Environnement et facteurs dégradant la santé

Médiapart - A Rennes, des citoyens traquent la pollution de l’air

Janvier 2019, par Info santé sécu social

3 janvier 2019 Par Virginie Jourdan

À Rennes, comme dans une dizaine d’autres agglomérations françaises, les seuils européens de dioxyde d’azote dans l’air sont régulièrement dépassés. Des activistes nourris à la culture geek ont mis en place des capteurs citoyens de la qualité de l’air. Avec l’espoir de « construire des communs » face aux pollutions.

En cette journée de septembre, le soleil est de la partie à Rennes. Sur le parvis de l’esplanade Charles-de-Gaulle, l’une des vastes places minérales de la capitale bretonne, une grappe de chapiteaux rouges et blancs accueille des acteurs du mouvement des « makers » local. Dans une tente, des enfants et des adultes s’initient à la fabrication d’objets design. À côté, deux artistes broient et recyclent du plastique grâce à une machine qu’ils ont construite eux-mêmes. Entre les deux, Laura Berger s’aventure dans un kiosque estampillé Ambassad’Air.

À l’affût des nouveautés du milieu associatif rennais, la jeune femme, âgée de 25 ans, est venue à ce festival dédié à la fabrication numérique, au DIY (« do it yourself » ou « fais-le toi-même ») et au DIWO (« do it with others » ou « fais-le avec les autres ») avec un objectif : en savoir plus sur les microcapteurs de pollution de l’air qui essaiment dans sa ville et permettent de mesurer les taux de particules fines à proximité de chez soi.

« Je ne savais pas que j’en monterais un moi-même aujourd’hui, ni que je pourrais repartir avec », dit en souriant cette ingénieure en environnement, à la fois surprise et enthousiaste.

« DHT22 », « SDS011 », « cartes-mères », « jacks »… devant elle trônent des puces et composants aux noms barbares. En moins de dix minutes, ces derniers seront assemblés pour former le futur capteur. À ses côtés, une dizaine de personnes s’affairent. Elles ont entre 20 et 50 ans, et ne se connaissent pas forcément. Delphine est professeure. Henri, un retraité, vit à proximité d’une usine d’incinération de déchets et du périphérique rennais.

Tout comme David, un infirmier, ils veulent installer une microstation sur le mur extérieur de leur domicile. Composée du capteur et d’une carte électronique, elle mesure les taux de particules fines présentes dans l’air et transmet les résultats à un serveur web toutes les 180 secondes. « Avec ces mesures, je peux apporter des connaissances et aider à agir sur la qualité de l’air à Rennes. C’est important. Je fais beaucoup de vélo et j’ai aussi envie de mieux connaître le phénomène », résume le quadragénaire.

À côté de David, Jacques Le Letty prodigue ses derniers conseils sur les futurs branchements dans les domiciles. Depuis 2016, ce salarié de la Maison de la consommation et de l’environnement, une structure qui réunit une vingtaine d’associations environnementalistes locales, a dirigé trois campagnes de mesures citoyennes dans les rues rennaises. Au total, une soixantaine de capteurs mobiles, tous financés par la municipalité, ont été baladés dans la ville, notamment dans les quartiers de Villejean, Bréquigny et Le Blosne. Trois quartiers parmi les plus exposés à la pollution atmosphérique, du fait de leur proximité avec la quatre-voies qui ceinture la ville.

En novembre, une quatrième saison a démarré. Cette fois, elle devrait couvrir l’ensemble du centre urbain avec deux microcapteurs différents : la station mobile AirBeam, développée en code ouvert par une ONG américaine et livrée clés en main, et l’allemand Luftdaten, qui est également open source et peut être monté par ses propres moyens.

Comme les années précédentes, les données, mises en ligne sur le Web en temps réel, seront compilées pour continuer à tester la fiabilité des microcapteurs. En parallèle, les citoyens-capteurs se réuniront pendant deux mois pour analyser les mesures et mieux comprendre le phénomène de pollution.

Au carrefour de l’action citoyenne et municipale, ce projet local de captation de l’information environnementale est issu de la culture geek. Diffusé dans les laboratoires de fabrication numérique, les « fablabs », il s’appuie sur l’action de designers touche-à-tout, de passionnés d’électronique, mais aussi des données ouvertes. C’est d’ailleurs dans le premier fablab rennais, le LabFab – créé en 2011 –, que l’idée des capteurs a mariné.

Parmi les modèles de la communauté ? La Fab City de Barcelone, lancée au début du nouveau millénaire. Avec ce concept, les Catalans ambitionnent de se « saisir et de gérer eux-mêmes les enjeux de leur ville » grâce aux « outils et données rendues accessibles par le développement du numérique », se souvient Baptiste Gaultier, ingénieur en électronique, et adepte historique du réseau de LabFab rennais.

