Les Ehpads et le grand âge

Ehpad, le grand désarroi des familles

Décembre 2017, par infosecusanté

Ehpad, le grand désarroi des familles

Manque de personnel, soins insuffisants… Les établissements pour personnes âgées ne sont plus adaptés à l’âge et à l’état de santé dégradé des personnes accueillies.

LE MONDE

06.12.2017

Par Gaëlle Dupont

Quand il va à la maison de retraite, François (certains prénoms ont été modifiés) sait où il va trouver sa mère : devant la télé. Aujourd’hui, elle est quasiment allongée dans son fauteuil roulant, au milieu d’une dizaine de résidents installés devant l’écran. Comme elle, ils somnolent ou regardent ailleurs. A chaque visite, François se pose la même question : « Est-ce qu’elle va me reconnaître ? » Quelques minutes après son arrivée, les yeux bleus de la vieille dame s’éclairent. Elle sourit, elle l’a reconnu.

A 89 ans, Catherine ne parle plus, ne marche plus. Cela fait bientôt quatre ans qu’elle vit dans un Etablissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) de la région parisienne. Quatre ans passés en grande partie dans sa chambre de 17 mètres carrés : un lit médicalisé, du lino au sol, des murs nus égayés de quelques photos de famille. Un jour, Catherine a jeté son mouchoir dehors. La fenêtre a été condamnée.

Quand elle marchait encore, elle menaçait le personnel avec sa canne. L’objet a été confisqué. Le placard était sans cesse dérangé. Il est désormais fermé à clé. La porte de la chambre reste en revanche toujours ouverte. Tout cela met François en fureur. « Ce n’est pas une enfant quand même !, s’énerve-t-il. Ici, ça devrait être un substitut du domicile. Mais les gens ne sont pas vraiment chez eux. »

Les familles de résidents en Ehpad se rangent en trois catégories : les impliqués, les effacés et ceux qui ne viennent pas. François appartient à la première catégorie. Elle n’est pas nombreuse. Alors que les syndicats de salariés et les directeurs de maison de retraite ont dénoncé le 19 octobre des conditions de travail mettant en péril « la dignité et la sécurité » des patients, les résidents et leur famille ne se font pas entendre. « Les familles ont peur que leur parent ait des difficultés dans l’établissement si elles s’expriment, explique Claudette Brialix, vice-présidente de la Fédération nationale des associations et amis de personnes âgées – qui rassemble 35 associations locales de résidents, et de familles de résidents en Ehpad. C’est l’omerta. »

Unsilence qui découle aussi d’un « fort sentiment de culpabilité », selonJacques Rastoul, animateur du réseau des élus des conseils de vie sociale (CVS) de l’Essonne, des instances composées de représentants des résidents, des familles et du personnel présentes dans chaque établissement. « Ce n’est jamais de gaieté de cœur que le choix de l’Ehpad est fait, poursuit M. Rastoul. Souvent l’établissement est choisi par défaut, dans la précipitation. A la maison, les familles géraient tout. Quand elles perdent cette maîtrise, elles sont à la fois soulagées et perturbées. »

« Il faut tout surveiller »

Les CVS devraient être des lieux de dialogue privilégiés, mais leur fonctionnement est inégal, à la fois parce que certaines directions ne jouent pas le jeu, et que trop de familles ne se mobilisent pas. « Il n’y a pas de culture de l’échange, du partenariat, regrette François. On vous dit : “Voilà le projet de vie pour votre parent, signez en bas.” »

Le ton des témoins sollicités par Le Monde, qui ont tous requis l’anonymat, oscille entre exaspération et résignation. « Il y a des choses choquantes, s’agace Gérard, dont la belle-mère vit dans un Ehpad public de la région parisienne. Des erreurs dans la distribution des médicaments, des résidents oubliés dans leur chambre au moment des repas. »« Il faut tout surveiller, rapporte Alain, lui aussi à propos de sa belle-mère, prise en charge dans une structure privée. Après un diagnostic d’otite, les médicaments ne lui ont été donnés que cinq jours plus tard. » Jacques regrette une « communication très difficile sur l’évolution des pathologies », dans l’Ehpad du Nord (privé), où sa femme a vécu six ans.

Ils énumèrent les contrariétés qui s’accumulent : une sonnette pas à portée de main, un appareil auditif laissé dans le tiroir, des lunettes toujours sales. Sans oublier les tracas du quotidien : le linge qui est un souci constant (il disparaît ou revient abîmé du nettoyage), la nourriture, souvent critiquée, les plantes qui racornissent, les décorations de Noël qui se volatilisent…

Mais, ce qui préoccupe le plus les familles, c’est le vide. Le vide des heures qui s’étirent, au cours d’interminables journées où leurs proches sont livrés à eux-mêmes, avec pour seule interaction quinze minutes de soins en moyenne chaque jour, et les repas.Il est 11 heures du matin quand Sylvie vient rendre visite à sa mère, mais Marguerite, 87 ans, est déjà installée à la table du déjeuner. Atteinte de la maladie d’Alzheimer, elle serre dans sa main une girafe en peluche, gratifiant sa fille de sourires et de baisers. Sylvie remarque une marque sombre sur la tête de sa mère. « On ne me dira pas d’où ça vient… », soupire-t-elle.

