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Médiapart - Dans les Hauts-de-Seine, l’effondrement d’un hôpital

Juillet 2018, par Info santé sécu social

24 JUILLET 2018 PAR ANTOINE PERRAUD

À Villeneuve-la-Garenne, commune la plus pauvre des Hauts-de-Seine, un établissement hospitalier, l’hôpital Nord 92, se meurt. Retour sur un effondrement symptomatique, sur lequel Mediapart enquête depuis plus d’un an et qui illustre la gabegie et le reniement de la politique de santé publique censée résorber les déserts médicaux.

Patiente elle est. Aux deux sens du terme : cliente, comme il se dit désormais dans l’univers médical, mais également stoïque. Amaigrie, résignée, elle est venue, en cette mi-juillet 2018, au service des consultations externes et non programmées – « sans rendez-vous », disent les habitués – de l’hôpital Nord 92 de Villeneuve-la-Garenne. « C’est pour mon injection mensuelle, explique-t-elle. J’ai d’abord téléphoné pour savoir si le service était encore en activité. On nous annonce, depuis le début de l’année, sa fermeture prochaine. »

Se tournant vers l’infirmière d’accueil, la patiente soupire : « Le jour où vous n’existerez plus, je ne sais pas comment je ferai. Il paraît que l’hôpital va devenir une maison de retraite ? » L’infirmière dément sans conviction : « Il ne faut pas croire toutes les rumeurs qui circulent. » La patiente murmure : « Je le tiens de mon mari, qui l’a entendu ici, de la bouche d’un médecin. »

Rien ne va plus et chacun fait ses jeux à l’hôpital Nord 92. Depuis près de deux ans que Mediapart observe la situation et recueille des témoignages (lire la Boîte noire en pied d’article), la souffrance au travail empire. La peur de perdre son emploi paralyse le personnel, mais un phénomène plus inquiétant est advenu voilà quelques mois : « On plaint ceux qui restent », déclarent les salariés licenciés.

Pour éprouver ce sentiment d’abandon, il faut se rendre à Villeneuve-la-Garenne, la plus orientale et la plus pauvre des communes du très riche département des Hauts-de-Seine. Coincée dans une boucle du fleuve, à la limite du 93 (Seine-Saint-Denis), cette zone qui abritait des bidonvilles s’étendant jusqu’à Nanterre voilà encore un demi-siècle, fut lotie en catastrophe après l’appel de l’abbé Pierre en 1954, puis en 1962 avec les « rapatriés d’Algérie ». Aujourd’hui, la mairie avoue ne pas connaître le nombre exact d’habitants (près de 25 000 officiellement), tant les résidents clandestins trouveraient là une base arrière, dans le prolongement de l’aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle puis de la Seine-Saint-Denis.

Le premier magistrat de Villeneuve-la-Garenne, Alain-Bernard Boulanger, 75 ans, s’avère d’une espèce en voie de disparition, dans son costume croisé digne des débuts de la Ve République. Anglophile, admirateur de Churchill, fin connaisseur de pans passionnants de la littérature d’outre-Manche (Trollope ainsi que le groupe de Bloomsbury), féru d’écrivains catholiques français (Claudel, Mauriac, Bernanos, mais aussi Henri Queffélec avec lequel il entretint une correspondance), on l’imagine mal issu d’un département longtemps tenu par Charles Pasqua et Nicolas Sarkozy…

« J’habite ici depuis 1840 », aime à dire en souriant M. Boulanger, évoquant la demeure familiale donnant sur la Seine et peinte par Sisley. Qu’est-elle devenue ? « Elle a été rasée par mon prédécesseur », coupe court l’édile, à propos de Roger Prévot, maire de 1953 à 1999, mort durant sa mandature après avoir été réélu pour la septième fois consécutive en 1995 et dont Alain-Bernard Boulanger était le premier adjoint avant de prendre la suite. L’affaire se laisse entrevoir romanesque. En cette boucle de la Seine, on pressent des tensions voire des haines recuites dignes de l’Aquitaine mauriacienne. Mais nous sommes à l’hôtel de ville pour enquêter sur la piètre situation de l’hôpital Nord 92 et non pour tourner un documentaire au sujet d’une étrange butte-témoin politique : ce soi-disant gaulliste social voire démocrate-chrétien, Alain-Bernard Boulanger…

Un médecin nous avait prévenu : « Il est devenu difficile de distinguer le vrai du faux tellement la désinformation bat son plein depuis des mois et même des années. M’est avis que le premier responsable de cette catastrophe en chaîne concernant l’hôpital Nord 92 n’est autre que le maire de Villeneuve-la-Garenne. Il a engagé sa municipalité, garante d’un emprunt pharaonique [voir plus bas dans l’article – ndlr], avant de se désengager dans les pires conditions, au point de vendre l’hôpital pour un euro symbolique à un groupe privé. »

L’ancien député (PS) de la circonscription, rencontré en mars 2017 à l’Assemblée nationale, avant qu’il n’en fût congédié (non par la vague macronienne mais par la candidate communiste), Alexis Bachelay, faisait également endosser la responsabilité de la situation à Alain-Bernard Boulanger. Présenté comme décidant de tout, mais en organisant son irresponsabilité pour fuir les conséquences fâcheuses de ses actes. Tout en accusant son opposition de gauche d’aggraver les problèmes en les évoquant, « pour des raisons strictement politiciennes et d’agitation existentielle », ainsi que se plaisait à écrire M. Boulanger dans son bulletin municipal.

Son vif intérêt pour les choses de l’esprit ne l’aurait-il pas éloigné du suivi que nécessitait l’avenir d’un hôpital dépendant de sa gestion de fait ? Le maire n’était-il pas à la tête de l’association de type 1901 pilotant l’établissement, véritable cache-sexe d’un pouvoir municipal qui ne pouvait donc tomber des nues en découvrant ce qu’il était censé réguler ?

