Industrie pharmaceutique

Mediapart : Essai de Rennes : comment l’agence du médicament a trompé Marisol Touraine

Octobre 2016, par infosecusanté

Essai de Rennes : comment l’agence du médicament a trompé Marisol Touraine

10 octobre 2016

Par Michel de Pracontal

L’Agence nationale de sécurité du médicament a ignoré une alerte cruciale sur l’essai clinique meurtrier de Rennes. Elle a ensuite masqué sa négligence en édulcorant un rapport interne, et a transmis la version remaniée aux enquêteurs mandatés par la ministre de la santé.

L’ANSM, l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé, s’est livrée à une entreprise de désinformation systématique sur l’essai clinique fatal de Rennes, qui a tué un volontaire de 49 ans, Guillaume Molinet, et en a accidenté gravement quatre autres. L’enquête préliminaire des gendarmes de l’Office central de lutte contre les atteintes à l’environnement et à la santé publique (Oclaesp), menée à la suite de l’accident, révèle que l’agence a réécrit, en l’édulcorant, le rapport d’une enquête interne qui montrait qu’elle avait négligé une alerte cruciale au moment d’autoriser l’essai.

La version censurée a été transmise par l’ANSM à l’Igas, l’Inspection générale des affaires sociales. Cet escamotage a permis aux autorités sanitaires de répéter en chœur, depuis l’annonce du drame mi-janvier dernier, que cet accident était totalement imprévisible et que rien ne permettait d’anticiper la toxicité de la molécule testée, le BIA 10-2474 du laboratoire portugais Bial.

Les éléments apportés par l’enquête des gendarmes, dont Mediapart a pu prendre connaissance, montrent que cette version officielle est une fabrication. Non seulement la toxicité du BIA 10-2474 a été détectée chez quatre espèces animales, mais chez les quatre le système nerveux central est concerné. Or c’est bien d’atteintes neurologiques, visant le système nerveux central, qu’ont souffert les cinq victimes de l’essai.

Rétrospectivement, il est ahurissant que l’ANSM ait pu autoriser cet essai, sur la base d’un rapport d’évaluation clinique étonnamment mince, un document d’à peine deux pages qui porte les indications : « Il s’agit d’une première administration chez l’homme. Il ne s’agit pas d’un produit à risque. » Et conclut : « La sécurité des sujets est bien assurée dans cette étude. »

En France, tous les essais cliniques sont soumis à une procédure d’autorisation de l’ANSM, qui donne son visa après une évaluation du dossier. Au cours de cette évaluation, l’ANSM examine le dossier présenté par le « promoteur » de l’essai, ici le laboratoire Bial. L’agence a analysé les données présentées par Bial, en particulier deux documents, la « brochure d’investigateur », qui contient les résultats des études précliniques (sur l’animal), et le protocole de l’essai. Ce dernier a été rédigé par Biotrial, la société rennaise qui a réalisé l’essai, pour le compte de Bial.

L’expérimentation du BIA 10-2474 était un essai de phase 1, c’est-à-dire qu’il portait sur une molécule qui n’avait jamais été testée sur l’homme. Dans un tel cas, l’évaluation « non clinique », autrement dit l’examen des études sur l’animal, est particulièrement importante. Elle a été effectuée au mois de mai 2015 par une évaluatrice de l’agence, Farida Ouadi. En analysant la brochure d’investigateur, madame Ouadi a identifié plusieurs types de toxicité de la molécule BIA 10-2474, et en a alerté l’évaluateur clinique, Jean-Louis Demolis, qui devait rédiger le rapport validant l’autorisation. Monsieur Demolis est la seule personne, à l’ANSM, qui évalue les essais cliniques de phase 1.

Farida Ouadi a formulé son alerte dans un mail adressé le 29 mai 2015 à Jean-Louis Demolis ainsi qu’à son chef de pôle, le docteur Catherine Deguines, et à l’évaluatrice « qualité pharmaceutique », Camille Pierres. Le mail détaille les alertes selon les espèces testées et les organes touchés. On y lit :

« Jean-Louis [Demolis], voici les alertes et remarques pour toi :

– Toxicités

Souris : GI [gastrointestinal], organes repro, organes lymphoïdes, SN [système nerveux]/nerf, rein, foie, hémato [sang], vessie, muscle

Rat : GI, ganglions, hypophyse, parathyroïde, SN/nerf, rein, épididymes [conduits qui transportent les spermatozoïdes]/testicules, rein, foie, hémato, immunotoxicité […] et augmentation conso alimentaire, effet sur la coag [coagulation]

Chien : effets neuro (liés à la pharmaco THC-like), testicules, poumons

Singe : effet neuro/SN »

Le THC est le principe actif du cannabis ; la pharmacologie du produit est donc analogue à celle du THC, ce qui est logique dans la mesure où le BIA 10-2474 est censé augmenter la présence dans le cerveau des endocannabinoïdes, neurotransmetteurs analogues au THC.

