Psychiatrie, psychanalyse, santé mentale

Le Monde.fr : Affaire Sarah Halimi : « La loi doit clarifier la question de la responsabilité pénale en cas de consommation volontaire de toxiques »

Avril 2021, par infosecusanté

Le Monde.fr : Affaire Sarah Halimi : « La loi doit clarifier la question de la responsabilité pénale en cas de consommation volontaire de toxiques »

TRIBUNE
Jean-Christophe Muller

Avocat général à la cour d’appel de Paris

David Sénat

Avocat général à la cour d’appel de Toulouse

Pour sortir de l’impasse démontrée par le meurtre de la sexagénaire, les magistrats Jean-Christophe Muller et David Sénat estiment, dans une tribune au « Monde », que le Parlement doit régler l’ambiguïté du droit, relevé par la décision de la Cour de cassation, en se saisissant du projet de loi pour la confiance dans l’institution judiciaire.

Publié le 24 avril 2021 Par une conjonction de malheurs et d’incompréhensions, le meurtre antisémite de Sarah Halimi illustre la complexification croissante du droit, la tendance à la simplification trompeuse du débat et le paradoxe consistant à constater les impasses d’un système tout en se résignant à l’absence de solution.

Rappelons les faits : le 4 avril 2017, Sarah Halimi était agressée sauvagement à son domicile et défenestrée par son agresseur, qui la connaissait, criant qu’il avait « tué le démon » avant de réciter des versets du Coran. Le 19 décembre 2019, la cour d’appel de Paris a rendu une déclaration judiciaire d’irresponsabilité pénale de l’auteur de ces faits. Les conséquences de cette décision sont que la matérialité des faits est établie, y compris son mobile antisémite, et que la cour d’assises ne sera pas saisie. Enfin, l’auteur a été astreint à une mesure d’hospitalisation d’office (dont désormais des médecins pourront décider de la fin).

Un pourvoi en cassation a été formé contre cette décision par la famille de Sarah Halimi. La Cour de cassation vient, le 14 avril, de rejeter ce pourvoi et donc de confirmer que, en raison de l’abolition du discernement de l’auteur des faits, il n’y aurait jamais de procès devant une cour d’assises.

Trancher par un jury populaire
Un premier expert psychiatre, le docteur Daniel Zagury, avait estimé que la dégradation de l’état psychique de l’auteur trouvait son origine dans sa consommation volontaire et régulière de cannabis, augmentée dans les jours précédant les faits. Il estimait que ses troubles psychiques avaient été induits par la prise consciente, volontaire et régulière de cannabis en très grande quantité. Cet expert concluait que sa responsabilité pénale devait donc être retenue, mais en tenant compte du fait que la nature des troubles psychiques avait largement dépassé les effets attendus. Si ces conclusions avaient été suivies, le meurtrier de Sarah Halimi aurait pu être jugé par une cour d’assises, encourant une peine maximale de trente ans de prison du fait de l’altération du discernement (ces faits étant normalement punis de la réclusion criminelle à perpétuité).

Deux autres collèges d’experts sont intervenus. Un premier concluait à l’irresponsabilité pénale ; un des membres de ce collège, le docteur Paul Bensussan, expliquait dans la presse que la dégradation de l’état psychique de l’auteur était déjà amorcée, que sa consommation de cannabis l’avait aggravée mais que l’auteur ne pouvait en mesurer les effets. Un troisième collège d’experts concluait de manière plus ambiguë à l’existence d’une bouffée délirante d’origine exotoxique « orientant plutôt classiquement vers une abolition du discernement ». On le voit, le débat dont les termes étaient posés par un total de sept experts psychiatres non unanimes méritait à tout le moins que la question fût publiquement débattue et tranchée par un jury populaire.

