Industrie pharmaceutique

Médiapart - Le lobby pharmaceutique avance masqué

Novembre 2019, par Info santé sécu social

12 NOVEMBRE 2019 PAR ROZENN LE SAINT

Des leaders d’opinion de la santé censés parler dans l’intérêt des patients servent de porte-parole à l’industrie pharmaceutique dans une tribune publiée dans L’Opinion. Les 86 médecins signataires cumulent depuis 2013 plus de 16 millions d’euros de liens d’intérêts. Une belle entourloupe alors que débute ce mardi au Sénat l’examen du projet de loi de financement de la Sécurité sociale.

Après la ministre de la santé Agnès Buzyn, le député Philippe Berta (MoDem) monte sur la scène des Rencontres des maladies rares : deux jours de conférences, les 5 et 6 novembre, organisées en grande pompe à la Cité des sciences, à Paris, et sponsorisées par l’industrie pharmaceutique. L’élu Mouvement démocrate et apparentés prêche pour un accès plus rapide aux médicaments innovants en France : nous serions à la traîne. C’est en tout cas ce qu’il dénonce, avec 104 autres signataires, dans une tribune publiée sur le site de L’Opinion le 9 octobre, jour de présentation du projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) en conseil des ministres.

Ce projet de loi, débattu au Sénat à partir de ce mardi 12 novembre, est stratégique pour les géants pharmaceutiques puisqu’il prévoit les dépenses du secteur de la santé et donc des médicaments pour l’année à venir. Le lobbying pharmaceutique bat donc son plein à l’automne. Et cette année, pour mieux faire passer son message, une nouvelle approche a été adoptée.

L’idée est de jouer au ventriloque en faisant passer le message par d’autres. Comment ? Par le biais d’un appel porté par un mystérieux collectif, baptisé pour l’occasion « ACCèS+ ». Il se présente comme « composé de professionnels de santé, d’associations de patients et d’acteurs des industries de santé ». Sans site internet, il est injoignable. Mediapart a découvert qu’il s’agissait en réalité d’une coquille vide, pour mieux avancer masqué.

Qui tire les ficelles de cette opération de communication ? Les signataires avouent avoir été contactés directement par des représentants de laboratoires américains ou l’agence de communication Nextep Health…, elle-même sous contrat, à hauteur de 400 000 euros par an, avec l’Association des groupes internationaux pour la pharmacie de recherche (Agipharm), sans site internet non plus. Comme son nom, inconnu du grand public, voire du secteur, ne l’indique pas, elle représente les intérêts en France de 14 géants pharmaceutiques américains, tels que Abbvie, Celgene, Gilead, Lilly, MSD ou Pfizer.

Il s’agit de la « famille américaine » du Leem, le lobby des entreprises du médicament, traduit Michel Joly, le seul représentant de l’industrie pharmaceutique dont le nom figure au beau milieu de tous les autres, à la suite de la tribune, non en sa qualité de patron de Gilead France, mais de l’Agipharm. Pour passer incognito ? Selon Michel Joly, si cette fois l’association est l’élément moteur, plutôt que le Leem directement, c’est parce que « les laboratoires américains, historiquement, sont ceux qui produisent une grosse partie des innovations, près de la moitié. [Ils sont] très en pointe sur ces questions ».

C’est la deuxième fois que ce bras armé discret du lobbying pharmaceutique téléguide une action. Autre fait d’arme : l’organisation, en mars 2019, d’un rassemblement à la mairie du XVIIe arrondissement de Paris (Les Républicains) sur l’accès aux médicaments innovants, dans le cadre du « grand débat national » ! « Pour sortir la discussion de ce rapport consanguin entre acteurs de la santé, argue le président de l’Agipharm. Quand l’industrie parle toute seule, on ne l’entend pas. Nous souhaitions porter le message collectivement », précise-t-il, pour justifier la création du collectif ACCèS+.

Dans sa présentation, ACCèS+ ne mentionne pas les politiques, alors que huit parlementaires de droite et du centre ont émargé le texte. Les blouses blanches constituent le gros de la liste des 105 noms. À eux tous, les 86 médecins signataires ont reçu depuis 2013 pour plus de 16 millions d’euros de cadeaux, mais aussi de rémunérations de la part des firmes pharmaceutiques ! Ces liens d’intérêts ne sont pas mentionnés dans la tribune : Mediapart a fait le calcul, grâce à EurosForDocs, l’outil qui répertorie tous ceux déclarés par les laboratoires depuis six ans. Cela équivaut à 186 000 euros en moyenne par tête, c’est-à-dire 31 000 euros par an chacun, soit près de 2 600 euros par mois, en plus de leur rémunération de médecin.