« Rien n’existe en dehors des soins »

Tandis que la télé diffuse les tubes de l’année 1988, des patients somnolent. Une dame parle seule en sourdine. Une autre déclame au contraire sans discontinuer, agrippant le bras d’une aide-soignante, qui ne sait comment desserrer cet étau : « Que dans la maison… où je ne pouvais pas… y retourner… que par des meubles… de ma génération… » A midi, Marguerite est servie : blanquette de veau haricots verts, le tout mixé. Elle apprécie.

Sylvie aide sa mère à manger, ainsi que sa voisine de table, qui régulièrement interroge : « Aujourd’hui ? Demain à 16 heures ? » Le personnel va d’une table à l’autre, aide ceux qui en ont besoin, mais certains attendent. Marguerite passera l’après-midi à la même place. « Si elle se bat avec sa voisine, ils en coucheront une, prévoit Sylvie. La vie s’est arrêtée pour toutes ces personnes le jour où elles sont entrées ici. Elles sombrent. » Le frère et la sœur de Sylvie ne viennent plus : « Pour eux, c’est comme si c’était déjà fini. »

Ces résidents ne ressemblent plus à ceux des maisons de retraite d’antan, qui étaient plus jeunes et avaient choisi ce mode de vie. Aujourd’hui, les nouveaux entrants arrivent âgés en moyenne de 85 ans, atteints de handicaps physiques et de pathologies psychiques de plus en plus importants. Le constat est unanime : le personnel n’est ni assez nombreux ni assez préparé pour faire face. Ce qui débouche sur ce que Jacques Rastoul appelle une « maltraitance organisationnelle inconsciente ». Cela malgré des tarifs élevés pour les résidents et leur famille (de 1 800 euros au plus bas à 5 000 euros par mois voire plus). Le statut de l’établissement (public, privé, ou associatif) peut avoir un impact sur le standing des établissements mais ne modifie pas sensiblement le taux d’encadrement.

Les familles ne mettent pas en cause des employés et des directions qu’ils savent débordés. « Certains sont adorables, dit Sylvie. Il faudrait leur décerner des médailles. » D’autres ne sont « pas compatissants », selon Gérard. Les proches se plaignent surtout du turnover très important et du manque de formation. « Rien n’existe en dehors des soins, relève ­Jacques. La stimulation est très faible, la communication non verbale pas prise en compte. Au Québec ou dans le nord de l’Europe, ils travaillent le toucher, la gestuelle, la lecture, la thérapie avec les animaux, la musique… »

« L’organisation est inadaptée aux personnes reçues, résume la députée (LRM) ­Monique Iborra, qui a lancé mercredi 6 décembre une mission d’information parlementaire sur les Ehpad. Pascal Champvert, président de l’Association des directeurs au service des personnes âgées, estime qu’il faudrait de 4 à 5 milliards d’euros supplémentaires par an, en plus des 21 mobilisés aujourd’hui, pour améliorer la prise en charge des personnes en perte d’autonomie et diminuer les prix pour les familles, à la fois en Ehpad et à domicile.

Mais il sait la difficulté qu’il y a à mobiliser la société et les pouvoirs publics sur le sujet. « Tout ce qui concerne les vieux est dévalorisé », lance-t-il. Pourtant, selon les projections de l’Insee, 13,7 millions de personnes seront âgées de 75 ans ou plus en 2070, soit deux fois plus qu’en 2013. Le nombre de personnes de 85 ans ou plus pourrait de son côté presque quadrupler, passant de 1,8 million à 6,3 millions sur la même période. « Les personnes âgées ne sont pas considérées comme un investissement d’avenir, constate ­Monique Iborra. Les gens ne se projettent pas. Pourtant, c’est une question de calendrier, nous sommes tous susceptibles d’y aller ! »

Une mission d’information parlementaire sur les Ehpad

La députée (LRM) de Haute-Garonne Monique Iborra devait lancer mercredi 6 décembre les travaux d’une mission d’information parlementaire sur les Ehpad. Dans un rapport publié mi-septembre après une mission « flash », elle relevait des conditions de travail « particulièrement préoccupantes tant d’un point de vue physique que psychologique » en particulier pour les aides-soignantes, un taux d’absentéisme moyen de 10 %, un taux d’accident du travail de deux fois supérieur à la moyenne nationale, une médicalisation des établissements « insuffisante ». L’objectif de la mission d’information, dont les travaux doivent aboutir en février 2018, est notamment de définir un taux minimal d’encadrement en Ehpad. La moyenne est aujourd’hui de 6 personnels pour 10 résidents. Les directeurs d’Ephad en réclament 8 pour 10, les syndicats de salariés 10 pour 10.