Environnement et facteurs dégradant la santé

Le Monde - Incendie de Notre-Dame : un seuil de concentration du plomb dangereux pour la population ? A rebours des principes de précaution...

Août 2019, par Info santé sécu social

lundi 29 juillet 2019, par BARUCH Jérémie, FREYNET Audrey, MANDARD Stéphane

A rebours des principes de précaution, les autorités ont décidé de définir un seuil de mise en garde particulièrement haut et ont circonscrit la catastrophe à une zone restreinte de Paris.

Trois mois après l’incendie de Notre-Dame de Paris, l’Agence régionale de santé (ARS) d’Ile-de-France a rendu public, jeudi 18 juillet, comme elle s’y était engagée, un « point de situation » général de l’impact sanitaire pour la population parisienne des retombées de plomb issues de la cathédrale. Elle y fait un constat qui se veut rassurant, mais continue par ailleurs d’assurer la mise en œuvre d’un « dispositif de surveillance environnementale et sanitaire ».

Face à cet événement d’ampleur inédite dans l’histoire récente, l’agence a dû fixer un seuil de concentration du plomb, qui n’avait jusqu’alors jamais été arrêté par les autorités sanitaires. « D’habitude, c’est le HCSP [Haut Conseil de la santé publique] qui fixe des seuils »,et non l’ARS,affirme ainsi Bruno Vincent, le directeur de cabinet du directeur général de l’ARS. Mais aucune norme sur les surfaces extérieures n’existe en France. A rebours des principes de précaution, l’agence a donc fixé un seuil de référence particulièrement élevé – et donc potentiellement inadapté – des concentrations du plomb sur la voirie, et a circonscrit la catastrophe à une zone restreinte de la capitale.

Le saturnisme
Le plomb peut provoquer le saturnisme, principalement chez les jeunes enfants et les femmes enceintes. C’est une maladie due à une intoxication au plomb, dont les effets sont délétères même à faible dose, et qui peut se déclarer bien après l’ingestion ou l’inhalation. « C’est insidieux, on ne s’en rend pas compte, on traîne ça et d’un coup, y a des soucis », explique ainsi Mathé Toullier, présidente de l’Association française des victimes du saturnisme, arguant que l’élimination des traces de plomb dans le sang peut prendre des années. A la clé, selon l’Institut national de la santé et de la recherche médicale, une baisse de croissance, d’audition et de QI, mais aussi pour les cas plus graves, anémie, hypertension, déficience rénale et des effets toxiques sur le système immunitaire et l’appareil reproducteur. L’Organisation mondiale de la santé rappelle par ailleurs le caractère « irréversible » des effets neurologiques et comportementaux.

Le 15 avril, des milliers de badauds ont regardé, médusés, les flammes qui s’échappaient de Notre-Dame de Paris et qui ont dévoré la toiture et renversé la flèche de la cathédrale. D’importantes volutes de fumées jaunâtres s’élevaient dans le ciel parisien, trahissant la présence d’oxyde de plomb dans le panache.

450 tonnes de plomb à température très élevée
De fait, les toitures de l’édifice principal tout comme la flèche étaient presque entièrement constituées de plomb : 210 tonnes, en fines plaques de 5 millimètres d’épaisseur pour les toits, et un manteau de près de 250 tonnes pour l’œuvre de Viollet-le-Duc qui a finalement cédé à l’assaut des flammes. En tout, plus de 450 tonnes de plomb mises à l’épreuve d’un feu à la température très élevée. « On est à peu près sûrs d’avoir atteint une température d’au moins 600 °C, peut-être 900 °C, et probablement plus », indique au Monde la chimiste environnementale Sophie Ayrault, à la tête d’une équipe d’une centaine de personnes au sein du Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement (LSCE).

A ces températures extrêmes, le plomb est déjà depuis longtemps entré en fusion – il se liquéfie à 327 °C – et peut partiellement être vaporisé. Sa dissémination dans l’atmosphère sous forme de microparticules présente un risque sanitaire pour les habitants de la capitale ainsi que pour tous ceux qui pourraient y avoir été exposés. Le plomb s’accroche à des poussières, cinq à vingt-cinq fois plus fines qu’un cheveu, qui sont générées par l’incendie et qui montent haut dans l’atmosphère.

