent la Sécurité sociale. Le principe à l’œuvre est : « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins », ces besoins étant définis par le médecin qui pose le diagnostic. Le financement de la Sécurité sociale représente le même effort (en pourcentage de revenu) que l’on soit riche ou pauvre, mais en valeur absolue les plus aisés paient davantage. Pour cela, il faut que l’assurance et son financement soient obligatoires. Sinon, les plus riches ont intérêt à sortir du système et à rejoindre une assurance privée pour éviter de contribuer davantage (en valeur absolue) au financement.

Pourquoi François Fillon propose-t-il de diminuer le rôle de l’assurance publique dans la couverture des soins ?

Ses motivations peuvent être variées. Dans la ligne de son positionnement, la raison principale est de faire baisser les dépenses publiques pour diminuer le taux de prélèvements obligatoires.

La France n’a pas un niveau de dépenses publiques de santé exceptionnellement élevé

Actuellement il est clair que baisser les prélèvements obligatoires est un argument de campagne sur un large spectre du champ politique. Vouloir toucher à l’assurance-maladie est plus original. Tout cela a été énoncé avec l’idée implicite que la France a un niveau de dépenses publiques de santé exceptionnellement élevé, ce qui est une contrevérité. Dans les dernières statistiques livrées par l’OCDE, la France est au 5ème rang pour dépenses publiques de santé mesurées en % du PIB, derrière l’Allemagne, la Suède, le Danemark et les Pays-Bas, et devançant de très peu la Norvège et la Belgique (avec des différences respectives de 0,1 et 0,6 points de %). Si on prend les dépenses publiques de santé en niveau absolu, la France est au 11e rang !

Diminuer le rôle de l’assurance publique pourrait-il avoir pour effet de réduire les dépenses de santé des ménages ?

Pour les libéraux, la baisse des prélèvements obligatoires vise à redonner du pouvoir d’achat aux ménages. Et il est clair que les impôts et cotisations sociales amputent les revenus des personnes pour une consommation décidée collectivement : des services publics, ou de la protection sociale.

« Cela ne changera rien pour le pouvoir d’achat des ménages. Mais cela créera de graves inégalités d’accès à cette assurance privée »

Pour la santé, la bonne question c’est de se demander si réduire la surface de l’assurance-maladie publique augmenterait le pouvoir d’achat des ménages. Or, à moins d’espérer que les citoyens se « dé-assurent », ce que personne de sensé ne peut souhaiter, il est clair qu’il faudra qu’ils souscrivent une extension de leur assurance complémentaire pour couvrir les soins désertés par la Sécurité sociale. En moyenne, cela ne changera rien pour le pouvoir d’achat des ménages. Mais cela créera de graves inégalités d’accès à cette assurance privée aux compétences élargies.

Pourquoi un basculement vers une assurance privée ne peut-il qu’accroître les inégalités ?

Par définition, l’assurance privée est facultative, sinon, il s’agit de prélèvements obligatoires. Certes, l’accord national interprofessionnel (ANI) de janvier 2013 a rendu obligatoires les assurances complémentaires de groupe. Mais pour le reste, c’est-à-dire pour tous ceux qui ne sont pas salariés du privé comme les fonctionnaires ou les retraités, l’assurance privée complémentaire est facultative et souscrite à titre individuel.

« Les inégalités prennent leur source dans le caractère facultatif de l’assurance »

Les inégalités prennent leur source dans le caractère facultatif de l’assurance. Dans ce cadre, un assureur ne peut pas demander de cotisations proportionnelles au revenu des individus sans risquer de perdre tous ses riches affiliés, qui rejoindront des concurrents proposant une prime indépendante du revenu. Et si un règlement imposait à tous les assureurs des cotisations proportionnelles, les ménages les plus aisés pourraient toujours ne pas s’assurer et mettre de l’argent de côté pour se soigner. Il est donc quasi impossible qu’il y ait de la solidarité entre hauts et bas revenus par le biais d’une assurance facultative.

À réglementation constante, l’élargissement du champ des assurances privées augmenterait aussi les inégalités entre malades et bien portants. En France, bien que la concurrence soit encadrée par les règles du contrat solidaire, les assurances complémentaires peuvent définir des contrats qui leur permettent de cibler des publics particuliers, ce qui permet de se rapprocher d’une tarification au risque contraire à la solidarité entre malades et bien portants. Une étude récente de la Drees, le service statistique du ministère des Affaires sociales, montre que 90 % des complémentaires individuelles tarifient à l’âge.

