Europe

Libération - Deuxième vague : à Naples, « on ne prend plus que les cas gravissimes »

Novembre 2020, par Info santé sécu social

Par Eric Jozsef, envoyé spécial à Naples — 17 novembre 2020 à 20:41

Relativement épargné par l’épidémie au printemps, le sud du pays est désormais submergé. Hôpitaux saturés, manque de personnel, files d’attente pour avoir accès aux soins… La Campanie et son fragile système médical ont du mal à faire face.

Carmella sort un instant du petit parc qui entoure l’hôpital. Elle baisse son masque, s’allume une cigarette. « J’en avais besoin. On est là depuis 11 heures du matin », lâche la septuagénaire en montrant l’allée sous les cyprès où s’alignent les véhicules chargés de personnes positives au Covid-19. « Ma sœur Anna a 81 ans, elle a attrapé le virus et son taux d’oxygénation est tombé sous le niveau de 94. Alors, on attend qu’un lit se libère. Mais les ambulances amènent régulièrement des malades qui sont plus gravement atteints qu’elle, ajoute Carmella, fataliste. Je ne sais pas si on va devoir passer la nuit ici. Je commence à avoir froid car avec ma sœur positive dans la voiture, j’essaie d’être le plus possible dehors. »

Depuis plusieurs jours, les jardins du Cotugno, le principal hôpital spécialisé en maladies infectieuses de la Campanie, se sont transformés en une sorte de limbes. D’un côté, à l’extérieur de la structure, le monde grouillant de la cité parthénopéenne qui voit s’avancer depuis la fin de l’été l’ombre de la pandémie. De l’autre, situés à quelques dizaines mètres, les bâtiments sanitaires déjà saturés où l’on cherche désespérément de nouveaux lits. Entre les deux, au milieu des pelouses, cette colonne de voitures où s’entassent les malades, leurs proches qui les accompagnent et les maigres espoirs d’accéder aux soins.

En attendant, le personnel médical a installé une tente d’urgence pour contrôler les positifs dans leur véhicule et leur apporter des bonbonnes d’oxygène en cas de besoin. « On les surveille et s’il le faut, on leur administre l’oxygène directement dans les voitures », confirme Marco, un infirmier sorti quelques instants du Cotugno pour saluer sa fiancée. Un baiser furtif, une cigarette à moitié consommée et il repart aux urgences : « L’afflux est énorme. On travaille à un rythme effréné. On n’a pas le temps de soigner un patient et de libérer un lit qu’arrivent de nouveaux malades. On ne prend plus que les cas gravissimes. »

Ballet des ambulances
La deuxième vague du coronavirus est en train de submerger le Mezzogiorno. Alors que miraculeusement le sud de l’Italie avait été relativement épargné par la première phase de la pandémie, cette fois le virus ne fait quasiment plus de distinction géographique. La Calabre a été déclarée zone rouge le 6 novembre en même temps que le Piémont, la Lombardie et le Val d’Aoste. Depuis dimanche, la région de Naples et la Toscane sont également devenues écarlates. « La Campanie est à genoux », a justifié Luigi Di Maio, ex-dirigeant du Mouvement Cinq Etoiles et ministre des Affaires étrangères, originaire de la région.

En substance, le dispositif prévoit un couvre-feu de 22 heures à 5 heures, l’interdiction de sortir de la région, la limitation des déplacements aux motifs sanitaires ou professionnels, la fermeture des commerces et des marchés ou encore la réduction de moitié des transports publics. En dix jours, la Campanie a enregistré plus de 30 000 cas positifs et 255 morts, soit plus de la moitié de toutes les victimes constatées dans la région durant la première phase de l’épidémie. La crainte est que le système de santé local du Sud italien, notoirement défaillant, ne résiste à la pression. « Depuis la première vague, des mesures ont été prises pour renforcer les services de réanimation. Dans le quartier napolitain de Ponticelli, un "Covid center" avec plusieurs dizaines de lits a été monté de toutes pièces, souligne le journaliste de la Gazzetta del Sud Antonio Piedimonte. Mais les gens se précipitent aux urgences, qui explosent. Elles n’ont pas les capacités suffisantes pour faire front. Déjà en temps normal, il n’est pas rare de voir des patients soignés dans les couloirs ici. »

Devant le Cardarelli, le plus grand hôpital du Mezzogiorno, sur les hauteurs de Naples, les parents des malades s’agglutinent derrière les grilles. Il leur est interdit de pénétrer dans la structure. Alors, ils observent à distance le ballet des ambulances. Depuis quelques jours, l’entrée du bâtiment est sévèrement gardée par la police et les carabiniers. La diffusion sur les réseaux sociaux d’une vidéo prise par un patient à l’intérieur a en effet provoqué l’indignation de l’opinion publique. Les images montrent un vieillard étendu mort dans les toilettes, comme abandonné par les soignants. « Celui-là, il est mort, ce sont les urgences du Cardarelli », commente l’auteur de l’enregistrement, qui retourne son portable pour montrer d’autres malades amassés sur des brancards et des lits de fortune.