Personne ne sait encore quelle quantité de plomb s’est ainsi envolée dans le ciel parisien. Selon Maxime L’Héritier, historien et trésorier d’une association de scientifiques chargés de mesurer les enjeux de la restauration de la cathédrale, « tout n’a pas été inventorié, pesé. Il y a des morceaux de plomb qui sont tombés intacts. Il y a des bouts fondus, des plaques tombées (…). Ce qui a fondu a formé un magma avec du sable et des matériaux divers. C’est trop tôt pour savoir ce qui est resté dans l’édifice. » En tant que « coordinateur du groupe métal, dans le cadre du chantier CNRS de Notre-Dame » , il estime que la majeure partie du plomb subsiste sous forme métallique dans la cathédrale. Reste qu’une quantité non évaluée est nécessairement partie dans les airs.

Un impact jusque dans des zones éloignées de l’incendie
Poussé ce jour-là par un vent venu du sud-est, le panache de fumée a charrié les microparticules plombées en survolant l’ouest parisien. Airparif, mandaté par le ministère de l’environnement pour surveiller la qualité de l’air dans la région Ile-de-France, a annoncé le 11 juin avoir mesuré des concentrations inhabituelles de plomb dans l’air, à la station météorologique de Limay (Yvelines). Soit à plus de 40 km à vol d’oiseau de la cathédrale. L’organisme affirme que les mesures effectuées sur la semaine « montrent une augmentation des concentrations en plomb (…). Limay était bien sous le vent pendant l’incendie, et il est vraisemblable que ces concentrations en plomb soient directement liées à ce sinistre. »

Prudent, un ingénieur d’Airparif, Pierre Pernot, confirme au Monde que l’incendie a « pu avoir un impact à proximité » de la cathédrale et « jusque dans des zones éloignées » de l’incendie. Sophie Ayrault tempère : « Pour l’instant, on ne sait pas comment s’est comporté le nuage. » La chercheuse, elle aussi membre de l’association des scientifiques pour Notre-Dame, est chargée « d’analyser les champs de vent pour voir la propagation du panache ».

Dès la fin du mois d’avril, l’ARS indiquait « qu’il n’y [avait] pas de risque sanitaire lié au plomb en matière de qualité de l’air. Toutes les valeurs recensées sur l’île de la Cité sont inférieures au seuil réglementaire de 0,25 µg/m3 ». Même si le 24 mai, jour de la réouverture à la circulation autour de la cathédrale, le seuil a été franchi (0,38 µg/m3), l’ARS communiquait sur la « bonne qualité de l’air ». En réalité, le plomb est un élément naturel assez dense qui ne reste pas en suspension. Le potentiel danger sanitaire pour les habitants se trouve plutôt au niveau du sol.

Aucun seuil limite pour la voirie
Les particules de plomb présentes dans le nuage de fumée se sont très probablement répandues sur le sol parisien et à l’ouest de la capitale, sans que personne ne sache réellement jusqu’où. Des mesures de surface allant jusqu’à 1,3 million µg/m2 ont été prélevées aux abords de la cathédrale jusqu’à la mi-juillet. Des mesures moindres mais néanmoins importantes étaient relevées dans le 7e arrondissement parisien.

Il n’existe aucun seuil limite en ce qui concerne les poussières de plomb dispersées sur la voirie. Une valeur réglementaire à ne pas dépasser de 1 000 µg/m2 a bien été établie par les autorités sanitaires, mais elle concerne uniquement les poussières de plomb présentes en intérieur. Pour Cécile Somarriba, coordinatrice de la plate-forme d’urgences sanitaires de l’ARS, « il y a des poussières [sur la voirie] avec des teneurs qui paraissent élevées parce qu’on n’a pas de recommandations sanitaires dans les rues ».

