Le handicap

Médiapart - L’institut pour enfants handicapés de Cayenne, un huis clos où « rien ne fonctionne »

Juin 2020, par Info santé sécu social

27 JUIN 2020 PAR MARION BRISWALTER

Suivi médical approximatif, défaut de surveillance, traitements de faveur pour certains personnels : le seul établissement public de Guyane accueillant des jeunes en situation de handicap fait défaut à tous les étages. Avec des conséquences graves pour certains enfants. « Si l’Inspection générale des affaires sociales vient, elle ferme », nous confie l’administrateur provisoire.

Enquête.

Cayenne (Guyane).– Parce qu’il accueille habituellement 133 jeunes en situation de déficience mentale, souffrant de troubles moteurs, psychologiques ou du langage, l’institut médico-éducatif départemental (Imed) de Cayenne devrait être un refuge empreint de sérénité. Mais c’est une poudrière.

« On n’y respecte pas les droits des gamins », dénonce un ex-salarié, se disant encore « bouleversé ». « Il n’y a pas de projet de vie, ni éducatif ni de santé. Il y a un turn-over de personnels… c’est inadmissible qu’on continue ainsi. » Le témoignage aigri d’un ancien ? Loin de là.

« Il y a plein de dysfonctionnements, des gens qui ne font pas leur travail et des gamins sont laissés pour compte, confirme un professionnel en poste, sous le couvert de l’anonymat, alors que l’institut s’est vidé à l’annonce du confinement en mars. Après, pour récupérer tout ça, c’est compliqué. C’est arrivé plein de fois qu’on reçoive un gamin dont on ne connaît pas l’âge, on ne sait pas s’il a des allergies, c’est limite si on connaît son nom. C’est le service minimum minimum. Il y a des gens qui se renvoient la balle et beaucoup de conflits. » Orientés vers l’Imed par la maison départementale des personnes handicapées (MDPH), âgés de 6 à 20 ans, ces jeunes souffrent de déficiences légères à sévères, mais un soignant confie : « Les mises à jour nécessaires ne sont pas faites depuis plusieurs années dans les dossiers médicaux et paramédicaux. »

Déjà, deux fermetures administratives ont été prononcées en décembre, dont une irrévocable qui visait l’annexe dédiée aux jeunes atteints des déficiences les plus sévères, venant ainsi acter la dérive du seul établissement public du secteur médico-social de Guyane. Une dérive dont l’enquête de Mediapart permet aujourd’hui de mesurer l’ampleur.

Il faut dire que l’administration de l’Imed, qui semble participer de ces dysfonctionnements, s’avère brouillonne. Si l’Agence régionale de santé (ARS) est l’autorité de contrôle et de tarification de la structure, le conseil d’administration apparaît très politique : trois sièges sur neuf sont attribués à des élus de la collectivité territoriale de Guyane (Guyane 73, officiellement divers gauche), un quatrième à un conseiller municipal de Cayenne.

Mais l’actuel président parle d’une « coquille vide », d’« une présidence de droit », « sans la possibilité de choisir le directeur, de recruter, de noter les agents, de financer ». « Et c’est pour ça qu’on en est arrivé un petit peu là... », se défend Claude Plenet, à la tête du conseil d’administration depuis 2012, conseiller territorial et conseiller municipal sortant de Rémire-Montjoly (encore arrivé en tête au premier tour des municipales). « Il faut que l’ARS assume pleinement ses responsabilités, tonne-t-il. Et on leur a dit. »

Depuis 2005, en tout cas, l’Imed a vu défiler trois directeurs et cinq administrations provisoires désignés par l’ARS, s’accumuler les audits internes et externes, sans parvenir à remplir ses objectifs de prise en charge efficiente d’un jeune public fragile. En 2008, déjà, un compte rendu « accablant » d’inspecteurs de l’administration concluait à « un établissement à haut risque », un « fonctionnement à huis clos », « très loin d’être en conformité ».

Depuis 2012, la signature de contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens (CPOM) entre l’Imed et l’ARS, financés par l’assurance-maladie, devait encourager l’institut à se mettre en conformité. En 2016, Christian Meurin, ancien directeur de l’ARS, affirmait que « des efforts avaient été consentis » par l’Imed pour assainir sa gestion, améliorer la communication interne, « humaniser les locaux ». Mais en 2017, un audit interne de la direction concluait encore à des « manquements professionnels alarmants ».

