Psychiatrie, psychanalyse, santé mentale

Médiapart - Le monde de la psychiatrie s’oppose au fichage des patients

Mai 2019, par Info santé sécu social

17 MAI 2019 PAR JÉRÔME HOURDEAUX

Le Conseil national de l’ordre des médecins annonce le dépôt d’un recours contre un décret qui autorise les préfets à interconnecter les fichiers des personnes hospitalisées sous contrainte en raison de troubles psychiatriques avec le fichier des personnes signalées pour radicalisation. Cette nouvelle polémique, après celle du fichier SI-VIC, est révélatrice d’une pression sécuritaire pesant de plus en plus sur le monde médical.

La publication au Journal officiel du mardi 7 mai d’un décret autorisant l’interconnexion entre le fichier des personnes hospitalisées sous contrainte pour raisons psychiatriques, Hopsyweb, et celui des personnes radicalisées, FSPRT, a suscité l’indignation de l’intégralité du monde de la psychiatrie.

Le 13 mai, pas moins de 23 institutions, associations professionnelles de psychiatres et de psychologues, de proches et d’usagers ont signé un communiqué commun dénonçant « une étape supplémentaire inacceptable et scandaleuse au fichage des personnes les plus vulnérables touchées par la maladie mentale dans notre pays, dans un amalgame indigne entre le champ sanitaire et celui de la prévention de la radicalisation ».

« La mise en concordance d’informations du ressort du domaine médical et de renseignements du domaine de la lutte contre le terrorisme, et ce à l’insu de la personne concernée, représente une atteinte grave du secret professionnel qui ne saurait être tolérée », assènent les signataires.

Vendredi 17 mai, le conseil de l’ordre des médecins a également annoncé à Mediapart « le dépôt d’un recours à titre conservatoire, afin de respecter les délais légaux. Celui-ci devrait être confirmé lors de la session du Conseil national des 27 et 28 juin en y joignant une délibération sur le fond ».

Psychiatre et députée LREM, membre de la commission des affaires sociales, Martine Wonner a de son côté publié un communiqué dans lequel elle annonce avoir « alerté Monsieur le Premier Ministre, Monsieur le Ministre de l’intérieur, Madame la Ministre des solidarités et de la santé, Monsieur le délégué ministériel à la santé mentale et Madame la Secrétaire générale du Comité interministériel pour la prévention de la délinquance et de la radicalisation ».

« Si je suis bien sûr attachée à la lutte contre le terrorisme, explique l’élue dans son communiqué, il me semble néanmoins que ce procédé pourrait porter atteinte aux droits des patients, notamment au respect du secret médical, en plus de la stigmatisation manifeste qu’il véhicule à l’endroit des personnes souffrant de troubles psychiques. »

La colère est d’autant plus forte que ce décret intervient à peine un an après la publication du décret de création de Hopsyweb contre lequel plusieurs recours sont en cours d’examen. Plus précisément, ce fichier existait depuis plusieurs années sous la forme d’une application, mais uniquement destinée au personnel médical durant la durée de l’hospitalisation.

En février 2018, le gouvernement présente son grand plan national de prévention de la radicalisation dont la « mesure 39 » proposait d’« actualiser les dispositions existantes relatives à l’accès et à la conservation des données sensibles contenues dans l’application de gestion des personnes faisant l’objet d’une mesure de soins psychiatriques sans consentement (HOPSY) ».

Le 23 mai 2018, le décret appliquant cette mesure est publié. Celui-ci ouvrait la consultation du fichier à toute une liste de personnes telles que le procureurs, les juges d’instruction, les préfets, les maires… qui doivent pour cela passer par les Agences régionales de santé (ARS). Le décret étendait par ailleurs de un à trois ans la durée de conservation des données.

La communauté psychiatrique s’était à l’époque déjà fortement mobilisée et des recours devant le conseil d’État avaient été déposés par des syndicats de psychiatres ainsi que par l’ordre national des médecins.

Le décret du 7 mai 2019 permet désormais aux préfets de vérifier quotidiennement si des personnes sont inscrites au FSPRT (Fichier des signalements pour la prévention et la radicalisation à caractère terroriste). L’interconnexion ne se fait que sur quelques informations ne relevant pas du secret médical : le nom, le prénom et la date de naissance.