M. Boulanger excipe alors de sa qualité première de commissaire aux comptes et nous brosse une fresque de Villeneuve-la-Garenne, enclavée à l’extrême, et de l’hôpital Nord 92, revenant à la Ville en vertu d’un legs ancien mais structurellement déficitaire et sans avenir – l’établissement avait failli être rayé de la carte hospitalière après la suppression du service de chirurgie et de la maternité en 1997 –, sauf à s’inscrire dans un plus vaste réseau.

Et c’est là que le bât s’est mis à blesser la Ville au portefeuille. Sous couvert de développement, ce fut une fuite en avant. Au prétexte d’une extension des locaux (de 5 000 à 12 000 m2), ce fut une gabegie. Fin 2013, la Ville annonçait à ses administrés la fin des travaux et la mise à disposition d’un « établissement de santé de premier plan » doté d’« équipements de pointe » et nanti de surcroît d’une MAS (maison d’accueil spécialisée) d’une capacité de 55 places.

Trois ans plus tard, fin 2016, au bout de 28 millions de travaux, panique à bord : le maire se retrouve avec une dette de 20 millions sur les bras. L’édile nomme alors un adjoint, Jean-Christophe Attard, pour le remplacer à la tête de l’association gérant l’hôpital Nord 92 devenu fardeau insupportable pour le budget de la Ville. « Attard n’avait qu’un seul mandat : vendre la boutique pour ne pas avoir à rembourser l’emprunt », résume un salarié.

Que s’est-il passé pour en arriver là ? Le maire accuse l’ARS (agence régionale de santé) de n’avoir pas payé la dotation promise à l’établissement agrandi et modernisé, le mettant ainsi automatiquement dans le rouge. Interrogée par Mediapart, l’agence affirme n’avoir pas à porter un tel chapeau : « L’ARS n’a eu de cesse d’accompagner méthodologiquement et financièrement cette structure pour l’aider à se redresser. Les montants financiers alloués par l’ARS à chacune des activités hospitalières en sont la preuve. » Dialogue de sourds. Un fait est certain : la mairie s’est lancée dans un emprunt qui devait se révéler hasardeux. L’ARS a-t-elle manqué à ses engagements ou a-t-elle refusé que sa dotation servît à couvrir la dette conséquente d’une ville inconséquente ? Le débat s’avère assez byzantin et de toute façon caduc…

Chacun cherche son bouc émissaire. L’adjoint qui a repris les rênes des mains un peu lasses d’Alain-Bernard Boulanger, Jean-Christophe Attard, accuse de son côté l’ancien directeur de l’hôpital Nord 92, Dominique Russo. En termes vifs : « Je me suis retrouvé devant quelqu’un d’assez passif. Russo était mauvais. Il s’était entouré d’une petite cour de gens médiocres qu’il avait fait recruter par l’hôpital avec des salaires confortables. Aucune décision n’était prise. Il bricolait au jour le jour et les comptes n’étaient pas sincères. »

Les travaux de modernisation et d’extension de l’hôpital se sont de surcroît avérés gros de malfaçons. Jean-Christophe Attard en remet une couche à ce sujet : « Russo était incapable de botter les fesses des entreprises. Quand je lui ai demandé tous les documents (devis, signatures, comptes rendus hebdomadaires de chantier...), je n’ai rien obtenu. Les a-t-il jamais eus ou les a-t-il détruits – deux jours avant son départ, il semble qu’il ait fait fonctionner la machine à broyer ? En tout cas son bureau était vide… »


Depuis l’automne 2016, alerté par un abonné de Mediapart, j’observe l’évolution tristement caractéristique de l’hôpital Nord 92. J’ai noué des relations avec différentes catégories du personnel. D’abord réticents à témoigner, tous mes interlocuteurs salariés – ou anciens salariés – de l’établissement m’ont demandé de préserver leur anonymat.

J’ai pu, dans le souci et le respect du contradictoire, joindre toutes les parties. Sauf le groupe Adef Résidences, spécialisé dans la gestion des maisons de retraite, qui reprit en juin 2017 l’hôpital villénogarennois. Au siège parisien d’Adef, un responsable de la communication m’a promis, en novembre 2017, de me rappeler dans la journée. Puis plus rien. Il me fut impossible de le joindre à nouveau, malgré mes nombreuses tentatives.

J’ai contacté, toujours en novembre 2017, la directrice de l’établissement, Margot Bourg, qui me répondit par courriel : « Il me paraît prématuré de pouvoir répondre à vos questions sur les évolutions à venir pour l’Hôpital Nord 92 et ses liens avec son écosystème local en terme médical, n’ayant pris mes fonctions depuis moins de 4 mois [sic]. » La directrice ajoutait : « Je vous propose que nous nous recontactions en 2018 pour échanger avec vous. »

Aux derniers jours de janvier 2018, j’écris à nouveau à Margot Bourg, qui se défile une nouvelle fois. Je lui réponds alors qu’elle ne devrait pas confondre « ma patience avec de la niaiserie » et qu’elle nous prive ainsi de sa vision des choses. Mme Bourg me fait adresser un courrier signé d’un avocat m’accusant de convoquer le contradictoire « aussi facilement qu’artificiellement ». Pourtant, l’ampleur et la longueur de mon travail, aussi exhaustif et polyphonique que possible, illustrent le temps qu’accorde Mediapart à ses journalistes. Afin de rendre compte du réel, dans sa diversité, sa disparité, sa complexité. Avec un désir de comprendre et de faire comprendre, qui ne fut contrarié, en l’occurrence, que par le groupe Adef.