De quoi influencer la parole publique de ces spécialistes ? Une étude, la première en France, montre que même les « petits cadeaux » comme les repas au restaurant ou les nuits d’hôtel offerts jouent sur les prescriptions des généralistes. Réalisée par des médecins et chercheurs rennais, elle a été publiée le 6 novembre dans le sérieux The British Medical Journal. Au-delà des ordonnances, ces rémunérations à plusieurs zéros inciteraient-elles, même inconsciemment, à jouer les prête-noms ? « Nous ne recrachons pas le discours de l’industrie pharmaceutique. Nous avons passé l’âge d’être gavés comme des oisillons. Quand je vois le nom des signataires, ce ne sont pas des perdreaux de l’année », se défend René-Marc Flipo, rhumatologue au CHU de Lille, plus de 625 000 euros de liens d’intérêts au compteur depuis six ans.

Pierre Tattevin, spécialiste des pathologies infectieuses, a « attentivement lu la tribune ». « Je me méfie, je ne veux pas être pris pour un homme-sandwich », assure-t-il. « S’il n’y avait pas eu des collaborations public-privé sur des maladies comme le sida, les gens mourraient encore à la pelle comme dans les années 1990. Travailler sur des études cliniques avec des patients à l’hôpital contribue à mieux les soigner », plaide le spécialiste, pour justifier ses liens d’intérêts d’un montant d’environ 78 000 euros enregistrés depuis six ans.

Même écho du côté de son confrère Christophe Le Tourneau, oncologue à l’Institut Curie à Paris. Pour lui, le montant monte même à 350 000 euros, essentiellement justifiés par des contrats de recherche. Les spécialistes du cancer sont les plus nombreux parmi les signataires. « Ils sont dans un discours émotionnel, ayant face à eux des situations d’impasse, sans espoir, qui poussent à vouloir tenter des remèdes de dernière chance. Sauf que les résultats des anticancéreux présentés comme innovants sont très décevants », analyse Pierre Chirac, directeur de publication de la revue indépendante Prescrire(1). Et pourtant, ces remèdes font partie de ceux qui coûtent le plus cher à la Sécurité sociale, selon Basta !.

Des chiffres tronqués sur les délais d’accès aux médicaments
« C’est rageant pour nous, soignants, de savoir qu’il existe des traitements, notamment en immunothérapie, qui sont difficilement accessibles en France », soutient Christophe Le Tourneau. Interrogés sur les nouveaux médicaments efficaces disponibles ailleurs et pas en France, les signataires peinent à trouver des exemples et insistent surtout sur leur « accès tardif » ou « compliqué ».

D’ailleurs, l’appel publié dans L’Opinion le déplore : « En France, le délai moyen entre l’autorisation de mise sur le marché et le véritable accès des patients aux médicaments remboursables est de 530 jours, bien loin des 180 jours recommandés par la réglementation européenne. Notre pays se place ainsi au 20e rang européen en termes de délais d’accès. Cette attente imposée aux patients et à leurs proches est insupportable, a fortiori en l’absence d’alternative thérapeutique. »

Or ces chiffres, en général martelés par le Leem lui-même, sont tronqués. D’abord, ils ne prennent pas seulement en compte les remèdes innovants, mais l’ensemble des traitements. Ensuite, ils n’intègrent pas les dispositifs d’autorisation temporaire d’utilisation (ATU). Or les ATU sont des coupe-files exceptionnels, justement créés pour faire bénéficier les malades, dans les plus brefs délais, des trouvailles les plus prometteuses. L’ensemble des signataires interviewés par Mediapart est bien obligé de l’admettre.

France Assos Santé, qui regroupe pourtant 80 des principales associations de patients, n’a pas été sollicitée pour signer l’appel. Pas plus que Médecins du monde. Selon Théau Brigand, son coordinateur plaidoyer « prix des médicaments et systèmes de santé », « la tribune a des airs de pro bono et entretient un côté “patient centré”, alors qu’elle donne les mêmes arguments que le lobby des entreprises pharmaceutiques, parfois malhonnêtes ». En réalité, seuls 5 signataires sur 105 représentent une association de malades, cautions d’un texte dicté par les producteurs de médicaments.