D’après ce rapport, consulté par Mediapart, certains jeunes sont toujours à l’Imed alors qu’ils ne devraient plus y être depuis « 2 à 3 ans ». « 96 % » des projets d’accompagnement personnalisés seraient non conformes ; il y aurait entre 77 et 100 % d’absence de production de bilan thérapeutique. Dans un cas sur deux, les notifications de la MDPH seraient « absentes ou obsolètes ». Les documents réglementaires seraient « absents des dossiers », tels les « suivis des événements indésirables, de faits graves ». « Seul le domaine pédagogique se démarque. »

Directeur de 2012 à la mi-2019, Patrick Fausta, un ancien champion de karaté, défend son bilan tout en confirmant le rattrapage nécessaire : « Il y a un certain nombre de choses qu’on a changées pour permettre un fonctionnement plus optimal, avec des améliorations qui ont vu le jour pour la qualité de la prise en charge, mais bien entendu… il n’y a jamais rien de définitif et de figé et de performant, donc l’Imed était dans une perpétuelle quête d’amélioration. »

En mars dernier, la direction provisoire a signé un nouvel audit interne, très salé à l’égard des équipes (70 agents contractuels et titulaires de la fonction publique hospitalière, ainsi que des enseignants spécialisés détachés de l’Éducation nationale). « La compréhension d’amener l’équipe dans une logique commune de sens au travail n’est même pas abordable. C’est une approche de sectorisation qui prime, soutenue d’un jeu de pouvoir, de lutte de territoires conquis ou à conquérir », lit-on dans ce document consulté par Mediapart. « En 2020, le suivi thérapeutique et de rééducation concerne une petite poignée de vingt jeunes. Il en reste en moyenne plus de quatre-vingts qui ont besoin d’évaluation pour connaître leur besoin précis en rééducation, médiation et fonctionnement cognitif. »

Interrogé par Mediapart, l’administrateur provisoire, Alain Edmund, ne mâche pas ses mots : « Si l’Inspection générale des affaires sociales [Igas] vient, elle ferme l’Imed car l’établissement fonctionne à coups de dérogations, ce n’est pas possible ! Tout le monde en est conscient […]. Il n’y a pas de commission d’admission, le conseil de la vie sociale [CVS] ne fonctionne pas, rien ne fonctionne. »

Et d’ajouter : « À l’Imed, comme ils ont de l’argent, ils font venir des prestataires pour faire des évaluations internes, externes, pour pondre le document unique d’évaluation des risques… Mais après, c’est dans un tiroir et personne ne travaille dessus. Quand je suis arrivé, j’ai été incapable de trouver un règlement intérieur, des éléments simples de la loi du 2 janvier 2002. Ça, c’est l’Imed. » Avec des conséquences potentiellement dramatiques.

En 2012, une inspection de l’ARS avait été déclenchée par « la répétition d’actes d’ordre sexuel entre des enfants et adolescents », avec le constat, à la clef, d’une absence de formalisation du circuit des signalements. Une nouvelle inspection a depuis été lancée, en octobre 2019, après deux signalements. Le premier adressé au procureur de la République, datant de janvier 2019, concerne un soupçon de viol qui aurait été commis sur un garçon de 14 ans par deux jeunes de 16 ans dans les toilettes du service médico-professionnel (baptisé « Impro »), où sont suivis les 14-20 ans. Une information judiciaire a depuis été ouverte, selon le procureur, Samuel Finielz.

La seconde affaire concerne une jeune fille de 14 ans. « C’est une histoire compliquée pour toute la famille », confie son demi-frère, avec retenue. Il soutient qu’en janvier 2019, sa demi-sœur Kétia*, alors suivie en section Impro, a été « violée » par un garçon de 16 ans dans les douches de l’établissement à l’issue d’une séance de sport. Il estime que cela aurait été rendu possible par « un défaut de surveillance ». Et formule un second reproche à l’encontre du directeur d’alors, Patrick Fausta, et d’agents de l’Imed : à l’entendre, quand ces derniers ont découvert que Kétia était enceinte, à deux semaines de la limite pour une IVG, ils auraient « fait venir la maman de Kétia seule à l’Imed ». Ils lui auraient « fait du lavage de cerveau avant de la raccompagner chez elle pour qu’elle fasse avorter Kétia. Et ils ont forcé ma sœur à dire que c’était consentant, c’est une enfant, ils l’ont embrouillée ». Interrogé par Mediapart, Patrick Fausta dément catégoriquement.

