Industrie pharmaceutique

Libération - Pénurie de vaccins, le diagnostic flou des laboratoires

Mai 2017, par Info santé sécu social

Par Eric Favereau — 16 mai 2017

Depuis plusieurs mois, les injections simples contre le BCG, la coqueluche ou l’hépatite B sont en rupture de stock. Pour l’expliquer, les entreprises pharmaceutiques avancent des arguments peu convaincants.

Pénurie de vaccins, le diagnostic flou des laboratoires

La réponse fuse : « Non, on n’a pas de vaccin contre le BCG. » « Et le vaccin contre le virus de l’hépatite B ? » insiste le client. « Non plus, rupture de stock. » « Bon, ben alors le vaccin contre la coqueluche ? » « Seul, non. Mais on l’a en hexavalent, c’est-à-dire avec cinq autres vaccins. » Dialogue bien réel ces jours-ci dans une pharmacie au cœur de Paris. Et stupeur du client. Que se passe-t-il ? Y aurait-il quelque chose de détraqué dans le monde des industriels du vaccin ? Comment se fait-il que, depuis des mois, des vaccins de base, essentiels et indispensables, se retrouvent en rupture de stock et que, par exemple, des professionnels de santé qui ont l’obligation de se faire vacciner contre l’hépatite B ne puissent pas recevoir la dernière injection ?

Cette situation, totalement inédite par son ampleur et sa durée, pose une multitude de questions sur la stratégie des grands laboratoires. « Ils disent œuvrer pour la santé publique, et là, ils laissent démunis des milliers de patients », réagissent des observateurs du monde médical. « Ils savent être des filous », surenchérit un proche de la ministre de la Santé. Les industriels répondent, eux, fermement : « Mais quel intérêt aurait-on à jouer cette rupture de stock ? A un moment où la vaccination traverse des zones de turbulence, c’est très mauvais pour notre image. » Qu’en est-il alors ? Comment les laboratoires justifient-ils cette pénurie dans l’offre de vaccins, unique dans l’histoire de la santé publique ?

Explication n°1 : une production longue et complexe

Première explication, ce serait la faute aux… vaccins. C’est en tout cas l’argument massue que répètent à l’unisson les fabricants, en l’occurrence GlaxoSmithKline (GSK) et Sanofi, deux des plus importants producteurs au monde : fabriquer un vaccin n’est pas simple, et ce n’est pas comme fabriquer un médicament, car le vaccin est un produit biologique, c’est-à-dire vivant, et non chimique. Et, de ce fait, il est beaucoup plus instable, tributaire des aléas de la production. Par exemple, le vaccin contre la coqueluche est un vaccin dit acellulaire, utilisant quelques parties de la bactérie responsable de la maladie, plutôt que l’ensemble du germe tué.

« La question des ruptures de stock est systémique, elle a toujours existé, développe Christelle Chave, porte-parole de Sanofi. Systémique, car cela tient au produit vaccin. C’est une production qui est longue, de six mois jusqu’à trente-six mois pour les combinaisons. Ainsi les vaccins disponibles en 2017 ont commencé à être produits en 2014. » En somme, quand il y a un manque de vaccins, on ne peut pas y répondre du jour au lendemain.

Cette responsable de Sanofi poursuit : « On travaille aussi avec une matière première, il n’est pas rare qu’il y ait un rejet de cette matière première, avec des imperfections. Nous avons un taux de rejet qui peut être élevé, et si ce rejet intervient au bout de deux ans, ce sont des lots entiers qui sont perdus et il faut tout reprendre depuis le début. » Jean-François Lecoq, secrétaire général de GSK, ne dit pas autre chose : « Les vaccins étant des produits biologiques, leur production est longue, complexe, et nécessite des contrôles très stricts à chaque étape du processus. La mise à disposition d’un vaccin prend en moyenne de un à trois ans, et environ 70 % du temps est consacré à des contrôles de qualité. » Christelle Chave renchérit : « Dans un vaccin hexavalent, c’est-à-dire qui protège contre six maladies, il n’y a pas que les six antigènes à produire, il y a une complexité d’ensemble. Il y a 50 étapes de production, 223 méthodes analytiques, c’est-à-dire une méthode qui sera enregistrée dans le processus. On compte 1 277 tests pour un seul vaccin. » Bref, ce n’est pas simple.

Mais cela suffit-il à expliquer ces blocages ? Dans le cas de la prévention de l’hépatite B, à l’automne 2016, le laboratoire GSK, qui produit le vaccin Engerix B20, a rencontré « un problème technique » dans son usine belge. Le site a dû stopper sa production plusieurs mois. Que s’est-il passé précisément ? Jean-Louis Lecoq, secrétaire général de GSK, reste vague : « Le problème est survenu lors de la phase d’élaboration d’un antigène de l’hépatite. Tout a été bloqué. Tous les vaccins qui contenaient une valence [partie du vaccin correspondant à un germe, ndlr] de l’hépatite B ont été, de fait, stoppés. » S’en est suivie une cascade de réactions. « Cela ne s’est jamais produit depuis quarante ans avec une telle ampleur. On a depuis tout analysé pour essayer d’y remédier. Et le temps de tout remettre en route, cela a pris de longs mois. »

GSK n’a prévenu les autorités sanitaires qu’en janvier 2017. Et celles-ci ont dû taper du poing sur la table pour que laboratoire livre quelques milliers de lots en France. Car GSK fournit 80 % des vaccins adultes contre l’hépatite B dans notre pays. « Le site reprend de façon progressive », insiste GSK.

