Industrie pharmaceutique

Libération - Alzheimer : « Les produits prescrits ne sont pas utiles »

Novembre 2016, par Info santé sécu social

Par Eric Favereau — 19 octobre 2016

La Commission de la transparence au sein de la Haute Autorité de santé prône le déremboursement de quatre médicaments jugés inefficaces et représentant un gouffre financier pour la Sécu. L’un de ses membres, le professeur Olivier Saint-Jean, commente cet avis.

Alzheimer : vers un déremboursement des médicaments

Sanction terrible, sans appel : « insuffisant pour être pris en charge par la solidarité nationale ». La Commission de la transparence, en charge de l’évaluation des médicaments au sein de la Haute Autorité de santé a rendu ce mercredi son avis : pour ces experts, les quatre médicaments (1) encore largement prescrits contre la maladie d’Alzheimer ne servent à rien. C’est maintenant à la ministre de la Santé d’acter leur avis, et de retirer ces produits de la liste des traitements remboursables.

C’est une décision importante, vu l’impact social de cette maladie qui touche plus de 850 000 personnes en France. Mais aussi vu l’impact financier, car depuis près de vingt-cinq ans ce sont plusieurs milliards d’euros dépensés en pure perte pour leur remboursement. Enfin, on peut parler d’une décision historique, la France serait le premier pays au monde à le faire, mettant un point final à un lobbying impressionnant des firmes pharmaceutiques. Le professeur Olivier Saint-Jean, qui dirige le service de gériatrie de l’Hôpital européen Georges-Pompidou, ainsi que le service de soins de suite de l’hôpital Corentin-Celton, a suivi ce dossier depuis le début. Membre de la Commission de la transparence, il commente l’avis de celle-ci et revient sur l’histoire de ces médicaments.

La Commission de la transparence vient de statuer sur l’inutilité des médicaments contre la maladie d’Alzheimer. Il n’y a donc plus aucun doute ?

La Commission donne son avis sur ce que l’on appelle le SMR, le service médical rendu : il s’agit d’évaluer l’efficacité du médicament et d’en mesurer aussi les effets indésirables. Nous avons ausculté toutes les études menées sur ces traitements.

Et donc…

L’efficacité est au mieux minime, elle n’atteint pas en tout cas le seuil de pertinence clinique, et cela dans des études dont la durée n’a pas dépassé six mois. De plus, la population qui y était étudiée n’était pas représentative de la population atteinte de la maladie d’Alzheimer : l’âge moyen était de 75 ans, les personnes qui souffraient de maladies associées étaient éliminées. Bref, la population était biaisée. Enfin, la Commission remarque qu’elle n’a aucune mesure de l’impact de ces médicaments au long cours. Cela ne permet pas de savoir s’ils changent le destin des malades, en termes d’autonomie, de qualité de vie, ou de pouvoir choisir de rester à domicile. Les seuls effets observés l’ont été à partir d’une échelle de mesure des fonctions intellectuelles peu pertinente, et même sur cette échelle le seuil minimum n’a pas été atteint. Donc, efficacité au mieux extrêmement marginale, à court terme.

Et sur les effets secondaires ?

Les données de tolérance pointent des effets indésirables importants, notamment digestifs fréquents, cardio-vasculaires (potentiellement graves bien que peu fréquents), mais aussi des symptômes psychiques comme des cauchemars, des crises d’angoisse et, enfin, d’autres effets variés comme des crampes, des rhinites, pas forcément graves mais qui empoisonnent la vie quotidienne des malades. La conclusion de la Commission de la transparence est donc que le rapport bénéfice-risques n’est pas favorable à ces quatre médicaments. Insuffisant pour qu’ils soient considérés comme utiles. Nous émettons un avis défavorable. La conséquence est qu’ils doivent être retirés de la liste des médicaments remboursables.

En 2011, vous aviez déjà pointé l’efficacité limitée de ces médicaments, mais maintenu alors leur remboursement en notant que leur prescription préservait le lien thérapeutique avec le patient. Où est le changement ?

Nous avons porté un regard plus rigoureux sur ces médicaments. Et surtout, un des éléments nouveaux est qu’aujourd’hui nous avons des aides non pharmacologiques. Nous disposons d’une autre prise en charge crédible. Je rappelle aussi qu’en 2011 le vote au sein de la Commission avait été très serré, à une voix près.

Quant à l’argument qui était de maintenir ces médicaments car ils maintenaient un lien thérapeutique avec le patient, cela renvoie à une approche archaïque. C’est de la médecine à l’ancienne. En plus il n’a jamais été montré que ces médicaments apportaient le moindre bénéfice dans la vraie vie des patients. Pire, une vaste étude [à Montpellier, Bordeaux, Dijon, ndlr] qui a suivi plus de 10 000 personnes en France montre des résultats déroutants. Certes, il y a des biais méthodologiques mais les personnes qui sont passées par les consultations mémoire et qui ont reçu des médicaments ont un plus mauvais pronostic et vont plus souvent que les autres en Ehpad [établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes].

Pourquoi ce constat de l’inutilité de ces médicaments a-t-il pris tant de temps avant d’être adopté ?

La France n’est pas à part. Les autorités sanitaires dans tous les pays ont traîné. La première tentative de déremboursement a été faite en 2007 en Grande-Bretagne, mais elle a été cassée par la justice car attaquée par les firmes qui ont réussi à mettre en doute la méthodologie utilisée. Les Allemands ont essayé, les Canadiens aussi. Tous les documents scientifiques pointaient la non-efficacité, mais rien n’y a fait. Il y avait une sorte d’impossibilité symbolique à dire que l’on n’avait pas de médicament contre l’Alzheimer.