Mais, en cas de concordance, le préfet du département d’hospitalisation peut alors lancer « une procédure de levée de doute » lui permettant d’obtenir des informations complémentaires. Et, si le profil lui semble intéressant, il pourra demander en effet une évaluation plus complète du patient qui se fera dans le cadre du groupe d’évaluation départemental (GED) ou de la cellule de prévention de la radicalisation et d’accompagnement des familles (CPRAF). Le préfet a également la possibilité de compléter le FSPRT.

La publication du décret au Journal officiel était accompagnée de celle d’un avis particulièrement critique de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil), saisie pour avis. Le gendarme des données personnelles y soulignait notamment « la différence profonde d’objet entre les deux fichiers en présence » et appelait à « une vigilance particulière ».

Or, le dispositif prévu par le décret présente, selon la Cnil, de nombreuses faiblesses. « Elle estime qu’au regard du caractère particulièrement sensible de l’information dont il est question (inscription ou non au FSPRT), les modalités d’échanges des informations précitées avec l’ARS, dans le cadre de la procédure de levée de doute, ne sont pas suffisamment encadrées », explique l’avis. Par exemple, les informations transmises dans le cadre de la levée de doute le seront « via les canaux de transmission habituels, soit par exemple par téléphone ».

La Cnil s’inquiète également du nombre de personnes qui pourront avoir à connaître des informations personnelles dans le cadre de la procédure de levée de doute ou de l’évaluation complémentaire. L’implication du GED, composé de membres de la sécurité intérieure et des forces de l’ordre, et du CRPAF, regroupant des représentants des principaux services de l’État, de l’éducation nationale à la justice, et du monde associatif, augmente considérablement le nombre de personnes risquant d’accéder à des informations couvertes par le secret médical.

Dans son avis, « la Commission estime qu’en pratique il est possible de considérer que tant le préfet en charge du suivi de la personne radicalisée, que des membres du GED et de la CPRAF, ou encore les personnes accédant au FSPRT, seront destinataires de l’information selon laquelle une personne déterminée fait l’objet d’une mesure d’hospitalisation sans consentement ». Cela « pose question au regard des exigences de secret professionnel en la matière », écrit-elle.

« Dans cette cellule, il y a des personnes de différentes institutions éloignées du médical, comme l’éducation nationale par exemple, confirme Virginie Gautron, maîtresse de conférences en droit pénal, spécialiste des fichiers de police et travaillant depuis plusieurs années sur les liens entre le monde de la santé et la justice pénale. Celles-ci sont normalement soumises au secret, mais on sait à quel point, en matière de radicalisation, les informations ont une propension à être transmises. En matière de terrorisme, les verrous sautent très facilement et les gens ont tendance à prendre l’initiative de transmettre des informations », poursuit-elle. « C’est le type d’informations que l’on pourra retrouver sur une note blanche. »

« Même au sein des ARS, il n’y a pas que des médecins, précise Virginie Gautron. Et même si ce sont des médecins, ceux-ci ne sont pas en charge du patient. Il faut savoir que le secret médical s’impose au médecin en charge du patient qui ne peut échanger des informations qu’avec des médecins eux-mêmes en charge du suivi de cette personne. Et il ne doit transmettre que les informations nécessaires. »

L’un des principaux points de la délibération de la Cnil est peut-être juridique. Elle considère en effet que la nouvelle interconnexion permise par le décret ne modifie pas la finalité principale du fichier Hopsyweb mais constitue une « finalité secondaire ». Cette précision lui évite de basculer sous le régime des fichiers « intéressant la sûreté de l’État ou la défense », sous lequel se trouve le FSPRT, bénéficiant ainsi d’un régime dérogatoire lui permettant, notamment, d’échapper aux contrôles de la Cnil. De ce fait, l’Hopsyweb doit répondre au droit commun des données personnelles régi par le règlement général sur la protection des données (RGPD) et la loi du 6 janvier 1978.