L’incendie de Notre-Dame et la dispersion de plomb dans les rues de Paris sont un événement sans précédent. L’ARS, en lien avec le ministère de la santé, a alors décidé de fixer une valeur de référence pour organiser prélèvements au sol et dépistages de la population. L’agence est partie du principe que Paris était déjà polluée au plomb avant l’incident. Le plomb est historiquement utilisé au cœur de la ville, pour le réseau d’adduction d’eau, en tant qu’additif dans l’essence ou dans les peintures. Elle a ainsi estimé ce « bruit de fond » de pollution parisienne à une concentration en plomb de l’ordre de 5 000 µg/m2. En clair, les autorités sanitaires estiment que ce seuil de concentration correspond à ce qu’on trouverait de manière habituelle dans Paris. Si les prélèvements scientifiques sur la voirie s’avèrent être en dessous de ce seuil, les autorités sanitaires ne procèdent pas à de plus amples investigations auprès des habitants de la zone.

Ce taux de référence ne correspond à aucune norme, qu’elle soit environnementale ou sanitaire : « Aucun expert, aucune agence n’a dit qu’il y avait un risque ou qu’il n’y en avait pas au-dessus de ce seuil », assure Bruno Vincent. Ce chiffre oriente pourtant les mesures de santé mises en place par l’ARS. Dans son communiqué daté du 18 juillet, l’agence précise qu’il a été fixé à partir de deux études « commanditées par la direction régionale des affaires culturelles [DRAC] en 2017 et 2018 dans le cadre de ses missions relatives au suivi des monuments historiques ».

La DRAC, qui a répondu par courriel au Monde, insiste sur le fait que ces études « ne sont en aucun cas destinées à répondre à des questions de santé publique ». D’ailleurs, l’étude principale sur laquelle l’ARS dit s’être appuyée pour estimer la pollution en plomb usuelle dans Paris n’est en fait qu’un simple tableur. Le fichier liste cent deux prélèvements bruts réalisés dans Paris en 2017. Seuls cinq résultats sur l’ensemble des prélèvements pointent des taux supérieurs à 5 000 µg/m2. La moyenne, quant à elle, se situe à 1 346 µg/m2, une concentration très inférieure à la valeur retenue par l’ARS. Pourtant celle-ci n’en démord pas : « On a retenu ce qui peut paraître être un taux habituel dans Paris. »

Un important risque d’ingestion par contact main-bouche
La détermination de ce « bruit de fond » amplifie les questions autour de la gestion de cette possible crise sanitaire. Pour Fabien Squinazi, membre de la commission spécialisée sur les risques liés à l’environnement et qui a participé à l’élaboration des dernières normes françaises sur le saturnisme, la valeur fixée par l’ARS est bien trop élevée. Avec une référence à 5 000 µg/m2, « il y a lieu de s’inquiéter », affirme l’expert en biocontamination. Si le niveau habituel de pollution au plomb auquel on peut s’attendre dans la capitale est réellement aussi élevé, il faudrait, dit-il, « dépister tous les enfants de Paris » à l’intoxication par le plomb. Le scientifique rappelle qu’un rapport de 2012 du ministère de la santé préconise qu’une concentration douze fois moins élevée que celle choisie par l’ARS « devrait inciter à rechercher une source de contamination significative(…) du fait de retombées atmosphériques ».

Les différentes mesures du plomb
Le plomb dans l’air :

25 µg/m3 : objectif de qualité en moyenne annuelle

50 µg/m3 : valeur limite en moyenne annuelle depuis janvier 2002.

Les poussières de plomb sur le sol :

70 µg/m2 : valeur de « réflexion » pour les pouvoirs publics dans les bâtiments accueillant des enfants. Avec cette valeur, le Haut Conseil de la santé publiqueestime qu’il peut y avoir une déclaration de saturnisme pour 5 % des enfants.

1 000 µg/m2 : seuil réglementaire pour fixer les contrôles à l’issu des chantiers de retrait des peintures au plomb.

5 000 µg/m2 : valeur fixée par l’ARS d’Ile-de-France pour décider d’une action sanitaire, à la suite de l’incendie de Notre-Dame.

Le plomb dans le sol :

300 mg/kg : valeur-guide utilisée pour déterminer l’autorisation de cultures dans le sol

Le plomb dans l’eau :

10 µg/L : limite de qualité pour l’eau destinée à la consommation humaine depuis le 25 décembre 2013, conformément à la valeur-guide recommandée par l’Organisation mondiale de la santé (25 µg/L avant décembre 2013).