Progrès de la psychiatrie et des neurosciences
Pensant clore le débat, des commentateurs ont brandi l’étendard d’une prétendue « dérive victimaire » de la société pour justifier cette décision en rappelant qu’en France « on ne juge pas les fous », ce dont il n’a pourtant jamais été question. Mais la posture politiquement chic (stigmatiser la place prétendument excessive de la victime) est parfois préférée à la réflexion. Ce raccourci fait l’économie des questions de fond posées par la Cour de cassation, dans sa décision du 14 avril et des débats qui l’ont précédée, même si elle a renvoyé le sujet au législateur.

Un des principes fondamentaux du droit pénal est que l’existence d’un trouble psychique ou neuropsychique de l’auteur au moment de l’action criminelle a une double conséquence : soit il a entraîné l’abolition totale du discernement et dans ce cas il ne peut y avoir de procès, soit il a entraîné une simple altération du discernement et dans ce cas un procès aura lieu, mais il en sera tenu compte pour minorer la peine encourue. La difficulté résulte de ce que la loi ne donne aucune définition précise de ce qu’est un « trouble psychique ou neuropsychique », que l’on qualifiait, avant la réforme du code pénal de 1994, de « démence ». Les progrès de la psychiatrie et des neurosciences ont depuis ouvert des perspectives sur l’origine de l’état de démence. Le point culminant réside dans l’analyse des conséquences psychiques de comportements addictifs (alcool, stupéfiants ou les deux) de l’auteur de faits criminels. Faut-il tenir compte de l’origine du trouble psychique et considérer que, s’il est la conséquence d’un comportement volontaire de l’auteur des faits, il devrait avoir pour conséquence de retenir sa responsabilité pénale, même atténuée ?

Préciser la notion de trouble psychique
En répondant par la négative à cette question, la Cour de cassation a évidemment pris conscience de l’ambiguïté et des problèmes résultant de sa réponse puisque les débats ont fait état de l’étude de nombreuses infractions pour lesquelles la prise de stupéfiants ou d’alcool constitue au contraire une circonstance aggravante. Comment expliquer alors que ce qui vaudrait pour la conduite d’un véhicule ne vaudrait pas pour le meurtre ? Comment expliquer que le trouble psychique ou neuropsychique induit par l’alcool ou les stupéfiants permettrait à l’alcoolique ou au toxicomane psychiquement atteint par sa consommation volontaire d’échapper aux poursuites, alors même qu’il retrouverait un état normal par l’arrêt de ces consommations ?

A ces questions la Cour de cassation répond que, en donnant un effet exonératoire au trouble psychique ou neuropsychique, la loi ne distingue pas selon l’origine de ce trouble. Au prix, sociologiquement et moralement élevé, du point final mis à l’affaire Sarah Halimi, la Cour de cassation renvoie donc au législateur la responsabilité de préciser la notion de trouble psychique. On ne sortira donc de cette tragique impasse que si la loi, expression de la volonté générale, précise que la responsabilité pénale de l’auteur ne saurait être écartée lorsque le trouble psychique de l’auteur trouve son origine dans la consommation volontaire de toxiques. Il est temps de franchir ce cap, avant un nouveau crime antisémite ou terroriste, potentiellement soluble dans l’irresponsabilité psychiatrique recherchée et revendiquée par son auteur.

La réponse nous paraît devoir aller rapidement dans ce sens qui permettrait, par une initiative parlementaire à la faveur de l’examen du projet de loi pour la confiance dans l’institution judiciaire, de donner du contenu tangible à l’objectif affiché du titre de ce texte. Les circonstances sont par ailleurs favorables tant il est vrai que le garde des sceaux, au fil de ses réformes, semble avoir fait siennes les considérations liées à la protection des victimes et de l’ordre social.

Jean-Christophe Muller, avocat général à la cour d’appel de Paris
David Sénat, avocat général à la cour d’appel de Toulouse

Jean-Christophe Muller(Avocat général à la cour d’appel de Paris) et David Sénat(Avocat général à la cour d’appel de Toulouse)