Les Ehpads et le grand âge

Alternatives économiques : Faut-il nationaliser les Ehpad ?

Février 2022, par infosecusanté

Alternatives économiques : Faut-il nationaliser les Ehpad ?

Céline Mouzon

Le 09 février 2022

La maltraitance des personnes âgées dépendantes résidentes d’Ehpad fait la une de l’actualité. Si le privé lucratif pose de tels problèmes, cela signifie-t-il que la nationalisation est la solution ?

Limiter à trois par jour le nombre de couches pour une personne âgée dépendante quitte à la laisser dans ses excréments, voici l’une des pratiques couramment mises en œuvre par le groupe Orpéa, selon le journaliste Victor Castanet.

Dans un livre paru fin janvier, Les Fossoyeurs, il y décrit comment le deuxième plus grand groupe français gestionnaire d’Ehpad rogne sur ses coûts pour augmenter la rémunération de ses actionnaires. Plusieurs procédures judiciaires de la part des familles sont en cours contre Orpéa et un autre poids lourd du secteur, Korian.

Qu’il y ait de la maltraitance dans les Ehpad n’est hélas pas un scoop, mais l’ouvrage de Victor Castanet relance le débat sur l’économie du secteur : peut-on laisser une place au privé dans la gestion d’un domaine aussi sensible que celui de la dépendance ? Ou bien faut-il nationaliser le secteur ? Et si oui, qu’est-ce que cela signifierait ?

Les 600 000 places en Ehpad qui existent aujourd’hui en France se répartissent entre 7 500 établissements. Parmi eux, 45 % sont publics, 31 % sont privés non lucratifs (gérés par des fondations, des mutuelles ou des associations), et 24 % relèvent du privé lucratif, qui accueillait 125 000 résidents en 2015. Ce dernier segment est dominé par trois groupes, Korian, Orpéa et DomusVi qui, à eux trois, réalisent 8 milliards d’euros de chiffre d’affaires.

Rentabilité court-termiste
Le secteur de la dépendance est par ailleurs appelé à se développer : la part des plus de 75 ans dans la population devrait doubler d’ici 2070, passant de 9 % à 18 %, et de 6,3 millions à 13,7 millions de personnes. Selon la Drees, il faudra accueillir plus de 100 000 résidents supplémentaires en Ehpad en 2030 par rapport à 2019, et plus de 200 000 de plus entre 2030 et 2050.

Pour accroitre leurs marges, les groupes vendent leurs actifs immobiliers, ce qui leur permet de dégager rapidement des liquidités, et compriment les coûts
Faut-il en finir avec le privé lucratif pour la gestion des Ehpad ? Cela paraît nécessaire sans être suffisant. Nécessaire car les logiques de financiarisation et la recherche de rentabilité dans lesquels sont pris les groupes privés lucratifs sont nocives. C’est vrai pour les groupes cotés en bourse, comme Korian et Orpéa, comme ceux non cotés, à l’instar de DomusVi, Colisée ou Domidep, détenus par des fonds de capital-investissement (ou private equity)1, comme le montre un rapport récent de l’Institut Veblen sur la financiarisation du grand âge.

Dans tous les cas, le but est de maximiser la valeur actionnariale. Pour accroitre leurs marges, les groupes vendent leurs actifs immobiliers, ce qui leur permet de dégager rapidement des liquidités, et compriment les coûts, en personnel notamment. En 2021, Korian a distribué à ses actionnaires 31 millions d’euros, et Orpéa 58 millions.

Les groupes détenus par des fonds de capital-investissement s’endettent, eux, de manière très importante pour assurer leur croissance, en s’implantant à l’international. Cet endettement les fragilise à long terme mais augmente leur valeur à court terme.

Le troisième plus grand groupe français, DomusVi, malgré un endettement de sept fois son bénéficie avant impôts et intérêts, a été acheté en 2014 par le fonds d’investissement PAI Partners pour 640 millions d’euros, avant d’être revendu trois ans plus tard à un autre fonds, ICG Europe, pour 2,3 milliards d’euros. Sa valeur a donc plus que triplé en trois ans !

« Le fonds de capital-investissement ne se rémunère pas par le versement de dividendes, mais par le différentiel de valeur de l’entreprise à la revente », commente le sociologue Théo Bourgeron, co-auteur de l’étude de l’Institut Veblen.

Le taux d’encadrement est moindre dans les Ehpad privés lucratifs
Le privé lucratif engrange pourtant plus de recettes que les autres catégories d’établissements, grâce à l’hébergement. Le prix moyen y est plus élevé (2 600 euros par mois en moyenne) contre 2 000 euros dans le privé non lucratif et 1 800 euros dans le public.

