Industrie pharmaceutique

Mediapart : Procès du Mediator : de la prison ferme et des amendes requises contre Servier

Juin 2020, par infosecusanté

Mediapart : Procès du Mediator : de la prison ferme et des amendes requises contre Servier

24 JUIN 2020
PAR ROZENN LE SAINT

Le parquet a requis trois ans de prison ferme contre l’ancien no 2 de Servier et plus de 15 millions d’euros d’amende pour le laboratoire. Les avocats des parties civiles demandent en plus un milliard d’euros pour indemniser les victimes et atteindre financièrement l’entreprise.

De la prison ferme pour un dirigeant d’entreprise pharmaceutique : ce serait une première en France si les réquisitions du parquet prononcées mercredi au tribunal correctionnel de Paris étaient suivies. Mais le jugement du procès fleuve du Mediator sera seulement rendu début 2021. Le sentiment d’impunité de dirigeants de laboratoires qui, comme Servier, producteur du Mediator, ce coupe-faim déguisé en anti-diabétique malgré ses dangers, auraient tendance à « faire passer [leurs] intérêts financiers devant l’intérêt des patients », selon la procureure Aude Le Guilcher, en serait alors altéré.

Cinq ans d’emprisonnement dont trois ferme ont été requis à l’encontre de l’un des leurs, Jean-Philippe Seta, « la peine maximale encourue compte tenu de la gravité des agissements » de l’ancien bras droit de Jacques Servier. Ce dernier, lui, est mort en 2014. « Les deux hommes formaient une sorte de tandem », rappelle la magistrate. Le médecin de formation garde le nez dans son calepin et continue de prendre des notes. Jean-Philippe Seta écrit vite, l’émotion cachée par son masque chirurgical.

Ce procès au pénal d’une firme pharmaceutique et de ses dirigeants est en cela historique. Le ministère public, qui représente l’intérêt général, estime Servier et Jean-Philippe Seta coupables des infractions qui leur sont reprochées dans ce procès du plus grave scandale sanitaire depuis l’affaire du sang contaminé. En l’occurrence, obtention indue d’autorisation, tromperie sur les qualités substantielles et sur les risques inhérents à l’utilisation du Mediator avec mise en danger de l’homme, homicides et blessures involontaires ; et en plus, pour Servier, escroquerie et recel de prise illégale d’intérêts.

En revanche, les amendes qui sont réclamées à Jean-Philippe Seta et à Servier, pourtant alignées sur les montants maximaux encourus à l’époque des faits, semblent ridicules au regard de ceux brassés par l’industrie pharmaceutique. 278 000 euros sont demandés à Jean-Philippe Seta, soit un peu plus de deux mois de salaire de l’ancien dirigeant de Servier : quand il était aux manettes, il percevait environ 108 000 euros par mois.

Plus de 15 millions d’euros d’amendes, en tout, sont requis à l’encontre de Servier, deuxième laboratoire français derrière Sanofi. Cela représente 0,3 % de son chiffre d’affaires, qui s’est élevé à 4,6 milliards d’euros en 2019.

15 millions d’euros, c’est aussi la moitié seulement de ce que les ventes du Mediator ont rapporté à Servier chaque année dans les années 2000. « C’est une incitation à recommencer ! », a réagi Charles Joseph-Oudin, avocat de 360 parties civiles. « Les victimes ne comprendraient pas qu’il reste un seul euro de profit lié au Mediator dans les caisses de Servier », avait-il aussi plaidé le 18 juin.

Il avait également demandé l’interdiction d’exercer du groupe Servier. Le parquet ne l’a pas suivi : avant d’exposer ses réquisitions, Aude Le Guilcher avait prévenu : le ministère public n’irait pas « vers des peines qui auraient pour conséquences de sanctionner les salariés ».

« À aucun instant les chiffres de Servier n’ont faibli depuis que le scandale a éclaté il y a dix ans. Le laboratoire est passé à travers cette tempête médiatique avec une facilité déconcertante. Quand on joue sur la santé, à un moment donné, il faut payer », avait quant à lui plaidé la veille du réquisitoire, le 22 septembre, Jean-Christophe Coubris. C’est l’avocat qui représente le plus de victimes du Mediator, en l’occurrence, 2 600.