Explication n°2 : une hausse de la demande mondiale

Quid du vaccin contre la coqueluche, lui aussi en tension maximum ? Un autre argument est mis en avant : « Il y a eu des problèmes de production, mais il y a surtout une demande mondiale qui peut s’accroître fortement », évoque le porte-parole de GSK. Mais tout cela ne se prévoit-il pas ? « Nous avons fait des investissements mondiaux énormes, qui se chiffrent par milliards d’euros. On a investi sur un site en Belgique pour plus de 800 millions d’euros. Mais il y a un délai entre le moment où on décide l’investissement, et le moment où cela marche. »

Pour la directrice générale adjointe de l’Agence nationale de sécurité des médicaments (ANSM), tous les vaccins ne sont pas dans la même situation. « Sur les vaccins avec une valence coqueluche il y a eu, c’est vrai, une augmentation mondiale de la demande, et le temps que le laboratoire se mette en capacité, cela a pris et prend encore du temps, donc on a eu et on a des années tendues. »

Pour autant, le vaccin hexavalent, qui a une valence coqueluche, lui, n’a jamais été en pénurie. Il est recommandé par l’OMS, et les firmes l’ont manifestement privilégié. Mais, pour les autres formes combinées, il y a eu des manques comme sur la forme tétravalente (diphtérie, tétanos, polio, coqueluche) ou pentavalente (diphtérie, tétanos, polio, coqueluche, HIB, hépatite B). De fait, ce sont des choix des labos de privilégier telle combinaison de vaccins, plutôt que telle autre. En France, les difficultés sur les vaccins contenant la coqueluche vont durer au minimum deux ans, et on ne devrait revenir à une situation quasi normale qu’en 2018. « On ne comprend pas pourquoi, pour le vaccin contre la coqueluche, les industriels ont privilégié l’hexavalent », s’interroge toujours la directrice de l’ANSM.

Explication n°3 : trop de réglementation

Enfin, aux yeux des firmes, il y aurait le poids de la réglementation qui fixe le cadre de la commercialisation, et interdirait toute souplesse. « En Europe, il y a 27 calendriers de vaccination différents, avec des présentations variées selon chaque pays, détaille Christelle Chave, de Sanofi. Or, quand on a un manque de produits vaccinaux comme en Espagne, on ne peut pas utiliser d’autres versions vaccinales, car ce n’est pas le même packaging. L’harmonisation des packagings, voilà des questions essentielles pour répondre à la pénurie des vaccins. »

Dans le cas de l’hépatite B, il y a pourtant d’autres labos qui produisent ledit vaccin, mais voilà, ils ne veulent pas le commercialiser en France, pour des raisons manifestement financières. « Dans ce cas-là, on ne peut rien faire, c’est à la disposition du laboratoire de venir, on ne peut ni obliger ni commercialiser », note l’Agence du médicament.

« Je reste sceptique sur les arguments des grandes firmes, souligne le professeur Bernard Bégaud, pharmacologue. Ce qui me frappe, c’est pourquoi ces grands groupes ne se donnent pas les moyens d’éviter ces ruptures ? Ils font des choix industriels risqués : concentrer toute la production dans une usine au Burkina et une autre au Bénin n’est pas sans danger. J’observe que, sur les chaînes de production des médicaments qui leur rapportent beaucoup d’argent, ils ne prennent pas de risques. Pour les vaccins, ils semblent plus légers, ils évoquent la fatalité, et ils laissent courir. »

Mais la difficulté de produire un vaccin, n’est-ce pas une explication ? « Sur le vaccin contre le papillomavirus, qui est très cher, il n’y a bizarrement pas de rupture de stock. Sur la production d’hormones non plus. »

Et la hausse de la demande mondiale ? « Attendez, les grandes firmes ne sont pas des amatrices, elles ont des bureaux d’études qui travaillent sur l’offre avec beaucoup de talent, et là elles ne sauraient pas faire les bonnes prévisions ? Je ne vois des ruptures de stock que sur des vaccins très classiques. Bizarre, non ? S’il y avait à la clé des menaces de procès, je parie qu’il y aurait moins d’incidents de production. » Et le pharmacologue de lancer cette hypothèse : « Si les grandes firmes se disaient que le marché du vaccin leur est stratégique, voire essentiel, alors il n’y aurait pas de problème. »

« Cette situation de ne pas pouvoir livrer nous est préjudiciable. Nous le regrettons sincèrement, et c’est très insatisfaisant », se défend le secrétaire général de GSK, qui peine quand même à convaincre.

Eric Favereau