Dans la série des toxicités listées par Farida Ouadi, on remarque une constante : les effets neurologiques et sur le système nerveux sont observés pour les quatre espèces testées. Mediapart a longuement interrogé, en mars et en avril 2016, plusieurs experts du CSST, le « comité scientifique spécialisé temporaire » chargé par l’ANSM d’analyser les causes possibles de l’accident. Ils nous ont répondu que les études cliniques ne mettaient en évidence aucune toxicité ciblée sur un organe précis.

Le CSST avait pourtant demandé des éclaircissements sur les circonstances dans lesquelles des chiens étaient morts après avoir reçu des doses de BIA 10-2474 pendant 13 semaines. Pour l’un de ces chiens morts, la brochure d’investigateur (en anglais) indique, entre autres effets : « absence de coordination et rigidité des membres postérieurs, réflexe de correction lent ou absent » [incoordination and rigidity of the hind limbs, correction reflex from slow to absent]. Cet effet évoque une atteinte neurologique.

Un autre chien, qui n’a reçu la molécule que pendant quatre semaines et a survécu, manifeste une série d’effets à caractère neurologique : « Tremblements, perte d’équilibre, démarche anormale, activité motrice diminuée, faiblesse, vomissements, salivation accrue et myosis [diminution du diamètre de la pupille] » [tremors, loss of balance, abnormal gait, decreased motor activity, weakness, vomits, salivaition increase and miosis].

Ce sont ces effets que Farida Ouadi qualifie de “THC-like”, autrement dit similaires à l’action du THC. Il est clair qu’ils attirent l’attention sur une possible toxicité du produit pour le système nerveux central.

« Il s’agit d’une première administration chez l’homme. Il ne s’agit pas d’un produit à risque »

Le directeur adjoint de l’agence, François Hébert, interrogé par Mediapart en avril 2016 à propos des atteintes subies par les chiens, et de leur signification éventuelle, nous avait répondu que ces canidés avaient eu des lésions aux poumons, qui n’avaient, estimait-il, aucun rapport avec le cerveau. Et encore moins avec ce qui était arrivé aux volontaires de Rennes. François Hébert ne nous avait pas parlé des difficultés de coordination, démarche anormale et autres indices d’une atteinte neurologique.Il faut ajouter que même les lésions pulmonaires constatées chez les chiens pourraient être liées à un trouble du système nerveux central : certaines atteintes neurologiques entraînent des troubles de la déglutition qui conduisent l’animal à inhaler des aliments ou des corps étrangers, ce qui provoque ensuite une infection et une sorte de pneumonie bien connue des vétérinaires (« pneumonie d’aspiration »). Pour l’un des chiens, la brochure mentionne la présence de « corps étrangers intraalvéolaires » [intraalveolar foreign bodies].

Selon l’un des membres du CSST, le neurobiologiste Laurent Venance, interrogé en avril, l’hypothèse que les chiens tués par le BIA 10-2474 aient été victimes d’une pneumonie d’aspiration n’a pas été retenue par les experts médecins.

L’évaluateur clinique, Jean-Louis Demolis, alerté par Farida Ouadi, a estimé que les toxicités neurologiques signalées chez l’animal ne constituaient pas une alerte significative. Il a expliqué aux gendarmes de l’OCLAESP que ces toxicités « étaient observées à des concentrations très supérieures aux concentrations prévues chez l’homme et ne nécessitaient pas de modifier le protocole ». Autrement dit, pour Jean-Louis Demolis, l’alerte sur les animaux n’était pas significative parce qu’on leur avait administré des doses beaucoup plus fortes que celles qui devaient être données aux volontaires.