Par les mots, Aude Le Guilcher n’a pas épargné Servier qui « a fait preuve de toute créativité dans l’art de l’enfumage ». Le laboratoire orléanais « a fait le choix cynique de ne pas considérer les risques pour les patients sans jamais se donner la peine de les évaluer alors qu’elle en avait les moyens », dénonce-t-elle.

Charles Joseph-Oudin, avocat de 360 parties civiles, et Irène Frachon, la lanceuse d’alerte du Mediator, mercredi 24 juin au tribunal de Paris. © Thomas Samson / AFP
Charles Joseph-Oudin, avocat de 360 parties civiles, et Irène Frachon, la lanceuse d’alerte du Mediator, mercredi 24 juin au tribunal de Paris. © Thomas Samson / AFP
Selon le parquet, l’agence du médicament, elle, a « gravement failli dans sa mission de police sanitaire », donc d’évaluation des médicaments et de protection de la population. Aude Le Guilcher trouve néanmoins des circonstances atténuantes à l’administration qui partage le banc des accusés avec Servier pour un grief : blessures et homicides involontaires, par négligence, quand le laboratoire, lui, est estimé coupable par le parquet de ce chef d’accusation pour « violation manifestement délibérée d’obligations de prudence en faisant le choix de ne pas les respecter », énonce la procureure.

Elle estime que « personne ne connaît mieux un médicament que celui qui le produit » et que le gendarme sanitaire « a fait face à une entreprise qui a exploité toutes ses faiblesses ». « L’agence du médicament s’est montrée incapable de percer ce brouillard, certes savamment entretenu par Servier, et de protéger la santé de la population, ce qui est l’essence même de sa mission », a-t-elle regretté. Elle la juge coupable elle aussi et requiert à son encontre une amende de 246 000 euros.

Servier est donc poursuivi pour avoir obtenu le droit de commercialiser le Mediator pendant trente-trois ans sur une base frauduleuse, en cachant ses propriétés amaigrissantes, puis en camouflant ses dangers graves pour le cœur et les poumons, sans se préoccuper des conséquences humaines : les gélules blanches de Servier ont été gobées par 5 millions de Français, la plupart des femmes.

Le réquisitoire a commencé le 23 juin, neuf mois jour pour jour après le début de ce procès historique, le plus long depuis celui de Maurice Papon. En neuf heures, si l’on décompte les courtes pauses qu’Aude Le Guilcher s’est octroyées, la procureure a résumé les enjeux de ce procès marathon, debout, dans un déroulé des faits incroyablement clair face à la technicité des débats, dans l’espoir que le jugement contribue « à restaurer la confiance trahie par un laboratoire » en le système de santé.

L’actuelle cheffe du pôle santé du parquet de Paris a trébuché sur un mot, un seul, « exigera », vers 19 heures, une heure avant de dévoiler ce qu’exige justement le ministère public, le moment tant attendu par les victimes. Dans la salle grand procès du tribunal correctionnel de Paris, leurs visages sont réapparus depuis le début des plaidoiries de leurs avocats, le 9 juin.

Des malades du Mediator se sont même assises devant les robes noires qui les défendent, face aux dirigeants de Servier et de l’agence du médicament, pour leur donner à voir les figures humaines derrière ce scandale sanitaire.

« Il faut faire taire ce sentiment d’impunité, il faut que ça cogne ! »
En tout, plus de 6 500 personnes se sont constituées parties civiles, dont 4 600 victimes directes du Mediator, auxquelles s’ajoutent des représentants des caisses de sécurité sociale et des mutuelles. Au total, 1 milliard d’euros d’indemnisations est demandé par les parties civiles : environ la moitié pour les victimes et leurs proches, et l’autre pour les caisses de sécurité sociale et mutuelles, qui ont remboursé cet anorexigène déguisé en traitement pour le diabète.

Charles Joseph-Oudin a demandé 200 000 euros par victime ayant eu des séquelles irréversibles du fait du Mediator et 100 000 euros pour les autres. Il espère ainsi que les indemnisations auxquelles ses clientes ont droit occuperont, en prime, une autre fonction : compenser « la faiblesse des amendes requises par le ministère public, du fait du plafonnement par la loi applicable à l’époque des faits, pour un réel retentissement financier ».