Le jeune homme affirme encore avoir rencontré des difficultés pour éclaircir l’affaire. « Lorsque nous sommes arrivés à l’Imed avec mon père et ma belle-mère, on ne nous a pas laissés rentrer, mon grand frère et moi. » Il souhaitait notamment servir de traducteur, sa belle-mère et son père natifs d’Haïti « ne parlant pas le français ». Il aurait demandé l’assistante sociale : « On m’a répondu que ce n’était pas possible. Et un prof de l’Imed est venu me dire : “Oh tu sais, les enfants c’est comme ça. C’est parce que ta sœur voulait, le garçon a fait le truc vite fait.” Mais c’est pas une excuse. C’est pas normal ce qui s’est passé, dans une école comme ça. Les enfants devraient être surveillés 24 heures sur 24. Je ne suis pas là uniquement pour ma sœur : à combien d’autres enfants c’est arrivé ou ça arrivera ? » Et d’ajouter : « Je ne sais pas si Kétia est traumatisée maintenant, mais ça ne va pas. Avant elle parlait un peu plus. Maintenant elle est dans son coin, renfermée. »

La famille avait ainsi porté plainte auprès du commissariat de Cayenne. Selon le procureur de la République, qui avait également reçu un signalement de la part de l’institut, « le dossier a très probablement été classé sans suite, je n’en suis pas sûr, mais je sais qu’il a été clos au niveau du commissariat ».

À l’Imed, la question qui se pose est aussi de savoir si la responsabilité d’agents est engagée dans cette affaire. L’inspection ouverte en octobre 2019 par l’ARS devait vérifier que « l’organisation de la prise en charge n’est pas susceptible de compromettre la santé, la sécurité ou le bien-être physique ou moral » des usagers. Huit mois plus tard, l’enquête serait toujours en cours.

En tout cas, lors d’un comité réunissant les cadres de sections et leur hiérarchie en mars 2019, le cadre socio-éducatif du service « Impro », André Dujon, aurait déclaré, d’après le procès-verbal : « La petite a été victime d’un viol […], les éducateurs les ont laissés seuls, sans surveillance. » D’après ce PV, il aurait admis, des semaines après les faits : « Je n’ai pas encore prévenu [le directeur], ni [l’assistante sociale] et j’ai oublié de vous [la cadre coordinatrice] le dire. » Contacté par Mediapart à ce sujet, André Dujon n’a pas souhaité faire de commentaire. « Ce qui ressort, c’est que les deux jeunes se sont retrouvés seuls sans surveillance », déclare Patrick Fausta, directeur de l’Imed à l’époque.

En avril 2019, en tout cas, un courriel d’André Dujon est venu « rappel[er] que les jeunes qui le souhaitent peuvent se doucher uniquement dans les douches au gymnase sous la vigilance des professionnels présents durant l’activité ».

La situation est d’autant plus délicate que Kétia ne devait plus être suivie par l’Imed en 2019, d’après des documents consultés par Mediapart. Depuis septembre 2016, l’adolescente était éligible à une place dans une classe d’inclusion scolaire en collège « au vu de ses compétences d’élève ». Mais la notification de la nouvelle orientation ne fut portée à la connaissance de son enseignante spécialisée à l’Imed que deux ans et demi plus tard, a regretté celle-ci dans un courriel envoyé à ses partenaires de travail.

« Il aurait mieux valu que cet établissement ferme, je ne comprends pas que l’ARS ne mette pas son nez là-dedans, livre un employé de la structure, abattu. Du dehors, l’Imed c’est très beau, mais à l’intérieur c’est tellement malsain. Certains semblent perdus dans des ramifications politiques et d’intérêts communautaires, pourtant cet établissement aurait pu bien fonctionner… » La place prise par certains responsables syndicaux, en particulier, semble problématique.