Et encore. Parmi eux, Gérard Viens, présenté comme vice-président d’Alliance maladies rares, pensait avoir paraphé seulement en son nom, en tant qu’économiste de la santé. Il confie à Mediapart s’être senti « utilisé » et regrette avoir suivi les yeux fermés, alors qu’il traversait une période personnelle difficile. En réalité, « la tribune est très en faveur des laboratoires et je ne le suis pas. Je trouve le prix des traitements exorbitant », s’indigne-t-il.

Le record du médicament le plus cher du monde vient même d’être battu : près de 2 millions d’euros l’unité ! Commercialisé par le leader suisse Novartis, il est remboursé par la Sécurité sociale depuis juillet 2019. Or le Zolgensma avait reçu sa toute première autorisation de mise sur le marché aux États-Unis tout juste deux mois plus tôt… Exactement au même tarif prohibitif. En une seule injection, ce produit de thérapie génique soigne les enfants atteints d’une maladie neuromusculaire rare. C’est une véritable révolution pour soulager les bébés frappés par l’amyotrophie spinale. Dans sa forme la plus sévère, celle-ci les terrasse en moins de deux ans.

Depuis juillet dernier, trois bébés français ont pu être sauvés par ce remède miracle, en une seule prise : ce sont les premiers en Europe à avoir bénéficié de cette thérapie génique salvatrice, prise en charge par l’État. En Belgique, sans un appel aux dons désespéré de parents, leur nourrisson n’y aurait pas eu accès. Une chance encore une fois permise par le raccourci des ATU, exception française.

Pendant cette période transitoire avant l’obtention de l’autorisation de mise sur le marché officielle, attendue d’ici à la fin du premier trimestre 2020, puis la détermination du prix, la firme pharmaceutique fixe arbitrairement le montant de l’addition. Jusqu’à 1,9 million d’euros, donc, pour le Zolgensma… L’assurance-maladie paie le prix fort avant que le tarif final ne soit arrêté. Le cas échéant, le laboratoire doit ensuite rembourser la différence.

« L’ATU est un bon système, envié par beaucoup de pays », rappelle Christophe Duguet, directeur des affaires publiques de l’AFM Téléthon. Il craint qu’il ne soit encore « détricoté » dans le projet de loi de financement de la Sécurité sociale 2020, ce qui « pénaliserait les patients en premier ». Tout comme France Assos Santé, qui dénonce le fait que « certains industriels détournent ce dispositif, que nous avons toujours soutenu, pour peser dans les négociations sur les prix ».

Le Zolgensma soigne le type de pathologies dont sont atteints les enfants qui, tous les ans, sont mis sous le feu des projecteurs le premier week-end de décembre, lors du Téléthon. Le but ? Récolter des dons pour financer son centre de recherche de thérapies géniques pour soigner ces maladies orphelines, le Généthon, également alimenté par des fonds publics.

Or le Zolgensma a justement été inventé à Évry par l’équipe du Généthon, loin des éprouvettes helvètes de Novartis. Faute de moyens pour poursuivre le développement, le Généthon a ensuite signé un accord de licence pour son brevet avec une start-up américaine, elle-même engloutie, en bout de course, par le géant pharmaceutique suisse.

Reste ensuite à gérer les autorisations de mise sur le marché, obtenues en échange de preuves d’efficacité et d’absence de dangerosité, ainsi qu’à mener les négociations de prix avec l’État, soucieux de ne pas creuser le trou de la Sécu…, négociations qui peuvent alors s’éterniser. Ces lenteurs sont dénoncées par le collectif ACCèS+. « Pour les maladies rares, même les autorisations de mise sur le marché vont très vite, assure pourtant Pierre Chirac, de Prescrire, études à l’appui. La tribune explique que la France ne suit pas les accélérations de procédures en cours au niveau européen. Heureusement, car elles ne sont pas raisonnables et se font au détriment de l’évaluation du médicament. »

(1) Plus de la moitié des anticancéreux mis sur le marché européen entre 2009 et 2013 n’ont eu aucun effet positif sur les patients, selon une étude publiée le 5 octobre 2017 dans la revue The British Medical Journal.