Les retraites

Le Monde.fr : Thomas Piketty : « Qu’est-ce qu’une retraite juste ? »

Septembre 2019, par infosecusanté

Thomas Piketty : « Qu’est-ce qu’une retraite juste ? »

Chronique
auteur

Thomas Piketty

Le gouvernement aura beaucoup de mal à convaincre du bien-fondé de sa réforme des retraites s’il ne demande pas un effort significatif aux plus favorisés, estime l’économiste dans sa chronique au « Monde ».

Publié le 7/09/2019

Chronique. Même si le calendrier reste flou et les modalités incertaines, le gouvernement semble maintenant décidé à se lancer dans une vaste réforme du système de retraites, avec à la clé l’unification des règles actuellement appliquées dans les multiples régimes en vigueur (fonctionnaires, salariés du privé, collectivités locales, indépendants, régimes spéciaux, etc.).

Disons-le clairement : la mise en place d’un système universel est en soi une excellente chose, et une telle réforme n’a que trop tardé en France. Les jeunes générations, et en particulier tous ceux qui ont connu de multiples changements de statut (salariat privé et public, autoentrepreneur, passages par l’étranger, etc.), n’ont souvent aucune idée des droits à la retraite qu’ils ont accumulés. Cette situation produit des incertitudes insupportables et renforce l’anxiété économique, alors même que notre système de retraites est globalement bien financé.

Mais, une fois que l’on a proclamé cet objectif de clarification et d’unification des droits, la vérité est que l’on n’a pas dit grand-chose. Il existe en effet de multiples façons d’unifier les règles. Or rien ne garantit que le pouvoir en place soit en capacité de dégager un consensus viable à ce sujet. Le principe de justice évoqué par le gouvernement paraît simple et plausible : un euro cotisé doit donner lieu aux mêmes droits à la retraite, quels que soient le régime et le niveau de salaire ou de revenu d’activité. Le problème est que ce principe revient à sacraliser les inégalités salariales telles qu’elles existent, y compris lorsqu’elles prennent des proportions abyssales (du travail émietté et sous-payé pour certains, des rémunérations excessives pour d’autres), et à les perpétuer à l’âge de la retraite et de la grande dépendance, ce qui n’a rien de particulièrement « juste ».

Un débat public et citoyen essentiel

Conscient de la difficulté, le projet Delevoye annonce qu’un quart des cotisations continuera d’être consacré à la « solidarité », c’est-à-dire, par exemple, aux bonifications pour enfants et interruptions de carrière ou pour financer une retraite minimale pour les plus bas salaires. La difficulté est que la façon dont ce calcul a été effectué est très contestable. En particulier, cette estimation ignore purement et simplement les inégalités sociales d’espérance de vie. Par exemple, si un salarié modeste passe dix ans à la retraite alors qu’un super-cadre en passe vingt, alors on oublie de prendre en compte qu’une large part des cotisations du premier sert en pratique à financer la retraite du second (ce que la maigre prise en compte de la pénibilité ne suffit nullement à compenser).

Plus généralement, il existe naturellement de multiples paramètres à fixer pour définir ce que l’on considère comme étant la « solidarité ». Les propositions du gouvernement sont respectables, mais elles sont loin d’être les seules possibles. Il est essentiel qu’un vaste débat public et citoyen s’enclenche et que des propositions alternatives émergent. Le projet Delevoye prévoit, par exemple, un taux de remplacement égal à 85 % pour une carrière complète (43 années de cotisations) au niveau du smic. Ce taux tomberait ensuite très rapidement à 70 % à seulement 1,5 smic, avant de se stabiliser à ce niveau précis de 70 % jusqu’à environ 7 smic (120 000 euros de salaire brut annuel). C’est un choix possible, mais il en existe d’autres. On pourrait ainsi imaginer que le taux de remplacement passe graduellement de 85 % au smic à 75 %-80 % autour de 1,5-2 smic, avant de s’abaisser graduellement vers 50 %-60 % aux environs de 5-7 smic.

De même, le projet du gouvernement prévoit un financement du système par une cotisation retraite dont le taux global serait fixé à 28,1 % sur tous les salaires bruts inférieurs à 120 000 euros par an, avant de chuter subitement à seulement 2,8 % au-delà de ce seuil. La justification officielle est que les droits à la retraite dans le nouveau système seront plafonnés à ce niveau de salaire. Le rapport Delevoye va jusqu’à se féliciter que les super-cadres seront néanmoins soumis à cette cotisation déplafonnée de 2,8 %, afin de marquer leur solidarité vis-à-vis du troisième et du quatrième âge.

Hauts salaires et espérances de vie longues

Au passage, on ignore de nouveau que les salaires compris entre 100 000 et 200 000 euros annuels correspondent généralement à de très longues espérances de vie, et bénéficient largement des cotisations acquittées par les salariés modestes à l’espérance de vie plus courte. En tout état de cause, cette contribution de 2,8 % à la solidarité au-delà de 120 000 euros est beaucoup trop faible, surtout s’agissant de niveaux de rémunération dont la légitimité même peut être contestée.

Plus généralement, il est peut-être temps d’abandonner l’idée ancienne selon laquelle la réduction des inégalités devrait être laissée à l’impôt sur le revenu, alors que le système de retraites devrait se contenter de les reproduire. Dans un monde où les salaires mirobolants et les questions de retraite et de dépendance ont pris une importance nouvelle, la norme de justice la plus lisible pourrait être que tous les niveaux de rémunération (y compris les plus élevés) financent les retraites au même taux (même si les pensions sont elles-mêmes plafonnées), tout en laissant à l’impôt sur le revenu le soin d’appliquer des taux plus élevés au sommet de la répartition.

Soyons clairs : l’actuel gouvernement a un gros problème avec la notion même de justice sociale. Comme chacun sait, il a choisi de consacrer d’entrée de jeu d’énormes cadeaux fiscaux aux plus riches (suppression de l’ISF, « flat tax » sur les dividendes et intérêts). S’il ne demande pas aujourd’hui un effort significatif aux plus favorisés, il aura beaucoup de mal à convaincre du bien-fondé de sa réforme des retraites.

Thomas Piketty (Directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Ecole d’économie de Paris)