Aujourd’hui, où en sont les autres pays ?

Les médicaments sont encore remboursés. Si la ministre suit notre avis, on sera le premier pays au monde à le faire, le premier à dire que le roi est nu.

Revenons un instant en arrière : quand sont apparus ces médicaments ?

C’est une histoire impressionnante. Tout démarre quand à la fin des années 70, on met en évidence un lien entre l’ampleur des déficits intellectuels et la baisse de l’acétylcholine, qui est un neurotransmetteur du cerveau. A l’image du traitement de la maladie de Parkinson, on a imaginé augmenter la disponibilité de ce neurotransmetteur dans le cerveau en reprenant un vieux médicament des années 40, utilisé en anesthésie, la tacrine. Trois essais ont démarré vers 1985, l’un en France, un autre en Grande-Bretagne et un dernier en Californie. Les deux premiers ont été bien menés et catégoriques : aucun bénéfice, mais ils ont duré forcément un peu longtemps. Quant au dernier, il a été réalisé en Californie sur seulement 17 malades, avec une méthodologie douteuse et bâclée, et les résultats annoncés étaient spectaculaires. Aujourd’hui, on sait que les données ont été truquées. Le très sérieux New England Journal of Medicine, pris par la folie des scoops, a publié l’étude en novembre 1986, avec un éditorial qui se félicitait de cette découverte… américaine. Et ceux qui résistaient ont été qualifiés de bureaucrates. En France, le Monde avait titré : « La maladie d’Alzheimer enfin vaincue ». Le bulldozer était lancé. Ce qui est un comble, c’est qu’en France, nos collègues de la Salpêtrière avaient fait l’étude la plus rigoureuse, montrant alors l’inefficacité et la toxicité de la tacrine.

Le lancement de ces médicaments fut-il tout de suite un succès ?

La montée en charge a été en fait progressive mais régulière, pour plafonner dans les années 2000 avec près de 40% des malades ayant une prescription, même brève, d’un des quatre médicaments. Car très vite, au-delà de six mois, la moitié des malades arrêtaient le traitement. Les médecins au quotidien se sont mis à douter.

Mais ils ont pourtant continué à prescrire…

Il n’était pas illégitime au début de tenter de prescrire, dans l’attente d’études plus approfondies. Mais les firmes se sont bien gardées de faire des nouvelles études. On a eu beau demander des études plus longues, c’est-à-dire à plus de six mois, sur des variables plus pertinentes de l’évolution de l’état de santé des malades, mais non, elles ne les ont jamais faites.

Ce temps perdu est-il lié au lobbying des firmes ?

Totalement. Un exemple très actuel : la Commission a reçu encore un certain nombre de courriers, aussi bien signés par des médecins des centres mémoire que par les sociétés savantes - de neurologie, de gériatrie, de psycho-gériatrie. L’argumentaire développé était exactement le même que celui présenté par les firmes devant la Commission. Au mot près. Ce n’est pas une surprise, les sociétés dites savantes ont des liens financiers forts avec les firmes pharmaceutiques.

L’association France Alzheimer défend toujours le maintien du remboursement.

C’est leur droit mais ils n’ont pas le monopole de la parole des malades. Dans la Commission de transparence siègent deux représentants des associations de malades. Cela veut dire que la parole des malades est entendue. Pour autant, il ne faut pas cacher que les militants de France Alzheimer, à l’échelon local, mènent des actions exceptionnelles. Au niveau national, c’est plus compliqué, car il y a des conflits d’intérêts indiscutables.

Quelle est encore l’importance de ces médicaments dans la prise en charge ?

Depuis 2011, avec l’avis de la Commission de transparence exprimant un intérêt thérapeutique faible, les prescriptions ont commencé à baisser, au rythme de 10% par an. Aujourd’hui, le doute est partout. Mais on estime encore entre 30 000 à 40 000 le nombre des patients qui reçoivent ces traitements pendant quelques mois. Soit une dépense pour la collectivité d’encore 100 à 130 millions d’euros par an. Dans les années 2000, ce chiffre était monté à près de 400 millions par an. Vous mesurez l’ampleur des sommes dépensées… à perte. Et le nombre d’aides humaines pour les patients et leurs aidants que l’on aurait pu financer avec ces milliards d’euros. Quel gâchis, quelle honte !

Aujourd’hui, existe-t-il d’autres médicaments contre la maladie d’Alzheimer ?

Non. Aussi bien sur les symptômes que sur l’évolution de la maladie, il n’y a rien. Ainsi, quand les troubles intellectuels apparaissent, on ne sait pas les restaurer, et sur le processus de la maladie on ne sait rien faire. Mais cette absence de « cure » n’empêche pas d’être efficace dans le « care ». C’est toute la logique des prises en charge non médicamenteuses que la France a développées depuis 2008 avec le Plan national Alzheimer : centres et hôpitaux de jour, équipes d’intervention à domicile, unités d’accueil spécialisé à l’hôpital et en Ehpad, techniques de rééducation cognitive, aides aux aidants, séjours de répit, gestionnaires de cas complexes…

La liste est longue et surtout la disponibilité existe à peu près partout dans le pays.

(1) Il s’agit de l’Ebixa, de l’Aricept, de l’Exelon et du Reminyl, tous médicaments à visée symptomatiques.
Eric Favereau