Mais d’après l’évaluation de Farida Ouadi, relue et approuvée par les responsables de l’ANSM, « aucune étude de métabolisme in vitro humain ne permet de comparer le profil entre les différentes espèces ». On ne pouvait donc pas garantir qu’en donnant une dose plus faible à l’homme on éviterait des effets secondaires graves comme ceux observés chez le chien et le singe. De fait, bien que les volontaires aient absorbé une quantité de BIA 10-2474 très inférieure à celle qu’on reçue les animaux testés, ils ont subi des effets secondaires gravissimes.

L’accident mortel de Rennes a été annoncé par une conférence de presse de Marisol Touraine, ministre de la santé, le 15 janvier 2016. Ce même jour, François Hébert, directeur adjoint de l’agence, convoque en urgence une réunion dans son bureau, met en place une cellule de crise et charge Cécile Delval, directrice de l’évaluation, de mener une enquête interne. Madame Delval a indiqué aux gendarmes que cette enquête devait « faire la lumière sur le processus d’instruction de cet essai avant que l’Igas nous sollicite », et a précisé que « ce document devait servir à anticiper les demandes de l’Igas ».

L’Igas, l’Inspection générale des affaires sociales, avait en effet été chargée par Marisol Touraine d’examiner dans quelles conditions l’agence du médicament avait autorisé l’essai. L’enquête de Cécile Delval devait donc être utilisée pour répondre aux questions de l’Igas sur la manière dont l’ANSM avait étudié le dossier de l’essai et jugé que « la sécurité des sujets [était] bien assurée dans cette étude ».

Cécile Delval remet son rapport le 18 janvier. Un document strictement confidentiel, accablant pour l’ANSM. Madame Delval écrit : « L’évaluateur non clinique [Farida Ouadi] a transmis son rapport aux évaluateurs coordinateurs de projet, qualité pharmaceutique et clinique ainsi qu’au chef produit (mail du 2/05/2015) en alertant l’évaluateur clinique [Jean-Louis Demolis] sur un effet neuro/SNC lié à la pharmaco THC-like observé chez le chien et des effets sur le système nerveux central chez la souris, le rat et le singe. »

Cécile Delval constate « que le mot “Alerte” est mentionné pour les quatre espèces d’animaux testés et plus précisément sur le type d’organes atteint et notamment des organes neurologiques ». Elle ajoute que « le rapport d’évaluation clinique n’intègre pas les signaux de l’évaluateur NC sur les effets neurologiques observés chez l’animal ». Autrement dit, l’alerte n’a pas été prise en compte.

Le rapport confidentiel de Cécile Delval a été divulgué le 13 avril par Le Figaro (voir notre article). Sa publication a été suivie, quelques jours plus tard, du départ de l’agence de la directrice de l’évaluation. Cette dernière a affirmé qu’il n’y avait aucun rapport entre son départ et l’article du Figaro. L’enquête de l’OCLAESP montre en fait que Cécile Delval s’est trouvée en grande difficulté dès qu’elle a transmis son rapport à ses supérieurs, en janvier. Elle a rédigé une première version de son rapport le dimanche 17 janvier au soir (soit à peine 48 heures après l’annonce du drame par Marisol Touraine). Dominique Martin, directeur général de l’ANSM, l’a alors convoquée à une réunion pour le lendemain, lundi 18, à 9 h 30.

« M. Martin m’a demandé de lui faire un premier point sur mon rapport, raconte Cécile Delval aux enquêteurs. J’ai été surprise et prise de court car je pensais que cela se ferait en tête à tête avant d’être exposé à l’ensemble des directeurs […]. J’ai tout de suite eu des remarques sur mon travail par les différentes directions au prétexte que j’étais une administrative et que la science primait. À chaque mot que je prononçais il y avait tout de suite une levée de boucliers […]. Je n’ai pas été soutenue par la DG [direction générale] et je me suis sentie assez isolée par le silence de M. Hébert et l’absence d’intervention de M. Martin. »
« La directrice juridique me dit que j’ai fait un rapport à charge »

Une deuxième réunion, le soir du 20 janvier, se tient avec les mêmes participants. « La directrice juridique me dit que j’ai fait un rapport à charge », poursuit Cécile Delval, qui explique que l’on a distribué aux participants une version de son rapport modifiée par Thomas Richard, chargé de mission auprès de la direction générale.