« Avec l’émergence des microcapteurs, on a commencé à imaginer des systèmes de mesure d’énergie ou de pollution qui puissent être répliqués par tout un chacun. Un an après, la mairie de Rennes a réuni associations et makers pour se centrer sur la qualité de l’air. Ils ont lancé Ambassad’Air. » Autre réalité, les microcapteurs coûtent entre 30 et 60 euros, soit cent fois moins cher que ceux utilisés par les agences officielles.

La dynamique ne doit rien au hasard. À Rennes, la pollution atmosphérique est réelle. Entre 2007 et 2015, la ville, comme une dizaine d’autres agglomérations françaises, dépasse régulièrement les seuils européens de dioxyde d’azote. En 2013, la Commission de Bruxelles monte au créneau et lance une procédure de précontentieux. Rennes fait partie des zones qui sont dans le viseur de Bruxelles. En pleine croissance démographique, la ville vient de dépasser les 215 000 habitants.
Au quotidien, les bouchons persistent sur la rocade et sur plusieurs axes du centre-ville. Côté logement, le parc immobilier regorge de maisons individuelles et petits collectifs qui se chauffent encore au fioul. En bordure de ville, l’élevage et les épandages sont très présents. Transport, logement, agriculture : le cocktail d’émissions de particules fines et de dioxyde d’azote produit son effet.

« La présence de pluies et de vent laisse penser que l’agglomération n’a pas de problème de qualité de l’air. C’est faux. Des conditions météorologiques froides suffisent à accroître les émissions et passer dans le rouge », argumente la direction d’Air Breizh, l’agence officielle de mesure de qualité de l’air en Bretagne.

Peu soupçonnés par les Rennais, les effets de cette pollution sont avérés dans une étude épidémiologique datée de 2013. Menée par l’ex-Institut de veille sanitaire, elle révèle que 42 000 Rennais sont quotidiennement exposés à de hauts taux de pollution. D’après l’étude, ce chiffre passera à 90 000 en 2020. « Chaque année, une quarantaine de décès pourraient être évités si les concentrations de particules fines se rapprochaient des normes préconisées par l’Organisation mondiale de la santé », assure Yvonnick Guillois, ingénieur épidémiologiste attaché à Santé publique France.

« À l’échelle française, c’est l’équivalent d’un crash d’avion tous les deux jours, mais comme ça n’est pas spectaculaire, on en parle peu », s’impatiente Charlotte Marchandise, adjointe rennaise à la santé et présidente du réseau des villes-santé de l’Organisation mondiale de la santé (elle fut également candidate à la candidature à la présidentielle). À son arrivée à la mairie, en 2014, elle se plonge dans le dossier et soutient la démarche de « captation citoyenne » en finançant l’achat du matériel et le poste de Jacques Le Letty.

« Construire des communs »
Quand, fin 2015, les taux de dioxyde d’azote du centre-ville de Rennes repassent sous les seuils limites européens, l’élue persiste et prolonge l’expérience Ambassad’Air. Une tentative de doubler les autorités officielles sur la question ? « Non, assure l’adjointe. Ces capteurs aident à prendre conscience de la pollution et leurs mesures peuvent affiner les connaissances à l’échelle d’un quartier par exemple. »

Comme dans les autres régions françaises, l’air breton est déjà quotidiennement scruté par une association de surveillance de la qualité de l’air : Air Breizh. Peu dotée financièrement, elle est l’une des plus petites agences de France. D’abord critique envers ce projet citoyen, son directeur Gaël Lefeuvre a été rassuré par les résultats des deux premières saisons. « Nous mettons à disposition les résultats de nos 18 stations rennaises pour qu’ils puissent les comparer avec les leurs. Et elles vont dans le même sens. »

Les services de l’État sont aussi concernés. Dès 2012, ils ont coordonné l’élaboration d’un plan de protection de l’atmosphère, le PPA. Il s’agit de ramener, ou de maintenir, les différents polluants sous le seuil réglementaire à horizon 2020. Des particules fines et du dioxyde d’azote principalement. Pour Rennes, ce PPA est une obligation légale : l’agglomération compte plus de 250 000 habitants.

Peu directif, le plan a permis à Rennes de tester pendant un an une réduction de la vitesse de 20 kilomètres/heure sur sa rocade. Depuis cet automne, le préfet peut également restreindre la circulation automobile dans le centre-ville en cas de pic de pollution, mais pas sur la rocade. Côté bilan, l’évaluation du PPA lancé en 2015 ne semble pas prioritaire. Après plusieurs reports, elle devrait être présentée courant 2019.

Un rapport d’information du Sénat, daté d’avril 2018, avait d’ailleurs alerté sur le manque d’ambition des pouvoirs publics en la matière. Un mois plus tard, le couperet est tombé : la Commission de Bruxelles a fini par enclencher un contentieux pour « non-respect des valeurs limites fixées pour le dioxyde d’azote (NO2) » et pour « manquement à l’obligation de prendre des mesures appropriées pour écourter le plus possible les périodes de dépassement ». Les zones de Paris, Lyon, Grenoble et des Bouches-du-Rhône sont particulièrement visées.