« Il est déplorable que des situations de ce genre soit instrumentalisées pour provoquer de terribles et dangereuses réactions dans l’opinion publique », a immédiatement dénoncé le directeur de l’hôpital, Giuseppe Longo, qui assure que les agents sanitaires s’occupaient de l’octogénaire décédé, contrairement à ce que laisse croire la vidéo amateur. Reste que pour l’Italie, l’image choc du vieil homme laissé à terre est en train de devenir aussi emblématique de cette deuxième vague du coronavirus que les camions militaires qui évacuaient, de nuit, les cercueils des morts du Covid dans les rues de Bergame au printemps.

« Pays en guerre »
« C’est méprisable de sortir des images de leur contexte », s’insurge aussi le docteur Pierino Di Silverio, l’un des responsables du principal syndicat de médecins, l’Anaao. Il reconnaît toutefois que la situation en Campanie est explosive. « On est au bord d’une catastrophe sanitaire, entre les effets directs du virus et les milliers de patients qui souffrent d’autres pathologies et qui ne sont plus soignés. Nous manquons de lits en thérapie intensive, le taux d’occupation augmente à toute vitesse et, en raison du manque de personnel, nous avons du mal à faire face à cette pandémie. Les ambulances restent parfois jusqu’à sept ou huit heures devant l’entrée des hôpitaux. »

A Castellammare di Stabia, dans la banlieue napolitaine, quatre malades sont morts dans la seule nuit du 10 au 11 novembre alors que leurs ambulances stationnaient devant l’hôpital local. « Nous sommes face à des scènes qui font penser à un pays en guerre », a commenté le maire de la ville, Gaetano Cimmino. A Naples, l’oxygène commence à manquer. « Nous avons sans cesse des demandes de bonbonnes dans les pharmacies. Il s’agit de personnes qui, de manière compréhensible, sont désespérées et apeurées mais auxquelles, malheureusement, nous devons presque toujours répondre négativement », a déploré vendredi Riccardo Maria Iorio, président local de la fédération Federfarma. « A l’hôpital, désormais, presque tous les services sont consacrés aux patients Covid », s’inquiète Pierino Di Silverio, qui ajoute que la sélection des malades en fonction de leur âge et de leur état de santé n’est plus écartée : « On n’y arrive plus. Si cela continue comme ça, nous devrons choisir qui soigner et qui laisser mourir. »

Insuffisance de personnel pour tracer les contacts des cas positifs, manque de structures pour accueillir les malades légers : le répit après la première vague n’a pas été mis à profit dans une région où les coupes dans le budget de la santé ont bloqué pendant dix ans le recrutement de personnel médical. « Cela ne sert à rien d’ajouter des lits s’il n’y a pas le personnel suffisant. En général, il faut un infirmier pour cinq patients. En Campanie nous sommes dans un rapport de un pour onze, calcule l’urgentiste Manuel Ruggiero. Au printemps, nous craignions d’emmener les patients Covid à l’hôpital de peur qu’ils n’infectent les autres malades. Désormais, c’est l’inverse. On a peur d’emmener les personnes qui ont d’autres pathologies de crainte qu’ils n’attrapent le virus aux urgences. » Résultat : nombre de malades n’osent plus se faire soigner ou ne sont plus suivis régulièrement.

Bombe sociale

« Il aurait fallu imposer la zone rouge en Campanie beaucoup plus tôt car le système sanitaire local qui était déjà agonisant risque d’exploser », estime Pierino Di Silverio. Le 23 octobre, c’est le président (centre gauche) de la région, Vincenzo De Luca, surnommé « le shérif » pour ses déclarations à l’emporte-pièce et ses diatribes populistes, qui demande au gouvernement de placer la Campanie en zone rouge : « Fermons tout pendant trente ou quarante jours ! avait-il lancé. Je ne veux pas voir de camions militaires avec des cercueils. » Mais au cours des jours suivants, le ton du gouverneur change. Plus question d’invoquer le confinement total. Car entre-temps, à l’annonce des premières restrictions partielles de l’activité économique, une partie de la population s’est révoltée. Dans la nuit du 23 octobre, des centaines de manifestants se sont violemment opposés à la police dans les rues de Naples pour protester contre un couvre-feu débutant alors à 23 heures. Alors que le taux de chômage en Campanie dépassait déjà la barre des 20 % avant la pandémie, la crise sanitaire risque désormais de se transformer en bombe sociale.

Aujourd’hui, la tension règne dans les hôpitaux où le personnel est victime d’agressions verbales et parfois physiques. « La colère commence à se reverser sur les médecins », dénonce l’urgentiste Manuel Ruggiero, également responsable de l’association « Personne ne touche Hippocrate », créée pour protéger les praticiens. A Naples, l’an dernier, 105 docteurs ont été agressés et les blouses blanches redoutent qu’en période épidémique, les files d’attente pour les soins et des services déficients n’entraînent une multiplication des violences.

Eric Jozsef envoyé spécial à Naples