La commission liste donc d’ores et déjà plusieurs dispositions qui lui semblent contraires à la législation en vigueur et pouvant ouvrir la voie à des recours. Ainsi, le décret ne prévoit aucune information des patients de leur fichage. « Or, la commission rappelle qu’une telle information est exigée au regard des articles 12, 13 et 14 du RGPD », pointe l’avis.

De même, le décret « ne prévoit aucune disposition sur le droit à l’effacement des informations contenues dans Hopsyweb, en particulier lorsqu’une mesure de soin sans consentement est ensuite déclarée irrégulière par le juge des libertés et de la détention. De la même manière, la Commission constate que le projet de décret ne précise pas les modalités selon lesquelles l’ARS concernée devra notifier l’effacement des données au préfet de département du lieu d’hospitalisation conformément aux dispositions de l’article 9 du RGPD », poursuit la Cnil.

« Une dérive sécuritaire » du monde médical
Outre les aspects juridiques touchant au secret professionnel, les psychiatres dénoncent la rupture de confiance que ce décret risque d’engendrer entre eux et leurs patients qui craindront désormais de s’exprimer. « La confiance et le soin ne sont possibles que dans la confidentialité », insiste Michel David, le président de l’Association française de psychiatrie et de l’Association des secteurs de psychiatrie en milieu pénitentiaire.

Ils s’indignent également de la stigmatisation de leurs patients impliquée par l’interconnexion de leurs données avec celles liées à la radicalisation terroriste. « On donne l’impression que les malades sont de dangereux terroristes, regrette Michel David. C’est stigmatisant. D’autant plus qu’on ne vise que la radicalisation islamique. J’ai eu un patient qui était dans un délire mystique chrétien, personne ne s’y est intéressé. »

Les professionnels ont notamment encore en travers de la gorge les propos du ministre de l’intérieur de l’époque Gérard Collomb qui avait affirmé, en août 2017, qu’« à peu près un tiers » des personnes signalées pour radicalisation présentaient « des troubles psychologiques ». « Je leur dis : prouvez-le-nous !, s’insurge Michel David. C’est facile d’affirmer ce genre de chose sans publier de données. Ce que nous, professionnels, savons, c’est que nous sommes loin d’avoir des hordes de terroristes dans nos services. Ça ne correspond pas à ce que l’on voit. »

« Quand on dit un tiers de “troubles psychologiques”, qu’est-ce que ça veut dire ? Avoir eu une pathologie reconnue par un médecin ? Avoir simplement consulté un thérapeute ?, interroge de son côté Virginie Gautron. Quand on regarde les parcours des personnes radicalisées, il n’y a pas de profil unique. Certains présentent à l’évidence des failles émotionnelles ou des troubles de la personnalité, mais pas forcément des marqueurs de maladie mentale. Il y a une exagération très forte du lien avec le terrorisme. Les études montrent d’ailleurs que les maladies mentales ne sont pas plus fréquentes que pour d’autres actes de délinquances. »

« En revanche, en établissant ce lien, poursuit la pénaliste, on stigmatise la maladie mentale alors que cette question est justement un des plus grands enjeux pour ces populations qui ont besoin de se faire accepter. On présente souvent les schizophrènes comme des personnes dangereuses, ce qui est entièrement faux. Ce sont eux qui sont le plus souvent victimes. Là, le gouvernement induit qu’il y a un lien entre maladie mentale et terrorisme. C’est catastrophique. »

« Ce qu’il faut souligner, c’est que la loi permet déjà une levée du secret médial dès qu’il y a un doute sérieux de passage à l’acte d’un de nos patients, insiste Michel David. C’est un cas d’école qui n’arrive jamais, mais imaginons tout de même qu’un jour un patient m’avoue des projets terroristes. Il est évident que je ne le laisserais pas ressortir de mon cabinet ! Je lui dirais : “Monsieur, je suis désolé mais je ne peux pas vous laisser partir. Vous avez besoin de soins. Restez-là et on va vous aider.” »

Cette remise en cause des liens entre patients et médecins intervient quelques semaines après les révélations sur le fichier SI-VIC, un dispositif de suivi hospitalier créé à l’origine pour les situations d’attentat et déclenché lors de plusieurs rassemblements des « gilets jaunes », ce alors qu’un décret de mars 2018 autorise les policiers à accéder à ses données.

