Environnement et facteurs dégradant la santé

Médiapart - L’incendie d’une usine Seveso à Rouen fait craindre une pollution toxique

Septembre 2019, par Info santé sécu social

26 SEPTEMBRE 2019 PAR CHRISTOPHE GUEUGNEAU ET LA RÉDACTION DU POULPE
(ROUEN)

Un vaste incendie s’est déclaré dans la nuit sur le site de l’usine Lubrizol. Le panache de fumée a atteint 22 km de long. L’incendie est maîtrisé mais devrait prendre plusieurs jours pour être éteint. La préfecture se veut rassurante mais n’a que peu d’éléments concrets pour appuyer ses dires.

« Pas de toxicité aiguë. » Dans la matinée, la préfecture de Seine-Maritime s’est voulue rassurante après qu’un gigantesque incendie s’est déclenché, dans la nuit de mercredi à jeudi, dans une usine de produits chimiques à Rouen. « Par mesure de précaution et même si à ce stade au vu des premières analyses il n’est pas mesuré de toxicité aiguë dans l’air, il est conseillé, dans l’attente du résultat actualisé des mesures de qualité de l’air sur les principales molécules, d’éviter dans l’agglomération de Rouen les déplacements non indispensables », écrit la préfecture dans un communiqué.

Le feu s’est déclenché dans la nuit, vers 2 h 45, sur le site de l’usine Lubrizol située rive gauche à Rouen, non loin du centre-ville. Un périmètre de 500 mètres a été mis en place autour du site. Des habitants de la zone ont été invités à rester chez eux. Dans treize communes, crèches, écoles, collèges et lycées ont été fermés pour la journée.

Le périmètre a été levé vers 16 heures, le préfet affirmant que « les personnes y habitant pourront regagner leur domicile ce soir ».

Environ deux cents pompiers et autant d’engins ont été mobilisés au cours de la nuit et dans la matinée. Le feu a été circonscrit mais pas éteint. Cela devrait prendre plusieurs jours en raison des produits se trouvant dans l’usine. « Une série d’explosions a rendu la progression des pompiers délicate, ainsi que des nappes de liquides enflammés progressant comme une coulée de lave », a expliqué le commandant des sapeurs-pompiers présents sur place.

Selon le préfet de Normandie, Pierre-André Durand, qui s’est exprimé lors d’une audioconférence de presse le panache de fumée, lié à la présence « d’hydrocarbures », est « forcément anxiogène », mais les « premières analyses n’ont pas fait apparaître de toxicité aiguë sur les principales molécules que nous suivons, ce qui est plutôt rassurant ». Les résultats d’autres analyses sont attendus en fin de journée.

« Comme tout panache de fumée, il comporte un certain nombre de produits dangereux mais selon les analyses réalisées ce matin, il n’y a pas de dangerosité particulière même s’il faut éviter d’inhaler ces fumées », a complété le ministre de l’intérieur, Christophe Castaner, présent sur place. Le risque de sur-accident est écarté grâce à « la manœuvre qui a consisté à déplacer les produits les plus dangereux », a ajouté Christophe Castaner.

Le panache de fumée fait 22 kilomètres de long sur 6 kilomètres de large. Selon des habitants sur place, la zone concernée s’étend au nord-est de Rouen, sur le plateau, au-delà de la ceinture forestière, où se trouvent les pays de Caux et de Bray, deux territoires très agricoles. Les fumées transportées par le vent retombent sous forme de suie à cause de la pluie, laissant des traces dans les gouttières et les bacs de récupération à des dizaines de kilomètres au nord-est de la capitale normande, près de Buchy.

La préfecture a demandé aux habitants de laver soigneusement leurs légumes et fruits, et aux agriculteurs de rentrer leurs bêtes.

Selon France Bleu, « le feu est localisé dans une zone de stockage et selon la direction il ne s’est pas propagé au reste de l’usine ». Lubrizol est classée Seveso seuil haut. Elle fabrique des additifs pour lubrifiants et peintures : les huiles moteurs essence et diesel, les lubrifiants pour engrenages, les fluides de transmissions automatiques et les lubrifiants industriels. Elle appartient au groupe américain éponyme, propriété depuis 2011 de la compagnie holding Berkshire Hathaway du milliardaire Warren Buffett.

L’usine renferme de nombreux composants nocifs. Il y a aussi les substances toxiques qui peuvent être rejetées dans l’atmosphère en cas d’incendie précisément, à la suite de la décomposition de substances de base. C’est pourquoi la priorité du moment est « de protéger les produits dangereux » qui se trouvent encore dans l’usine « afin d’éviter le sur-accident », comme l’a déclaré Jean-Yves Lagalle, directeur départemental du SDIS. À l’intérieur de l’entreprise, il est primordial de « protéger les installations ultrasensibles », a souligné le soldat du feu.

En 2014, une note de présentation de la préfecture de Seine-Maritime à propos du plan de prévention des risques technologiques (PPRT), publiée en 2014, faisait le tour des différents risques de dispersion toxique liés à l’usine Lubrizol. À sa lecture et au vu de l’ampleur et de la violence de l’incendie, on tremble légèrement. Ainsi dans l’atelier baptisé C2, « une unité de mélanges qui produit des additifs pour lubrifiants », les risques potentiels liés à cette unité, du fait des produits mis en œuvre, « sont de type thermique (incendie), surpression (explosion d’un mélangeur), toxique (lié à la dispersion d’un produit ou en cas d’incendie lié aux fumées) ».