« J’ai demandé à la secrétaire de distribuer ma version pour que nous puissions discuter de mon rapport, poursuit Cécile Delval. Jusqu’à 18 heures, je ne savais pas que M. Richard avait repris mon rapport. Dans cette réunion, il a été discuté point par point [de] la version de M. Richard sur la base [de la mienne]. J’ai défendu mes positions. À chaque fois, il m’était rétorqué que je me trompais sans jamais m’apporter d’éléments scientifiques. J’ai été étonnée que ce soit M. Richard qui prenne la main car il n’est pas scientifique […]. »

À l’issue de la réunion, Thomas Richard est chargé de reprendre le rapport. Il rédige un nouveau texte dans lequel le terme d’« alerte » est remplacé par « points d’attention ». Le fait que l’évaluateur clinique, Jean-Louis Demolis, a ignoré le signal de l’évaluatrice non clinique, Farida Ouadi, n’est pas mentionné.

Cécile Delval, elle, n’a plus de nouvelles. Apprenant que le rapport d’enquête interne a été transmis à l’Igas, elle insiste pour obtenir une copie du texte.

« Quand je l’ai eu, j’ai vu qu’il avait été remis à l’Igas le 27 janvier 2016, que mon nom n’apparaissait pas, que la partie pharmacovigilance n’y était pas et que la conclusion en gras était politiquement correcte. »

Un seul point soulevé par Farida Ouadi apparaît dans la version finale : la nécessité d’imposer aux volontaires d’utiliser une contraception de manière prolongée, afin de se prémunir du risque de mutations génétiques induites par le BIA 10-2474. Ce problème n’était certainement pas négligeable. Mais Jean-Louis Demolis et, à sa suite, la hiérarchie de l’ANSM ont purement et simplement effacé de l’enquête interne l’alerte sur le risque neurotoxique de la molécule.

Devant les enquêteurs, Jean-Louis Demolis reste droit dans ses bottes. Il affirme que les éléments pointés par Farida Ouadi « n’étaient pas pertinents pour l’homme », s’estime diffamé par l’article du Figaro (dans lequel son nom n’est pas cité), et s’indigne que son travail ait été mis en cause par madame Delval, tout en reconnaissant n’avoir pas de contentieux avec elle.

Demolis apporte peu d’arguments pour justifier qu’il ait classé le BIA 10-2474 comme « produit non à risque ». Il dit s’être appuyé sur une directive de l’agence européenne du médicament. Mais comment ce texte général pouvait-il répondre aux interrogations suscitées par les données de la brochure d’investigation, détaillées dans le mail d’alerte de Farida Ouadi ?

Jean-Louis Demolis a insisté sur le fait qu’il était le seul, à l’ANSM, à évaluer les essais de phase 1. De son propre aveu, il a évalué 163 dossiers en 2015. En supposant qu’il ait travaillé 244 jours ouvrés (ce qui lui laisserait à peine deux semaines de vacances), cela implique qu’il ait consacré en moyenne un jour et demi à chaque dossier. Assez pour une évaluation approfondie ?

Pour sa part, Cécile Delval n’a rien d’une novice. Elle a travaillé dans l’industrie pharmaceutique, puis a été chef de service adjoint de l’évaluation à la Haute autorité de santé, et ensuite responsable du pôle de recherches cliniques de l’Institut Pasteur, avant de devenir directrice de l’évaluation à l’ANSM. Elle dit avoir trouvé « très léger » le rapport clinique de Jean-Louis Demolis. « J’ai recherché si les motivations d’autorisation de l’essai étaient justifiées dans le rapport d’évaluation, indique-t-elle aux enquêteurs. Les observations n’étaient pas motivées et ne permettaient pas de vérifier si l’évaluation avait été conduite conformément aux critères standard. »

L’agence a préféré faire disparaître cette analyse trop gênante pour elle. Confortée par le rapport édulcoré que lui a transmis l’ANSM, l’Igas a jugé qu’il n’y avait pas lieu de remettre en cause l’autorisation accordée à Biotrial par l’agence. Il faut ajouter que Dominique Martin et Gilles Duhamel, l’un des deux inspecteurs de l’Igas chargés d’enquêter sur l’essai de Rennes, se connaissent de longue date. De 1999 à 2000, Duhamel était directeur de cabinet de Dominique Gillot, alors secrétaire d’État à la santé, dont Dominique Martin était le conseiller technique. Cela crée des liens.

Après avoir ignoré une alerte cruciale, l’ANSM a dissimulé sa négligence et a trompé ses propres autorités. Pour Gilles Duhamel et sa collègue Christine d’Autume, et pour Marisol Touraine qui a approuvé leur enquête, les données précliniques « étaient pertinentes et suffisantes et permettaient l’administration à l’homme ».