Dans leur communiqué commun, les 23 organisations du monde de la psychiatrie établissent un lien entre les fichiers SI-VIC et Hopsyweb, qui « viennent ajouter aux graves inquiétudes d’une dérive sécuritaire annoncée et dont on ne peut que constater qu’elle est désormais en cours ».

« Cela fait longtemps que les médecins alertent sur cette dérive, acquiesce Michel David. Je dirais que ça remonte à la loi sur la rétention de sûreté de 2008 [permettant le placement d’une personne condamnée dans un centre sociomédico-judiciaire après l’exécution de sa peine – ndlr] et le discours d’Antony de Nicolas Sarkozy de la même année [dans lequel le président de la République annonçait un plan de sécurisation des hôpitaux psychiatriques – ndlr]. »

« Tout ça s’inscrit dans un processus de responsabilisation des professionnels de la santé dans un contexte extrêmement sensible de menace terroriste, estime pour sa part Virginie Gautron. C’est assez classique en matière de fichiers. Face à l’émotion, on ne veut prendre aucun risque. On fait tout ce qu’on peut et, en matière de surveillance, on récolte toutes les informations que l’on peut. On a coutume de dire “un fait divers, une loi”. Je pense qu’on peut désormais ajouter “un fait divers, un fichier”. »

Outre le Hopsyweb et le SI-VIC, la chercheuse cite également le cas de la généralisation, en 2015, du fichier Genesis (Gestion nationale des personnes écrouées pour le suivi individualisé et la sécurité). « C’est un fichier utilisé par l’administration pénitentiaire et qui doit être rempli pour tous les personnels, même par les soignants, explique-t-elle. Cela permet de pister les détenus en détention et savoir, par exemple, combien de fois ils vont en service sanitaire. Si un détenu prend de la méthadone, l’obligeant à y aller chaque jour, arrête d’y aller, l’administration va en tirer la conclusion qu’il a arrêté son traitement. Du coup, beaucoup de soignants refusent de donner ces informations. »

Michel David rapporte également une expérimentation, baptisée « Expérience de territorialisation de la prévention », menée dans le Val-de-Marne et consistant à créer des binômes composés « du président de la communauté médicale d’établissement (CME) et d’un professionnel administratif désigné par le directeur d’établissement ».

« Un autre cas est encore plus inquiétant, ajoute encore Michel David. Une loi de 2018, complétée par un décret de cette année, permet aux commissaires de la Cour des comptes de vérifier si l’activité médicale des médecins est en rapport avec les soins prescrits. Et pour cela, ils ont le droit de consulter le dossier médical de la personne. »

Cette pression sécuritaire sur le monde médical a, selon les professionnels, déjà des conséquences. « Ce qu’on constate, c’est que pour des patients placés d’office, notamment ceux placés par le préfet, nous avons énormément de mal, quel que soit le motif, à obtenir des permissions de sortie, pointe Michel David. Les préfets sont de plus en plus sévères. Il y a aujourd’hui des patients qui restent enfermés de manière totalement injuste. Il y a des gens dont on ne sait plus trop quoi faire. Lorsque nous déposons des demandes de permission de sortie, les préfets nous demandent de plus en plus d’argumenter. Et même avec des arguments médicaux, c’est de plus en plus difficile. Ils veulent qu’on affirme qu’il n’y a aucun danger. Or, c’est impossible ! N’importe qui, même sans maladie mentale, ne peut prédire de quel manière il réagira face à tel ou tel événement auquel il pourra être confronté dans sa vie. »

« Il y a une part de mise en garde, un message subliminal pour dire qu’ils ont les médecins à l’œil, estime de son côté Virginie Gautron. Les informations vont circuler dans les deux sens et des psychiatres pourront être incités à éviter de libérer tel ou tel patient car il est par ailleurs fiché comme radicalisé. »

Une autre conséquence, déjà visible elle aussi, est la résistance de plus en plus forte du monde médical aux sollicitations des forces de l’ordre. « La psychiatrie est la spécialité médicale la plus rebelle, prévient Martine Wonner, interrogée par Mediapart. Ce qui va se passer, c’est qu’il va y avoir de plus en plus de dossiers vides… »