Au sein des ateliers 120/121, des unités de fabrication des sels de dithiophosphorique (additifs entrant dans la composition de nombreuses huiles de propriété anti-corrosion et anti-usure), « la fabrication de ces sels met en jeu divers produits dont des liquides inflammables et du pentasulfure de phosphore ». « Les risques potentiels liés à ces unités sont de type thermique (incendie, UVCE), surpression (explosion de bacs de stockage), toxique (dispersion H2S et composés soufrés suite à une décomposition de produits ou suite à une rupture de tuyauterie) », pointent les auteurs de ce rapport.

Dans le secteur regroupant les stockages non directement rattachés aux unités de production, a priori l’endroit d’où est parti le sinistre, la note de la préfecture précise « que les risques potentiels liés à ce secteur sont de type thermique (incendie) ou encore toxique (suite à la décomposition de produits ou aux fumées d’incendie) ».

En 2017, dans une autre note, la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal) indiquait « que l’incendie le plus important pouvant avoir lieu sur le site est un incendie du bâtiment où est effectuée la mise en fûts des produits fabriqués ». « Des effets pour la santé pourraient alors être ressentis autour du bâtiment », précisait le service de l’État.

Dans la rubrique des incidents pouvant produire « les effets toxiques les plus graves », la Dreal pointe « la décomposition d’une grande quantité de produits chimiques sulfurés et l’émission de sulfure d’hydrogène dans l’atmosphère ». Dans ce cas de figure, des effets sur la santé pourraient être ressentis « au plus loin à 200 m autour du site ».

« Le sulfure d’hydrogène est un gaz incolore et inodore à faible dose, qui peut entraîner la mort », rappelait, en 2013, à la suite d’un premier accident survenu chez Lubrizol, Claude Barbay, expert en risque industriel et membre, à l’époque, de l’association Haute-Normandie environnement. Selon les modélisations et les concentrations obtenues dans le cadre du PPRT, l’effet létal ne concernerait que la seule zone du site industriel. « Ce qui n’empêche pas des impacts graves sur la santé au-delà », prévenait aussi Lionel Estel, professeur à l’Insa de Rouen et spécialiste des risques industriels. Lors du premier incident survenu chez Lubrizol en 2013, ce gaz hautement toxique avait été dégagé mais, selon l’exploitant, sans porter à conséquence. À l’époque, Frédéric Henry, PDG de Lubrizol, précisait qu’il avait été « collecté selon des processus appropriés ».

Qu’en est-il aujourd’hui ? Lors de sa conférence de presse, le préfet de Seine-Maritime a expliqué que « les analyses réalisées par le SDIS n’ont pas impliqué de mesures de confinement et encore moins d’évacuation ». La représentation de l’État attend le résultat d’analyses complémentaires qui devraient intervenir dans la journée. Selon Jean-Yves Lagalle, il y a, à l’intérieur du site, « des installations qui peuvent relâcher de l’hydrogène sulfuré ». « Pour l’instant, ce n’est pas le cas », a-t-il assuré. Dans la note Dreal de 2017 citée précédemment, la probabilité d’apparition et de dispersion de ce composé hautement toxique était évaluée, « au maximum, à une fois tous les dix mille ans ».

Autre risque : celui de la pollution de la Seine. Pour contenir l’incendie, les pompiers ont pompé l’eau de la Seine, déversant jusqu’à 25 000 litres d’eau par minute. Le préfet de Normandie n’a pas évacué un « risque de pollution de la Seine ». « On continue de lutter contre le feu avec un risque de pollution de la Seine par débordement des bassins de rétention », a-t-il dit lors d’une conférence de presse. « Les barrages anti-pollution ont été déployés pour la Seine. Il n’est pas impossible de relever quelques pollutions avec la marée », a-t-il ajouté.

Une enquête judiciaire pour « destructions involontaires par l’effet d’une explosion ou d’un incendie » a été ouverte, annonce dans un communiqué Pascal Prache, procureur de la République de Rouen. Le ministère de la transition écologique a demandé « au préfet de diligenter une enquête administrative, qui débutera dès le sinistre maîtrisé et le site mis en sécurité, afin d’identifier les causes de l’incendie ».

L’union locale de la CGT exige pour sa part, dans un communiqué, « la communication immédiate sur le site internet de la préfecture des résultats d’analyses effectuées et leurs mises à jour au fil de l’eau » ainsi que l’organisation « d’un suivi médical spécialisé pour toute la population exposée aux fumées ». Le syndicat demande également « un renforcement des moyens humains de contrôles des entreprises industrielles (inspection du travail, CARSAT, services des installations classées) et un renforcement des sanctions pénales contre les employeurs délinquants qui mettent en danger les salariés et la population ».

En 2013, la même usine rouennaise de Lubrizol avait connu un incident significatif qui avait dégagé un nuage de gaz mercaptan (très odorant). Le panache avait été senti de la région parisienne au sud de l’Angleterre (comme le rappelle le site gouvernemental Aria – analyse, recherche et information sur les accidents). Le 3 avril 2014, Lubrizol France avait été condamné à 4 000 euros d’amende pour des négligences…


Cet article a été rédigé en partie depuis Paris, en partie depuis Rouen par les rédacteurs du site Le Poulpe.info, un journal d’investigation sur Internet consacré à la Normandie et ses principales villes. Accessible sur abonnement, ce média en ligne indépendant est spécialisé dans l’enquête journalistique, le décryptage de l’actualité locale et régionale, ainsi que l’exclusivité et la révélation. Il propose également des reportages, interviews et portraits au long cours.