Environnement et facteurs dégradant la santé

Médiapart - A Paris, les morts de la pollution se comptent par milliers

Septembre 2016, par Info santé sécu social

À Paris, la pollution tue 60 fois plus que l’insécurité routière. Environ 2 500 personnes meurent chaque année de l’exposition aux polluants atmosphériques, en partie émis par les voitures. Le Conseil de Paris doit voter la piétonnisation de la voie Georges-Pompidou lundi 26 septembre.

Une carcasse de tôle enfoncée dans un mur de béton. Un pare-brise strié de ridules. Un scooter éventré dans une mare d’huile et de sang. Un brancard soulevé par des pompiers qui courent. On sait tous à quoi ressemble un accident de la route.

Mais mourir de la pollution, qu’est-ce que ça donne ? On n’a jamais vu de foules de piétons s’effondrer d’asphyxie lorsque le ciel de Paris devient gris à force de dioxyde d’azote, ni les cadavres s’entasser le long des rues embouteillées. Les alvéoles pulmonaires brunissent et les artères s’épaississent en silence. Les morts de la pollution échappent au regard. Les particules fines tuent ceux qui les respirent, mais personne ne les voit.

Et pourtant, à Paris, les morts de la pollution atmosphérique se comptent par milliers. Environ 2 500 personnes perdent chaque année la vie à cause de l’air qu’elles respirent dans la capitale. C’est 60 fois plus que le nombre de morts par accident de la route dans la capitale. Ce chiffre, peu de personnes le connaissent. Il figure en annexe du rapport de Santé publique France publié en juin dernier 3et il faut fouiller jusqu’à la 116e page de l’épais rapport pour le débusquer. Il dérange, car il est difficile à comprendre. Il ne reflète pas le comptage de corps individuels, mais découle d’une estimation statistique.

« On ne meurt pas de la pollution, on meurt de pathologies qui en découlent », décrit Bernard Jomier, adjoint à la santé de la mairie de Paris et médecin. « On peut publier la photo d’un mort du diabète, mais pas d’une victime de la pollution. » Pour mesurer le nombre de vies fauchées par la saleté de l’air parisien, il a fallu extrapoler à partir d’études épidémiologiques françaises et européennes liant la pollution atmosphérique à l’état de santé des habitants. Concrètement, il s’agit de mesurer l’excès de risque engendré par la pollution de l’air. « Ce travail est l’aboutissement de toute une démarche », explique Sabine Host de l’Observatoire régional de santé d’Ile-de-France 3. Il présente donc une part d’incertitude.

C’est toute la difficulté. Il ne sera jamais possible de désigner la pollution atmosphérique comme cause de décès d’une personne. « Ce n’est pas une pathologie spécifique, mais un facteur de risque supplémentaire », précise Sabine Host. Et pourtant, entre 6 et 7 personnes en meurent chaque jour dans la capitale française. « On ne peut pas se soustraire à la pollution », rappelle la chercheuse. On peut choisir de fumer. On ne décide pas de l’air qu’on respire. « Il faut prendre ces chiffres avec beaucoup de précaution, remarque Bernard Jomier. L’histoire montre que les impacts des pollutions sur la santé sont toujours sous-estimés. On a connu la même chose sur le saturnisme, nié par la mairie de Paris dans les années 90. » Si les Parisiens respiraient un air libéré de la pollution induite par l’activité humaine, ils gagneraient plus de deux ans d’espérance de vie, selon une étude de Santé publique France.

Ce bilan humain éclaire la controverse sur la piétonnisation de la voie Georges-Pompidou, sur la rive droite de la Seine. L’interdiction de la voiture sur cette autoroute urbaine de 3,3 kilomètres est à l’ordre du jour du Conseil de Paris du 26 septembre. La droite se déchaîne contre ce projet et se veut le porte-voix des automobilistes mécontents. La majorité municipale veut passer en force, malgré l’avis défavorable de la commission d’enquête publique. En cette période politiquement sensible, après la victoire des Républicains à la tête de la région Ile-de-France, et à quelques mois de la présidentielle, la place de la voiture à Paris devient l’objet d’une discorde politicienne qui oublie le sujet vital de ce dossier : la santé des habitants et leur inégalité face aux nuisances de la pollution.

« La pollution de l’air tue et rend malade, explique Bruno Housset, chef du service de pneumologie au centre hospitalier intercommunal de Créteil et vice-président de la Fondation du souffle. La typologie des impacts sur la santé n’est pas propre à Paris. » Pour les personnes qui souffrent d’une maladie respiratoire, l’exposition à un air pollué peut entraîner des effets cardio-vasculaires et leur infliger un coup de grâce, décrit le médecin. « Chez les personnes qui souffrent d’asthme, d’insuffisance coronarienne, qui connaissent des accidents vasculaires cérébraux, la pollution exacerbe la maladie », explique Jocelyne Just, cheffe du service d’allergologie à l’hôpital Trousseau, à Paris.