« Servier a l’habitude d’échapper à la justice. Votre décision devra régler cela », en a-t-il appelé aux juges, lors de sa plaidoirie, le 18 juin. « Jusque-là, Servier n’a été sanctionné ni par le marché, ni par les consommateurs, ni par les autorités publiques, a-t-il aussi pesté. Il faut faire taire ce sentiment d’impunité, il faut que ça cogne ! »

Selon la logique du ministère public, tout s’expliquerait par la « faute originelle » de Servier, qui comparaît seul dans ce premier volet de cette affaire, celui d’obtention indue de l’autorisation de vendre le Mediator comme traitement d’appoint pour le diabète, dont découlent logiquement les suivants. Pour le parquet, il constitue le délit socle de tous les autres.

La magistrate considère Servier coupable d’avoir camouflé dès le début les propriétés anorexigènes du produit, et les effets indésirables graves sur la santé qui vont avec. « Manipulations, dissimulations et manœuvres vont donc émailler toute l’histoire du Mediator, avec des conséquences lourdes. Ce positionnement est annonciateur de l’ensemble des infractions à venir. Tout est en germe dans le dépôt d’autorisation de mise sur le marché », a accusé Aude Le Guilcher.

Pour le ministère public, Servier a tout fait pour cacher la vérité. Cette dissimulation lui a d’abord permis d’obtenir le droit de commercialiser le Mediator en 1974. Mais il l’a vendu à partir de 1976 seulement, dès que la Sécurité sociale lui a accordé son remboursement, assurant son succès dans les pharmacies. En cela, la tromperie mène logiquement à un autre chef d’accusation, l’escroquerie des caisses de la sécurité sociale et des mutuelles, du fait de l’autorisation de vente et du remboursement obtenus de manière frauduleuse.

Ensuite, par cette persistance à ne pas déclarer le caractère anorexigène du Mediator, Servier a échappé à la vague d’interdictions des autres dérivés de l’amphétamine officiellement affichés comme tels et retirés du marché français en 1997 du fait de leurs graves effets secondaires sur le cœur et les poumons. Pourtant, leur cousin, le Mediator, a fait courir en douce les mêmes risques. C’est pour cette raison que Servier comparaît pour le volet le plus grave de ce scandale sanitaire : blessures et homicides involontaires compte tenu des dommages sur les organes vitaux, souvent irréversibles.

Aude Le Guilcher a même livré quelques éléments des coulisses de l’instruction. Elle évoque « des pièces trouvées dans l’urne à destruction d’une broyeuse lors des perquisitions du 7 février 2011. C’est curieux de détruire de telles pièces, en pleine instruction, quand bien même ce serait pour cause de déménagement », lâche-t-elle, cinglante.

En l’occurrence, il s’agissait de documents liés aux demandes d’explications de l’agence sanitaire suisse en 1996. Déjà éprouvée par une épidémie de maladies pulmonaires potentiellement mortelles liées à un anorexigène dans les années 1960, la police sanitaire helvète s’est inquiétée auprès de Servier des similitudes entre les produits amaigrissants toxiques déjà connus et le Mediator. Pas rassurée, elle en a interdit la commercialisation dès 1997, douze ans avant l’administration française.

La stratégie de mise sous influence des décideurs de la santé de Servier aurait contribué à vendre le Mediator « coûte que coûte », selon le parquet. Le secteur pharmaceutique est l’une des industries les plus dépendantes des décisions des autorités publiques : elle en dépend pour les autorisations de commercialisation, de remboursement et de fixation du prix du médicament, comme l’a rappelé Cristina Mauro, la deuxième procureure de ce procès hors norme. Elle a exposé ses réclamations dans le dernier volet de cette affaire, celui lié aux conflits d’intérêts, ce 24 juin.

Car si les anciens dirigeants n’ont pas répondu devant la justice de leur manquement à évaluer correctement le bénéfice risque du Mediator et à le suspendre plus tôt, ceux qui étaient en situation de conflits d’intérêts manifestes avec Servier ont été jugés. La procureure a estimé Servier et les neuf personnes physiques poursuivies pour ces faits comme étant condamnables et a appelé les juges à prononcer « des peines exemplaires ». Elle a requis près de 5 millions d’euros d’amendes à l’encontre du laboratoire, en cumulant les montants maximaux permis par la loi. Elle a aussi prononcé des peines d’emprisonnement entièrement assorties d’un sursis et des amendes allant de 30 000 à 160 000 euros pour les anciens consultants de la firme.

