Industrie pharmaceutique

Levothyrox : l’agence de sécurité du médicament admet un défaut d’anticipation

Décembre 2017, par infosecusanté

Levothyrox : l’agence de sécurité du médicament admet un défaut d’anticipation

Pour tirer les leçons de l’affaire, le ministère de la santé a lancé une mission d’information sur les médicaments.

LE MONDE

07.12.2017

Par Chloé Hecketsweiler et Pascale Santi

Crise sanitaire, crise médiatique, crise d’information. Selon l’interlocuteur, les mots varient pour qualifier l’affaire du Levothyrox, qui suscite e n tout cas de vifs débats. Depuis le changement, fin mars, de la formule du Levothyrox – destiné à soigner l’hypothyroïdie –, des milliers de patients ont fait part d’effets indésirables, sur les 3 millions qui en prennent. Une pétition demandant le retour à l’ancienne formule a été signée par 312 000 personnes. Pour beaucoup, il y aura un avant et un après Levothyrox. Et pour l’Agence nationale de sécurité du médicament en premier lieu.

Un exemple s’il en faut ? Dominique Martin lui-même, son directeur général, raconte l’histoire d’une voisine d’un village des Ardennes, qui ne veut pas de la nouvelle formule, a acheté l’ancienne version du médicament de Merck lors de ses vacances en Espagne, et la complète avec 25 mg d’une autre spécialité. « Elle fait sa soupe », constate-t-il. Alors qu’une mission « information et médicament », a été lancée le 4 décembre par le gouvernement et devra rendre ses travaux en mai, il reconnaît aujourd’hui outre un problème d’information, un défaut d’anticipation de l’agence dans cette « affaire ».

Sous-équipée

Rétrospectivement, l’ANSM estime que « l’information n’a pas fonctionné » malgré les 400 000 lettres envoyées aux professionnels de santé entre février et avril. « Ce modèle classique est obsolète, et n’a pas atteint les patients », concède Dominique Martin. « Les lacunes de l’information des professionnels de santé en cas d’alerte s’étaient déjà posée, lors d’un conseil à l’ANSM, mi 2016 », rappelle Alain-Michel Ceretti, président de France Assos Santé. Une formule nouvelle et moderne pourrait aboutir à une application ANSM pour smartphone, avec une version pour les professionnels de santé et une pour le grand public. « Cela avait été évoqué en 2016 mais mis de côté pour des raisons budgétaires », regrette cet expert.

Pour prendre le pouls des réseaux sociaux, l’ANSM était là aussi sous-équipée avec une seule personne pour la veille numérique. « Il faut que l’ANSM puisse apporter des réponses, notamment sur les réseaux sociaux », note Rose-Marie Tunier, directrice de la communication de l’agence, qui sera chargée d’une nouvelle structure dédiée au numérique.

« Il n’y a pas eu suffisamment d’exploration de ce qui s’est passé ailleurs », Dominique Martin

Prise de court par le mécontentement d’une partie des patients, l’ANSM admet aussi un manque d’anticipation. Cette situation est en effet loin d’être inédite. La FDA, l’Agence américaine du médicament, a décidé en 2007 de modifier la formule de toutes les levothyroxines afin de garantir leur stabilité dans le temps. D’autres pays, dont la Nouvelle-Zélande, le Danemark et Israël sont également passés par là lorsque le laboratoire britannique GlaxoSmithkline a changé la formule de son Eltroxin. « Il n’y a pas eu suffisamment d’exploration de ce qui s’est passé ailleurs », admet Dominique Martin.

Aucun chiffrage réalisé

Le lancement, en 2009, d’un générique du Levothyrox par le laboratoire Biogaran était un autre cas d’école. Quelques mois seulement après son introduction, l’agence avait reçu des signalements d’effets indésirables, et dès mai 2010 avait recommandé aux médecins de surveiller de près les « patients à risques ». Résultat : les médecins avaient cessé de prescrire le générique, ajoutant la mention « non substituable » sur les ordonnances de Levothyrox. Avec la nouvelle formule, « on avait anticipé des déséquilibres pour certains patients », admet Dominique Martin. Aucun chiffrage n’a toutefois été réalisé.