« Plus que le nombre de morts du cancer du poumon »

La pollution atmosphérique est un mélange complexe, composé de polluants primaires, directement émis par le trafic routier, les industries, le chauffage, l’agriculture, et de substances produites par des réactions chimiques dans l’atmosphère, comme le dioxyde d’azote. En étudiant les particules fines de 2,5 micromètres de diamètre (PM2,5), l’indicateur de pollution le plus suivi pour ses effets sur la santé, les chercheurs de Santé publique France ont mesuré qu’elles étaient responsables de la mort de 48 000 personnes par an en France. C’est 9 % de la mortalité nationale. « C’est plus que le nombre de morts du cancer du poumon, qui tue environ 30 000 personnes en France », commente Bruno Housset – mais on attribue au tabac 78 000 morts par an. Elles subissent les effets délétères des pics d’émission de particules mais aussi de la pollution de fond, c’est-à-dire la saleté permanente de l’air qu’elles respirent. Plus les communes sont grandes, plus la concentration de PM2,5 est élevée. Selon l’Agence européenne de l’environnement (AEE) 3, plus de 90 % des citadins en Europe sont exposés à des niveaux de pollution jugés nuisibles pour la santé par l’OMS. La pollution de l’air est désormais considérée par les chercheurs comme la première cause environnementale de mort prématurée dans le monde.

Qui meurt de la pollution ? « C’est difficile à dire, répond Jocelyne Just. On peut dire qui souffre : ce sont les personnes fragiles. Les nouveau-nés, les nourrissons, les personnes âgées, les personnes atteintes de maladies chroniques. » À Paris, le risque de mourir de la pollution est faible, mais il touche tout le monde. Les particules fines, émises notamment par la combustion du diesel, pénètrent profondément les poumons et passent dans les vaisseaux sanguins. Une fois dans le sang, elles ont un effet inflammatoire et activent les plaquettes, ce qui entraîne des troubles de la coagulation. Cette situation favorise la formation de caillots et peut causer des accidents cardio-vasculaires. Il peut en résulter des troubles cognitifs. Chez d’autres personnes, cela peut aggraver le diabète. L’exposition aux polluants atmosphériques peut favoriser l’allergie au pollen. La croissance pulmonaire des nourrissons est altérée par la pollution atmosphérique. « On retrouve des particules fines de polluants dans les macrophages [cellules appartenant aux globules blancs – ndlr] des poumons de nourrissons asthmatiques », explique Jocelyne Just. Un enfant peut être touché in utero si sa mère respire un air pollué. Chez certaines femmes enceintes équipées de capteurs, des chercheurs ont détecté dans le cordon ombilical l’expression de gènes liés à l’apparition de l’asthme. En effectuant de petits lavages de poumons de nourrissons atteints d’asthme sévère, les allergologues de Trousseau ont découvert des « particules noires », qui ressemblent à ce que l’on trouve dans les poumons des fumeurs. « C’est assez inquiétant. Qu’est-ce que cela va devenir ? Probablement des inflammations chroniques et l’apparition de pathologies », poursuit la médecin.

Dans une étude publiée en juillet dans la revue Epidemiology, des chercheurs ont comparé les décès à Tokyo, qui a drastiquement réduit le nombre de véhicules diesel, et Osaka, qui les a moins contraints et plus tardivement. Résultat : le taux de mortalité consécutif à une maladie pulmonaire est inférieur de 22 % à Tokyo, de 11 % pour les maladies cardio-vasculaires et de 10 % pour les problèmes cardiaques. En 2015, des chercheurs ont étudié l’effet de la réduction de la pollution atmosphérique en Californie sur les capacités pulmonaires des enfants. « Nous avons démontré que l’amélioration à long terme de la qualité de l’air s’est accompagnée d’effets statistiques et cliniques significativement positifs sur le développement des capacités pulmonaires des enfants », écrivent les scientifiques dans le New England Journal of Medecine.

Un exemple parmi d’autres : un patient de Bruno Housset rentre de vacances à la campagne et lui explique que, depuis son retour à Paris, il ne parvient plus à respirer. Sa visite correspond à une période de pics de pollution. Ce type de témoignage n’est pas rare parmi les parents d’élèves franciliens, qui observent parfois ce type de phénomènes chez leurs enfants. « S’il n’y avait pas la pollution de fond qui abîme les fonctions respiratoires des habitants, les pics d’émission n’auraient pas les mêmes conséquences », ajoute Bernard Jomier.