Aujourd’hui, il y a donc déjà de grandes inégalités dans l’accès à la complémentaire. Les plus pauvres et les plus âgés paient leur complémentaire beaucoup plus cher que les autres. En moyenne, les 10 % les plus riches paient 2,7 % de leurs revenus pour avoir une complémentaire à titre individuel, tandis que les 10 % les plus pauvres, au-dessus du seuil de la couverture maladie universelle complémentaire (CMU-C), comme souvent les retraités, paient entre 8 % et 10 % de leurs revenus1.

Cela a aussi un effet sur le renoncement aux soins…

Un tiers des personnes sans assurance complémentaire renoncent à des soins pour des raisons financières. Seuls 5 % des Français ne sont pas couverts par une complémentaire, mais ils représentent une catégorie de la population qui est juste au-dessus du plafond de la CMU-C et subit de plein fouet la dégradation des conditions d’accès à une assurance complémentaire. La dégradation touche aussi des personnes assurées : au lieu de renoncer à l’assurance complémentaire, certains finissent par souscrire des contrats qui offrent une couverture dégradée, ce qui a d’ailleurs conduit le législateur à imposer récemment des garanties minimales pour les contrats solidaires.

François Fillon a aussi proposé de créer une franchise médicale universelle. Qu’est-ce que cela signifie concrètement ?

L’idée d’une franchise est très différente de celle d’un basculement de l’assurance vers le privé. Qu’est-ce qu’une franchise ? Cela signifie que ne sont pas remboursés, par exemple, les 100 premiers euros de dépenses de soins de chaque individu. L’assurance publique ne couvre pas cette dépense et les assurances privées n’ont pas le droit de la couvrir non plus2. Le but de la franchise est de freiner le recours aux soins, car il y a un coût immédiat et tangible pour le patient. Le but recherché est de gagner en efficience en limitant les dépenses inutiles, au prix d’une réduction de la solidarité entre malades et bien portants.

Responsabiliser les patients a-t-il un sens ? Ont-ils réellement des marges de manœuvre sur leurs dépenses de soins ?

C’est la question. Si la franchise ne permet pas de gagner en efficience, c’est une pure baisse de couverture. Or pour qu’elle produise de l’efficience, il faut que les patients soient responsables de leurs dépenses de soins, ce qui n’est pas évident. Certes, on décide d’aller chez le médecin, mais ensuite c’est celui-ci qui prescrit les médicaments. Quant à l’hôpital, on n’y va pas vraiment pour le plaisir.

« Les gens n’ont aucune marge de manœuvre sur leurs dépenses hospitalières »

Une expérimentation sociale très célèbre menée aux États-Unis 3 a montré que le niveau de couverture ne change rien à la consommation de soins hospitaliers. Les gens n’ont aucune marge de manœuvre sur leurs dépenses hospitalières. Dans ce cas, les franchises se réduisent à une baisse de couverture. C’est pourquoi non seulement, il ne faut pas mettre de franchise à l’hôpital, mais il faudrait supprimer les co-paiements actuels4.

Quant aux soins de ville, cette même étude montre que réduire la couverture en instaurant des co-paiements limite le recours aux soins. Faut-il pour autant introduire une participation financière des patients aux soins de ville ? Sachant que le système français est peu performant en matière d’inégalités sociales de santé, on peut s’opposer à une franchise en arguant du fait qu’elle constituerait un obstacle à l’entrée dans le système de soins pour les personnes à bas revenus, dont on sait qu’elles retardent leur premier contact avec les médecins, alors qu’elles ont un niveau de santé plutôt inférieur au reste de la population. C’est cet argument qui a conduit au rejet des co-paiements au Danemark et qui fait que la santé est gratuite au Royaume-Uni.

1. Voir L’accessibilité financière à la complémentaire santé en France : les résultats de l’enquête Budget de famille 2006 », Économie et Statistique, n° 450, juin 2012.
2. Aujourd’hui en France, contrairement à ce que suggère le terme utilisé couramment, il n’y a pas de franchise, seulement des co-paiements, c’est-à-dire une participation financière du patient proportionnelle au coût des soins. Il s’agit principalement des tickets modérateurs de 30 et 20 % prévus pour les soins de ville et certains séjours hospitaliers. Ces tickets modérateurs peuvent être couverts par les assurances complémentaires.
3. Voir Aron-Dine A., L. Einav et A. Finkelstein (2013) : « The RAND Health Insurance Experiment, Three Decades Later », Journal of Economic Perspectives, vol. 27, n° 1, pp. 197-222.
4. Voir Dormont B., P-Y. Geoffard et J. Tirole (2014) : « Refonder l’assurance maladie », Note du CAE, n° 12, avril 2014.

Céline Mouzon