A ce moment-là, le Levothyrox était le seul traitement disponible en pharmacie. Pourquoi ne pas avoir importé dès le début de 2017 d’autres médicaments, au cas où ? Pour l’agence, le Levothyrox convient en théorie à tout le monde. Elle rappelle que la situation de monopole découle du fait que les médecins français n’ont jamais prescrit les génériques, contrairement à leurs pairs européens. La décision de faire venir d’autres fabricants a finalement été prise pour répondre à la demande des patients.

Aujourd’hui, le retour à l’ancienne formule est définitivement écarté. Après avoir importé 200 000 boîtes en octobre et demandé à Merck d’en fournir 200 000 de plus d’ici à la fin de l’année, Dominique Martin rappelle qu’« à un moment il n’y aura plus d’ancienne formule nulle part dans le monde ». Les boîtes de l’ancien Levothyrox - commercialisée sous le nom d’Euthyrox pour éviter toute confusion - proviennent du stock de l’usine allemande du groupe. Cette usine n’a pas de ligne spécifique pour le Levothyrox, qui est produit à certaines périodes de l’année seulement. Quatre mois sont nécessaires pour le fabriquer. Le groupe travaille par ailleurs avec un sous-traitant en France, Patheon, mais « cette usine n’approvisionne que le marché italien avec un médicament légèrement différent de celui commercialisé en France », indique Thierry Hulot qui dirige Merck en France. Il n’est donc pas adapté aux patients français.

Nombre de déclarations inédit

Dans ce dossier, l’ANSM a aussi été déstabilisée par son propre dispositif de pharmaco-vigilance qui a été amélioré cette année. Depuis le 13 mars, il permet aux patients d’effectuer eux-mêmes la déclaration. Avant ce n’était que les professionnels de santé. Si les effets indésirables signalés concernent moins de 1 % des personnes sous traitement, le nombre de déclarations est inédit. A ce jour, plus de 25 000 effets indésirables ont été déclarés sur ce portail des vigilances.

« Aucun lien ne peut être établi, aucun élément ne permet de dire que la nouvelle formule est toxique. Si on avait le moindre doute, on aurait pris des mesures », Dominique Martin

L’ensemble de ces cas sont centralisés au Centre régional de pharmacovigilance (CRPV) de Rennes. Parmi ces déclarations, quatorze décès ont été déclarés, leurs familles les imputant au Levothyrox. Mais « aucun lien ne peut être établi, aucun élément ne permet de dire que la nouvelle formule est toxique. Si on avait le moindre doute, on aurait pris des mesures », souligne Dominique Martin, en rappelant que l’ANSM a déjà suspendu des médicaments après seulement quelques signalements.

Pour expliquer l’ampleur du phénomène, qui a aussi pris une nouvelle tournure judiciaire, une partie de la communauté médicale évoque l’effet nocebo - inverse du placebo - selon lequel le fait de connaître les effets secondaires du médicament accroît le risque d’en être victime. « L’effet de panique a sans doute accentué les troubles, mais cela n’explique pas tout puisque certains patients ne savaient pas que la formule avait changé », insiste Beate Bartès, présidente de l’association Vivre sans thyroïde. Dans certains cas en effet, ni le pharmacien ni le médecin ne les avaient informés.

Selon l’ANSM, qui cite une étude publiée en 2016, « près de 15 % des patients sous traitement présentent des troubles au cours de l’année ». Les saisons, l’alimentation, les interactions avec d’autres médicaments sont autant de source de variations. Une enquête de pharmaco-épidémiologie a été lancée afin d’évaluer l’impact de la nouvelle formule sur l’ensemble des patients. Elle devrait être bouclée en janvier 2018.

Si quatre alternatives à la nouvelle formule ont été rendues disponibles sous la pression des malades, elles ne sont pas facilement accessibles dans toutes les pharmacies, regrettent certains patients.

Trop prescrit ?

Avec plus de 35 millions de boîtes vendues en 2016, les ventes de Levothyrox ont été multipliées par plus de neuf depuis 1990. Trois millions de personnes – dont 85% de femmes – prennent de la lévothyroxine. Environ un tiers a démarré le traitement sans dosage de la TSH, selon un document de l’Assurance-maladie. Selon des endocrinologues, environ un tiers n’aurait pas l’absolue nécessité de prendre cette hormone de substitution.