Parmi eux, des agents « retournés » par Servier, qui ont été payés par le laboratoire après avoir exercé des hautes responsabilités au sein d’administrations de santé. Ils répondaient de participation illégale d’un fonctionnaire dans une entreprise précédemment contrôlée.

Ce délit de pantouflage concerne Jean-Michel Alexandre, ancien directeur d’évaluation de l’agence du médicament, et l’un des personnages principaux de cette affaire, Charles Caulin, ancien président de la commission d’autorisation de mise sur le marché de l’agence et Jacques Massol, ancien de la Haute Autorité de la santé et de la Direction générale de la santé. Christian Bazantay, ex-secrétaire général de Servier, répondait, lui, de complicité de ce délit.

Par ailleurs, les « taupes » de Servier, consultants payés par le laboratoire alors même qu’ils siégeaient aux commissions clés de l’agence du médicament, répondaient de prise illégale d’intérêts. C’est le cas de Michel Detilleux, Jean-Roger Claude et Bernard Rouveix, qui assistaient à la stratégique commission d’autorisation de mise sur le marché de l’agence du médicament. François Lhoste, lui, a exercé des fonctions au sein du comité économique des produits de santé, chargé de proposer les tarifs de remboursement des médicaments.

Enfin, Marie-Ève Abadie est poursuivie pour recel du délit de prise illégale d’intérêts pour avoir été l’avocate de Servier alors que son mari exerçait au sein de l’agence du médicament.

La plupart étaient présents pour assister à cette deuxième longue journée de réquisitions. Jean-Philippe Seta leur a cédé sa place face aux victimes pour l’occasion, se plaçant en retrait. Pendant six heures, Cristina Mauro a exposé « le mépris des institutions », de « ceux qui ont oublié que leur rôle n’était pas de sauver des produits mais d’œuvrer pour la santé publique ».

Les avocats de Servier estiment l’instruction à charge contre le laboratoire et à décharge des autorités publiques de contrôle : c’est ce qu’ils devraient avancer jusqu’au dernier jour des plaidoiries de la défense, le 6 juillet. Celle du laboratoire a envoyé ses projets de conclusions aux avocats des parties civiles à 3 h 39 du matin le 18 juin, seulement quelques heures avant que plusieurs des avocats emblématiques des victimes ne plaident.

Même si dans les textes, on ne peut rien reprocher à Servier, dans les faits, cette fourberie donne encore matière à ses adversaires qui lui reprochent de mener un combat sournois et à armes inégales, avec son bataillon d’avocats et de petites mains. Ce 24 juin, une cadre de Servier installée sur les bancs réservés aux parties civiles s’est aussi mise à noter une conversation entre Irène Frachon, la lanceuse d’alerte du Mediator, et un journaliste, frôlant l’incident quand la pneumologue s’en est aperçue.

Aude Le Guilcher a quant à elle « rendu publiquement et solennellement hommage à Irène Frachon au nom des intérêts de la société ». Son combat a permis que « l’agence ouvre enfin les yeux courant 2009. Sans son intuition, sa curiosité, sa détermination et son courage, combien de temps aurait-elle mis à suspendre le Mediator ? », a-t-elle interrogé.

Depuis l’interdiction du Mediator il y a plus de dix ans, des victimes ont abandonné le marathon judiciaire « car elles n’ont pas d’argent, sont âgées, ne peuvent pas attendre une décision de justice », explique Me Coubris. Elles ont fait reconnaître la responsabilité du Mediator dans leurs maux par l’office nationale de l’indemnisation des accidents médicaux et ont accepté l’offre d’indemnisation à l’amiable de Servier : en moyenne, elles se sont vu proposer environ 50 000 euros. En tout, le laboratoire a versé 162,71 millions d’euros.

Les victimes qui ont eu la force d’aller jusqu’au bout espèrent que cela payera : elles escomptent obtenir des indemnités supérieures, mais surtout la satisfaction de voir condamner ceux que le parquet estime responsables de leur vie gâchée. Pour le savoir, il faudra encore attendre plus de six mois : le temps que les juges évaluent les préjudices et les indemnisations de chaque victime, une par une.