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Le Monde.fr : Outre-Atlantique, l’ubérisation s’étend à la protection sociale

Juin 2017, par infosecusanté

Outre-Atlantique, l’ubérisation s’étend à la protection sociale

Aux Etats-Unis et au Canada, pour pouvoir régler des frais de santé astronomiques, des patients se tournent vers les plates-formes de financement participatif. Une solution moins égalitaire qu’il n’y paraît.

LE MONDE IDEES

22.06.2017

Par Damien Leloup

Lisa, 36 ans, trois enfants, qui souffre d’un cancer incurable, a pu lever plus de 50 000 livres sterling (57 200 euros) pour payer des soins et la garde de ses enfants pendant qu’elle est à l’hôpital. Brian a besoin de 14 000 dollars (12 500 euros) pour rapatrier sa mère aux Etats-Unis dans un avion médicalisé. Ty, professeur de fitness, a presque collecté les 30 000 dollars (26 800 euros) nécessaires pour régler sa facture d’hôpital, après un accident de la route. Greta, 4 ans, est atteinte d’une forme rarissime de cancer ; ses parents voudraient rassembler 500 000 dollars canadiens (336 000 euros) pour financer des soins expérimentaux à Cincinnati, aux Etats-Unis.

Sur la plate-forme de financement participatif GoFundMe, on trouve en deux clics des centaines de milliers d’annonces de ce type – une recherche sur le terme « cancer » donne plus de 430 000 résultats. Américains, Canadiens ou Britanniques pour la plupart, ces malades et accidentés, leurs parents ou leurs proches espèrent collecter en général entre 5 000 et 50 000 euros.

Ce n’est pas un hasard : sur GoFundMe comme sur la dizaine de plates-formes concurrentes, près de la moitié des sommes récoltées servent à financer des soins médicaux. « Nous sommes un filet de sécurité numérique », résumait en février le PDG de GoFundMe, Rob Solomon, évoquant le rôle de son entreprise dans l’aide aux victimes de catastrophes naturelles. Les collectes pour des soins ont « aidé à installer GoFundMe dans le paysage », explique-t-il. Car, même pour des Américains de la classe moyenne, le coût des soins peut ruiner une famille en quelques semaines. Lorsque survient un cancer ou un accident grave, l’appel à la générosité est souvent la seule solution. Sans même parler des millions d’Américains sans assurance-maladie.

Inégalités sociales accrues

Les plates-formes de financement participatif agiraient-elles donc comme une main invisible du marché de la santé, permettant de corriger en partie les inégalités les plus flagrantes ? En 2014, une étude de l’université du Minnesota estimait que le financement participatif avait fait baisser de 4 % les faillites personnelles liées à des factures de soins et qu’il « pouvait constituer une mesure d’urgence efficace pour couvrir les frais médicaux ». Mais des travaux plus récents montrent que ces plates-formes, bien que chacun puisse y accéder ­ – elles se financent par une commission sur les dons –, se révèlent très inégalitaires.

Une étude de l’université de Washington, publiée en février, révèle ainsi que seuls 10 % des campagnes de financement de soins atteignent leurs objectifs : en moyenne, elles ne récoltent que 40 % de la somme espérée. Or, en se penchant sur les critères qui font la réussite ou l’échec d’une campagne, les chercheurs ont découvert que les plus payantes étaient celles dont les auteurs « ont des connaissances médicales et sur le fonctionnement des médias en ligne ».

Le financement participatif, ajoutent-ils, « risque d’accroître les inégalités sociales et médicales en promouvant des formes de charité individuelles dont l’efficacité dépend de leur capacité, inéquitablement distribuée au sein de la population, à prouver qu’ils sont méritants ». Une ubérisation de la protection sociale, avec ses belles histoires et ses cas tragiques, qui met tout un chacun dans la peau d’un Bon Samaritain. A la différence près que, contrairement à celui de la parabole biblique, le donateur est libre de conserver ses préjugés et de décider quel malade est le plus méritant.