Pourtant, c’est bien en vertu de cette limite de 5 000 µg/m2 que la fermeture des écoles rue Saint-Benoît, dans le 6e arrondissement, a été décidée, jeudi 25 juillet. Peu après la décision, la Mairie de Paris l’a confirmé, certifiant par ailleurs qu’elle « applique ce que dit l’ARS, en collaboration avec eux ». Dimanche, le premier adjoint d’Anne Hidalgo, Emmanuel Grégoire, s’est fait plus précis : « Ce sont 7 000 µg/m2 qui ont été relevés dans la cour. Il y a eu un premier lavage et un deuxième relevé à 3 500 µg/m2. L’objectif que l’on se fixe collectivement, c’est de repasser sous les 1 000 µg/m2 », qui est la valeur indiquée par l’ARS pour la pollution intérieure, et non pas extérieure. « C’est possible que l’on rouvre dans quarante-huit heures. Et, pour être complet, nous n’avions aucune obligation de fermer l’école. [Le taux de 7 000 µg/m2] ne déclenche aucune alerte sanitaire particulière »,conclut-il.

Cette concentration de plomb est particulièrement préoccupante quand il s’agit d’enfants, tant les risques d’ingestion des particules de plomb par contact main-bouche sont fréquents. Des concentrations élevées en plomb ont aussi été relevées dans d’autres écoles parisiennes. Une enquête de Mediapart [1] avait poussé la Mairie de Paris à demander le nettoyage de plusieurs établissements, où avaient été relevées des concentrations en plomb très disparates.

L’absence de réglementation sanitaire concerne aussi les parcs, squares et aires de jeux pour enfants. Seules certaines aires de jeux à proximité de la cathédrale ont été analysées. Des points de prélèvement qui présentent des teneurs en plomb de plusieurs dizaines de milliers de µg/m2 ont été réalisés à seulement quelques mètres de parcs. Aucun prélèvement n’a par exemple été réalisé dans le square Taras-Chevtchenko, tout proche des écoles de la rue Saint-Benoît, aujourd’hui fermées car contaminées. Pour Jacky Bonnemains, directeur de l’association de protection de l’environnement Robin des Bois, « il serait de bon sens d’étudier les retombées dans les jardins publics, depuis le square du Vert-Galant [sur l’île de la Cité] jusqu’au bois de Boulogne ». Selon les informations du Monde, l’association, qui avait déjà lancé l’alerte après l’incendie de la cathédrale a déposé une plainte contre X pour « mise en danger de la personne d’autrui », vendredi 26 juillet, devant le tribunal de grande instance de Paris [2].

Alors que plusieurs associations s’inquiètent des conséquences du plomb au sol voire, pour certaines, dans les eaux de la Seine, l’ARS comme la Mairie de Paris restent sereines. « Tous les indicateurs qu’on a sont bons, donc il n’y a pas de raison d’avoir une appréciation alarmiste », assure M. Vincent par téléphone. Un constat que dresse aussi la Mairie de Paris, qui considère qu’« au regard [des] critères définis par les autorités sanitaires de l’Etat [il n’existe] pas “d’alerte” de santé. »

L’une comme l’autre estiment avoir d’ailleurs fait tout le nécessaire sur le terrain de la prévention et du conseil, en préconisant la poursuite des « nettoyages dans l’espace public » ou le respect « des comportements usuels d’hygiène » et en se félicitant qu’en trois mois seul un enfant ait été diagnostiqué pour un saturnisme, qui n’était selon leur enquête pas lié à l’incendie de Notre-Dame. Pour autant, quand l’ARS est interrogée sur la présence ou non d’une crise sanitaire, les interlocuteurs préfèrent faire un pas de côté : « On adapte nos mesures et nos actions en fonction de ce qu’on observe. [Si] des indicateurs font modifier notre appréciation de la situation, on adaptera à nouveau nos mesures. »

Jérémie Baruch, Audrey Freynet

Mise à jour, mardi 30 juillet : rajout d’une précision sur le rôle des membres de l’Association des scientifiques de0 Notre-Dame, qui agissent dans le cadre d’un chantier du CNRS.

• Le Monde. Publié le 29 juillet 2019