Industrie pharmaceutique

Le Monde.fr : Au procès du Mediator, les « négligences » de l’ANSM à la barre

Novembre 2019, par infosecusanté

Le Monde.fr : Au procès du Mediator, les « négligences » de l’ANSM à la barre

Accusée d’avoir failli à sa mission, l’autorité publique chargée de garantir la sécurité des médicaments est jugée pour « homicides involontaires ».

Par Henri Seckel •

Publié le 12 novembre 2019

Voilà plus d’un mois que Servier se débat. Depuis le 1er octobre, par la voix de ses représentants et de ses avocats, le laboratoire s’échine à convaincre qu’il ne pouvait pas savoir que le Mediator était dangereux ; promet qu’il n’a trompé personne en taisant, lors de sa mise sur le marché en 1976, les propriétés amaigrissantes de son médicament officiellement anti-diabète, car celles-ci étaient insignifiantes ; jure que le Mediator n’avait rien à voir avec les fenfluramines en dépit d’une parenté chimique manifeste, et qu’il n’y avait donc pas lieu de s’alarmer lorsque ces médicaments coupe-faim furent retirés du marché en 1997 en raison de leur toxicité mortelle.

Le Mediator, lui, restera commercialisé jusqu’en 2009, causant les dégâts que l’on sait. Et s’il a pu se maintenir aussi longtemps, ce n’est pas dû qu’à l’acharnement du laboratoire qui le fabriquait, mais aussi, selon l’accusation, à « l’inertie », aux « dysfonctionnements », aux « négligences parfois fort suspectes » de l’autorité publique chargée de contrôler ce qui garnit les rayons de nos pharmacies : l’Agence nationale de la sécurité du médicament – l’ANSM, qui s’appelait l’Afssaps avant que le scandale n’entraîne sa réforme –, à laquelle sera consacré, à partir du mardi 12 novembre, le deuxième chapitre du procès.

« Il a été établi que l’ANSM n’avait pas, à compter des premières alertes de 1995 et jusqu’en 2009, accompli les diligences normales compte tenu de la nature de sa mission, de ses compétences, du pouvoir et des moyens dont elle disposait », peut-on lire dans l’ordonnance qui renvoie « l’agence » devant le tribunal correctionnel de Paris, aux côtés du laboratoire.

Face à face

« Aux côtés » : façon de parler. Servier et ANSM ont beau se trouver côte à côte sur les bancs des prévenus, ils sont en réalité face à face : les avocats du laboratoire et ceux de l’agence ne cessent de se tirer dans les pattes depuis l’ouverture des débats, chacun s’évertuant à souligner la responsabilité de l’autre dans l’affaire.

Une distinction est d’ores et déjà établie : contrairement au laboratoire, l’agence doit répondre d’une faute non intentionnelle. Alors que Servier est jugé pour « tromperie », « escroquerie », « trafic d’influence » et « homicides involontaires par violations manifestement délibérées », l’ANSM l’est uniquement pour « homicides involontaires par négligence », ce que l’on pourra considérer comme déjà bien assez infamant pour une autorité censée, précisément, faire en sorte que les citoyens qui prennent des médicaments n’en meurent pas.

Jusqu’à la fin du mois de novembre vont se succéder à la barre les dirigeants ayant occupé les postes-clés de l’ANSM depuis sa création en 1993, dans un défilé qui permettra de comprendre la cécité de l’agence, et de revenir sur ses multiples occasions manquées d’empêcher, du moins de limiter, le scandale.

Bizarreries

Il sera par exemple intéressant de comprendre les bizarreries autour du renouvellement de l’autorisation de mise sur le marché (AMM) du Mediator. En 1995, alors que Servier demande à pouvoir vendre son médicament avec l’indication « adjuvant du régime du diabète », l’ANSM émet un avis défavorable, et écrit : « Cette indication n’est pas justifiée. En conséquence, aucune mention des propriétés pharmacologiques en relation avec cette indication ne peut être acceptée. »

Deux ans plus tard, en août 1997, une employée de l’ANSM, Arielle North, écrit au groupe Servier qu’il peut « maintenir les mentions concernant l’indication thérapeutique du diabète » sur l’étiquette du Mediator, qui continuera donc à être vendu pour une indication fallacieuse. Arielle North viendra témoigner le 14 novembre.

Il sera intéressant de comprendre pourquoi l’agence n’a pas revu sa position sur le Mediator après l’étude IPPHS (pour International Primary Pulmonary Hypertension Study). Cette vaste étude épidémiologique publiée en 1995 démontrait le lien entre la prise de fenfluramines et la survenue d’hypertension artérielle pulmonaire (HTAP), maladie mortelle. Or, la parenté chimique du Mediator et des fenfluramines aurait pu alerter l’ANSM. Didier Tabuteau, directeur de l’ANSM à cette époque, fera face au tribunal le 19 novembre.

Il sera intéressant de comprendre par quel mystère plusieurs alertes sur le caractère anorexigène (coupe-faim) du Mediator n’ont pas éveillé les soupçons, à un moment où les anorexigènes, jugés dangereux, étaient retirés du marché. En 1997, Anne Castot, responsable de la pharmacovigilance à l’ANSM, reçoit cette lettre d’un médecin : « Il apparaît clairement que le Mediator est utilisé dans la majorité des cas comme “coupe-faim amaigrissant” chez des patients n’ayant pas de [diabète]. Le risque d’HTAP [lié au Mediator] est-il connu ou possible ? » Pas de réaction. Anne Castot sera entendue le 12 novembre.

« Le principe de précaution n’a pas été appliqué »

Ni l’alerte venue d’Italie en 1998, ni les deux cas – une valvulopathie, une HTAP – signalés en 1999 en France chez des patients sous Mediator seul, ni le cas de valvulopathie signalé en 2003 en Espagne, ni les nombreux doutes exprimés dans des publications médicales indépendantes, ne feront bouger l’ANSM. Dans le même temps, Italie, Suisse et Espagne banniront le Mediator. Pour Dominique Maraninchi, directeur de l’ANSM après la tempête (2011-2014), le Mediator a bénéficié d’un système de contrôle dans lequel « la suspicion ne suffit pas à prendre une décision de retrait » d’un médicament. En résumé : « Le principe de précaution n’a pas été appliqué. »

« Le groupe Servier n’a pas permis à l’ANSM d’avoir une connaissance éclairée et complète de la nature chimique ni des effets du Mediator, conviennent les juges d’instruction dans leur ordonnance. Mais les dissimulations multiples et graves des laboratoires Servier à l’égard de l’ANSM n’excluent pas l’engagement de la responsabilité pénale de celle-ci. »

L’agence va devoir s’expliquer sur sa passivité, voire sa bienveillance, vis-à-vis de Servier. Sa « réponse insuffisante aux comportements fautifs » du groupe pharmaceutique, écrivent les juges d’instruction, « peut s’expliquer, en partie, par le vaste réseau d’influence tissé par les laboratoires Servier sur de nombreux responsables, agents et experts des autorités de santé », une influence qui « n’a pu que pervertir la nature et l’efficience du contrôle confié aux autorités ». Ce volet, celui des conflits d’intérêt entre le laboratoire et l’administration publique, constituera, au printemps 2020, le dernier chapitre du procès du Mediator.

Henri Seckel