Plus de décès chez les plus défavorisés

Respirer l’air de Paris tue. Mais pas tout le monde et pas de la même manière. « Les populations les plus vulnérables économiquement ont un risque de décès plus élevé », explique Séverine Deguen. En 2015, avec une équipe de chercheurs, elle a publié la première étude sur les liens entre pollution atmosphérique et quartiers d’habitation dans la capitale 3. Il en résulte que les personnes économiquement défavorisées sont plus vulnérables à la pollution de l’air et potentiellement plus sensibles aux pics de pollution, dont les effets sont démultipliés par l’exposition chronique des habitants au dioxyde d’azote – le polluant observé pour cette étude. À la différence de ce qui se produit dans de nombreuses villes américaines, les quartiers populaires parisiens ne sont pas nécessairement les plus pollués. Si l’on regarde la carte des quartiers affectés par les plus fortes concentrations de particules de dioxyde d’azote, notamment émis par le diesel du trafic routier, ils suivent le tracé du périphérique, au nord comme au sud – même si une grande partie du 19e arrondissement est touchée. Les grands boulevards et le carrefour d’Alésia, fortement exposés à la pollution, traversent des quartiers en bonne partie gentrifiés. Mais de nombreuses crèches, haltes garderie et écoles maternelles se trouvent à proximité du périph’. La proximité avec de grands axes routiers est responsable d’environ 16 % des nouveaux cas d’asthme chez les moins de 17 ans – selon une étude de l’Observatoire régional de santé Ile-de-France. À Paris et en petite couronne, près de 30 % de la population vit à moins de 75 mètres d’un axe à fort trafic routier (plus de 10 000 véhicules par jour).

Ce sont leurs conditions de vie qui rendent les ménages défavorisés plus vulnérables aux polluants. Pour les chercheurs, cela peut s’expliquer par plusieurs raisons : le mauvais état de santé dû à un suivi insuffisant (diabète, obésité…) et au manque d’activité physique, la mauvaise qualité des logements, l’exposition à des environnements dégradés sur leurs lieux de travail et lors de leurs déplacements, le faible niveau d’éducation qui rend plus difficile la bonne compréhension des messages de prévention. Quand les familles plus privilégiées peuvent s’éloigner de Paris pour les vacances ou les week-ends, les autres sont coincés dans Paris et ne peuvent s’extraire de son air pollué. À la saleté de l’air s’ajoutent les nuisances sonores générées par les grands axes routiers, facteurs de stress et des pathologies qui lui sont associées. En 2013, des chercheurs ont mis en exergue un possible lien entre l’exposition au bruit à Lyon et la mortalité des nourrissons nés dans des familles défavorisées.

Si les personnes défavorisées sont les plus impactées, à quelles catégories sociales appartiennent les véhicules qui mettent la plus grande partie des particules fines et du dioxyde d’azote qui polluent l’air de Paris ? L’observation de la carte de la mobilité individuelle 3 dans la capitale est instructive : l’usage de la voiture est très faible. En moyenne 10 % des déplacements se font en voiture. Sauf dans le 16e arrondissement, où habitent des ménages à très haut revenu : 19 % des déplacements s’effectuent en véhicule, soit près du double de la moyenne municipale. Les habitants de ce quartier parisien cossu utilisent deux fois plus leur voiture que le reste des habitants de la capitale. Pour autant, cette distinction sociale par le haut ne se retrouve pas dans l’analyse par catégorie sociale : 23 % des déplacements des ouvriers se font en voiture, contre 12 % pour les cadres. Les artisans et commerçants sont les professions qui utilisent le plus la voiture, explique Jérémy Courel, statisticien à l’IAU.

Les chercheurs mettent en évidence l’impact de la pollution de l’air de Paris sur la santé de ses habitants depuis les années 90. La compréhension de ce phénomène a conduit la capitale à mettre en place des politiques de réduction de la place de la voiture en ville. Même si les contraintes imposées aux automobilistes restent bien plus faibles à Paris que dans de nombreuses grandes villes occidentales (Tokyo, Berlin, Londres…), la réduction du trafic routier a eu un effet positif sur l’atmosphère parisienne : les émissions d’oxyde d’azote et de particules fines ont baissé d’environ 30 % entre 2002 et 2012. Selon les estimations d’Airparif, l’association chargée du contrôle de la qualité de l’air, un tiers de cette amélioration provient de l’aménagement de la voirie. Ce bilan plaide pour la piétonnisation de la voie Georges-Pompidou, que le Conseil de Paris devrait voter lundi 26 septembre : moins il y a de voies rapides, moins il y a de voitures, moins l’air est sale.

Mais la disparition de l’autoroute urbaine le long de la Seine ne résout pas tout. C’est aussi ce qu’enseigne l’histoire récente. La diésélisation du parc automobile parisien a contrebalancé les tendances à l’amélioration de la qualité de l’air, explique Airparif : les rejets de polluants auraient davantage diminué si le nombre de véhicules diesel, notamment pour les livraisons, n’avait pas augmenté. L’interdiction de la voiture le long de la Seine n’a qu’un effet limité et la confrontation avec l’industrie automobile est inévitable.
__________________________________________________________
Pour comparer le nombre de morts de la pollution atmosphérique et des accidents de la route, j’ai d’abord calculé la moyenne du nombre de victimes de la route entre 2011 et 2015 à Paris (41 décès par an), que j’ai ensuite rapporté au nombre de morts estimés de la pollution parisienne (environ 2 500 par an).