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Liberation.fr : Violences conjugales : l’exception au secret médical fait débat

Juillet 2020, par infosecusanté

Liberation.fr : Violences conjugales : l’exception au secret médical fait débat

Pauline Achard

jeudi 30 juillet 2020

Les médecins sont désormais autorisés à faire un signalement au procureur de la République si leur patiente court un « danger immédiat » et qu’il y a une situation d’« emprise ». Des professionnels de santé pointent les limites de cette mesure.
La loi sur la protection des victimes de violences conjugales, définitivement adoptée le 21 juillet à l’unanimité par le Sénat, autorise par son article 8 la levée du secret médical pour les personnes en danger de mort. Cette mesure ouvre aux praticiens la possibilité d’alerter le procureur de la République s’ils estiment que la vie de leur patient ou patiente « sous emprise » est immédiatement menacée par le conjoint ou ex-conjoint violent. « Le professionnel de santé doit, toutefois s’efforcer d’obtenir l’accord de la victime majeure avant un signalement », dit le texte qui sera précisé prochainement par un décret d’application.

En débat depuis le mois de janvier, cette mesure issue des conclusions du Grenelle contre les violences conjugales est loin de faire consensus. Environ 220 000 femmes sont victimes de violences conjugales chaque année. Selon le décompte mensuel effectué par Libération, au moins 127 femmes en sont mortes en 2019 et 121 en 2018. Moins d’une femme sur cinq porte plainte. Par cette loi, les deux députés LREM à l’origine du texte, Bérangère Couillard et Guillaume Gouffier-Cha, espèrent améliorer le repérage des victimes pour mieux lutter contre les violences. Mais certains élus et professionnels de santé spécialisés s’interrogent sur l’efficacité de cette mesure, qui ne révolutionnera pas la lutte contre les violences faites aux femmes, et s’accompagneraient selon eux de certains « effets pervers ».
« Fausse bonne idée »

Fondatrice de la Maison des femmes (Saint-Denis), la docteure Ghada Hatem y voit « une simple mesure d’annonce ». « Les professionnels de la santé sensibilisés aux violences intrafamiliales agissaient avant cette mesure et agiront après », explique la gynécologue obstétricienne. Elle rappelle que la loi permet déjà de déroger au secret médical si un médecin constate des sévices infligés à un mineur de moins de 15 ans ou à une personne vulnérable, c’est-à-dire « qui n’est pas en mesure de se protéger en raison de son âge ou de son état physique ou psychique » (article 226-14 du code pénal). « Les femmes sous emprise sont des personnes vulnérables », souligne-t-elle. Alors, « si cette nouvelle dérogation visait à préciser l’ancienne, elle ne changera en pratique pas la face du monde ».
Le Conseil national de l’ordre des médecins a publiquement soutenu cette mesure et travaille en collaboration avec les députés de la majorité, bien que la demande des praticiens d’obtenir un procureur de la République dédié à cette cause ait été rejetée. « Certains médecins se sentaient impuissants de ne pas pouvoir aider des femmes qui passaient la porte de leur cabinet plusieurs fois », justifie Bérangère Couillard.

Laurence Rossignol, sénatrice socialiste, déplore pour sa part « une fausse bonne idée ». La présidente de l’association Assemblée des femmes souligne que de nombreuses raisons peuvent expliquer le refus d’une victime de porter plainte contre son agresseur. « Des motifs économiques, la garde des enfants, la peur des représailles… L’emprise n’est pas la seule cause. Alors précipiter une procédure, sans le consentement de la patiente et sans pouvoir assurer un suivi, peut desservir une femme victime de violences dans certains cas », estime l’ex-ministre des Droits des femmes.
« Les institutions ne sont pas prêtes », pointe Louise Dubray, psychologue au centre d’accompagnement des femmes et enfants victimes de violence Women Safe, à Saint-Germain-en-Laye (Yvelines). La militante féministe rapporte que ses patientes peuvent attendre jusqu’à six ou sept mois entre leur signalement et une date d’audience. « Ce long délai met en lumière nos lacunes à traiter la question des violences comme une urgence et représente un danger accru pour les plaignantes. » Elle ajoute : « Nous n’avons pas besoin de mesures gratuites supplémentaires tant que d’importants moyens ne seront pas dédiés aux lois existantes et à la création d’institutions spécialisées. »

De son côté, Emmanuelle Piet, médecin et présidente du Collectif féministe contre le viol (CFCV) souligne que « dans notre système, la faille ne vient pas du manque de signalements, mais de la prise en charge des victimes après ». En France, 80% des plaintes pour violences conjugales sont classées sans suite par le parquet, selon une étude de l’Inspection générale de la justice parue en novembre et réalisée à partir de 88 dossiers de féminicides et tentatives de féminicides traités entre 2015 et 2016. « Tant que des agents de police refuseront des plaintes dans les commissariats, tant que la justice ne prendra pas la parole des femmes au sérieux, on pourra signaler autant de cas de violences que l’on veut, les agresseurs ne seront pas pour autant évincés du logement, ils ne seront pas condamnés, les femmes n’auront toujours pas de place en hébergement et les violences ne disparaîtront pas », abonde la membre du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes.
« Un modèle paternaliste du soin »

Dans une tribune parue le 21 juillet dans le Monde, Anne-Marie Curat, présidente du Conseil national de l’ordre des sages-femmes, critiquait la levée du secret médical, qu’elle qualifiait de « modèle paternaliste du soin ». Selon elle, signaler un cas de violences conjugales sans le consentement de la victime rompt le lien de confiance et entraîne la perte d’autonomie de celle-ci. C’est également l’avis du médecin généraliste du centre de santé de Romainville (Seine-Saint-Denis), le docteur Gilles Lazimi. « Le médecin est au cœur du travail thérapeutique. Son rôle est d’écouter, de renseigner et de guider les victimes vers le bon chemin sans les brusquer », explique cet autre membre du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes.
Il craint que certains médecins, non sensibilisés, signalent « à tort et à travers » des cas de violences, compliquant ensuite la procédure judiciaire. Et de prendre un exemple : « Il y a quelques mois, j’ai soigné une femme dont la main avait été coupée par son agresseur car elle tentait de fuir de chez elle. En tant que médecin, j’ai rempli ma mission d’accompagnement ; trois mois plus tard elle portait plainte. C’est le temps qu’il lui fallait pour être prête, et avec son accord, la procédure a beaucoup plus de chances d’aboutir. » Sa crainte : qu’une situation de violence conjugale signalée hâtivement et à l’insu de la victime l’incite à démentir, et par conséquent se discréditer aux yeux de la justice pour une potentielle plainte ultérieure.