Du côté des associations de terrain, l’existence du contentieux importe peu. Le dossier de la qualité de l’air, en revanche, continue à faire son chemin. Les projets français de mesures citoyennes sont rares, mais ils existent. Depuis 2015, une poignée de chercheurs parisiens des universités de la Sorbonne et Paris-Diderot a élaboré une microstation capable d’évaluer les taux de particules fines présents dans l’atmosphère. Rassemblée sous le nom d’Air Citizen, la démarche se revendique du courant de la science citoyenne et participative et privilégie les ateliers encadrés par des scientifiques.

Depuis décembre, son équipe accompagne des habitants du XXe arrondissement de Paris pour une campagne de mesures environnementales autour des particules fines. Une première dans la capitale.

Du côté de la vallée de l’Arve, en Haute-Savoie, l’une des zones dorénavant en contentieux sur les pollutions au dioxyde d’azote, c’est l’agence officielle de mesure qui a mis les habitants en ordre de bataille. À ce jour, une cinquantaine de Grenoblois ont adhéré aux deux sessions de prêt de microcapteurs organisées depuis 2017.

Plus confidentiel, un collectif de citoyens des Bouches-du-Rhône a lancé depuis six mois une campagne pour installer des microcapteurs autour d’une usine proche de l’étang de Berre et récolter des données qu’ils souhaitent « opposer » aux mesures d’Air Paca, qu’ils jugent « partielles ».

« À ce jour, ces microcapteurs sont d’abord des outils pédagogiques pour mieux comprendre la pollution, parce qu’obtenir de la donnée sans restitution ni analyse n’a pas de sens », insiste Laurence Allard, maîtresse de conférences à la Sorbonne et investie dans le projet parisien Air Citizen. Également invitée à intervenir dans le rapport de l’Agence de l’environnement sur les microcapteurs publié fin 2017, elle soutient la capacité de ces campagnes à assurer une montée en compétence des habitants et, in fine, une meilleure compréhension des enjeux de la qualité de l’air.
Pour la chercheure, leur volet « libre », très présent dans la culture des fablabs, est aussi fondamental. À ce titre, le projet rennais lui semble « exemplaire ». « Tout est documenté au fur et à mesure et accessible à tous. Ces actions permettent de construire des communs au sens social et numérique. L’idée n’est pas forcément de s’opposer aux pouvoirs publics, mais bien de donner aux citoyens les moyens d’intervenir sur la question majeure de la qualité de l’air », insiste t-elle. Et de prévenir : « Avec le développement des microcapteurs, les données seront aussi citoyennes. Avec elles, les collectivités et même l’État doivent se préparer à répondre à l’émergence de la donnée opposable. »

Quant aux courants d’air qui traversent les rues rennaises, la chasse à la pollution y reste bien d’actualité. À ce jour, une demi-douzaine d’associations rennaises se sont emparées de cet outil ou de leurs résultats. À la Petite Rennes, une association de cyclistes dotée d’un local de réparation, plusieurs adhérents utilisent les microcapteurs. Pour Boris Cléret, son coprésident, ces derniers « font monter les citoyens en compétence » sur la pollution atmosphérique. Et mettent sur la place publique « un sujet jusque-là réservé à des experts ».

Quant au groupe local de Greenpeace, il salue des « campagnes qui abordent un sujet compliqué à défendre parce qu’il est invisible. Or tout le monde est concerné. Dans la ville, avec les transports, et à la campagne, avec les épandages de pesticides », explique Pierre Artigues, bénévole.

Dans les rangs des associations, on attend avec impatience deux perfectionnements pour améliorer l’expérience : l’inclusion de mesures de dioxyde d’azote pour mieux cibler les émissions du transport routier, et celles des émissions d’ammoniac. L’impact de ce polluant agricole est avéré dans la formation de particules fines. Mais les concentrations officielles ne sont, actuellement, évaluées que par des techniques statistiques.

Dans l’immédiat, l’extension du réseau de captation volontaire reste la priorité de la communauté. Et il s’agrandit. Présent ce samedi de septembre, Arnaud Rouanet, un développeur indépendant de 38 ans, compte parmi les derniers arrivés. En décembre 2017, il a été le premier Rennais à monter un capteur développé par les makers du laboratoire de fabrication numérique de Stuttgart, en Allemagne. Quelques mois plus tard, il a proposé ses services aux membres d’Ambassad’Air.

L’été dernier, deux capteurs similaires ont été installés dans des maisons de quartier et dans un fablab de la couronne rennaise. Depuis novembre 2018, huit capteurs de ce type envoient leurs données depuis Rennes vers le site ouvert et indépendant Luftdaten, qui veut fédérer des citoyens autour de la mesure de la qualité de l’air en Europe. « Avec ces plateformes, on ne sait pas forcément qui prend la donnée, concède Jacques Le Letty. On ne contrôle pas tout. C’est la faiblesse et la force de nos projets. »