Mais ces recettes ne sont pas utilisées au service des résidents. Le taux d’encadrement est moindre dans les Ehpad privés lucratifs : il est de 22,8 ETP en personnel soignant pour 100 places, contre 24,5 dans le privé non lucratif, 29,4 dans le public non hospitalier et 36,7 dans le public hospitalier (il s’agit souvent d’anciennes Unités de soins de longue durée reconverties).

Autre indicateur : 49 % des Ehpad privés lucratifs et 49,7 % des Ehpad privés non lucratifs déclarent des difficultés de recrutement, contre 39 % des Ehpad publics non hospitaliers et 35 % des Ehpad publics hospitaliers. Dit autrement, le privé lucratif coûte plus cher pour une qualité des soins moindre, mais parvient pourtant à enrichir ses actionnaires.

Subventions cachées au privé
Ce n’est pas le seul problème. L’air de rien, ces pratiques sont gourmandes en argent public et coûtent cher au contribuable. « Le privé lucratif bénéficie de subventions cachées », souligne Théo Bourgeron. Un exemple : les intérêts de l’emprunt sont déductibles de l’impôt sur les sociétés (il s’agit d’un mécanisme général dans les achats avec effet de levier ou LBO).

De même, un groupe racheté par un fonds de capital-investissement se voit transférer la dette contractée pour son propre achat, ce qui lui permet d’échapper largement à l’impôt sur les sociétés. Bref, les Ehpad n’échappent pas aux logiques de financiarisation et de recherche de rentabilité à court-terme qui sont monnaie courante au niveau européen

« Il y a certes de l’argent privé qui est investi, mais il y a aussi et surtout une fuite du capital de la société achetée qui permet d’enrichir des individus qui font fortune grâce à ces mécanismes », poursuit Théo Bourgeron.

La fortune personnelle d’Yves Journel, le fondateur de DomusVi, est ainsi estimée à 750 millions d’euros. Et il n’est pas le seul à s’être enrichi sur le dos des Ehpad.

Un manque d’argent public
Mais en quoi redonner la propriété de ces établissements à des acteurs publics serait susceptible de changer la donne ? La nature privée de la propriété n’est pas un problème en soi. Le privé non lucratif est un acteur historique dans la prise en charge du grand âge. Les règles de l’économie sociale et solidaire, qui empêchent que les profits soient utilisés à des fins d’enrichissement personnel, favorisent une bonne prise en charge des plus âgés.

9 milliards d’euros supplémentaires seraient nécessaires dans les années à venir
Nationaliser ne règlerait pas non plus le problème du niveau des financements publics. Le secteur de la dépendance représente aujourd’hui 30 milliards d’euros. Cette dépense n’est pas négligeable mais reste somme toute assez faible : elle représente 1,4 % du PIB contre 12 % pour les dépenses de santé en général. Elle est de plus insuffisante par rapport à des besoins qui sont appelés à augmenter.

Selon le rapport Libault de 2019, 9 milliards d’euros supplémentaires seraient nécessaires dans les années à venir. La piste alors évoquée était de s’appuyer sur la Contribution au remboursement de la dette sociale (CRDS), un impôt destiné à apurer l’endettement de la Sécurité Sociale, mais celle-ci a finalement été mise à contribution pour rembourser la dette Covid.

Arrêter d’avantager le privé lucratif
Reste deux autres leviers d’actions. Le premier consiste à mettre fin aux avantages structurels dont bénéficie aujourd’hui le secteur privé lucratif, en changeant les règles du jeu. En aval, dans les Ehpad, une augmentation du niveau des exigences, assortie de contrôles indépendants limiterait leur lucrativité. Concrètement, cela signifierait accroître les salaires et fixer un taux d’encadrement opposable.

« En augmentant les coûts, on améliorerait la qualité des soins tout en rendant le secteur moins attrayant pour les acteurs commerciaux court-termistes », commente l’économiste Ilona Delouette.

Mais il faut aussi changer les règles du jeu en amont. Dans son rapport, l’Institut Veblen propose de vider le capital-investissement de sa substance en légiférant. « Le transfert de dette au groupe racheté, courant dans les opérations de rachat avec effet de levier ou LBO, était considéré comme de l’abus de bien social jusqu’en 1984 », rappelle Théo Bourgeron, qui préconise de l’interdire de nouveau pour les Ehpad.

Autre piste : interdire le démembrement des actifs, immobiliers notamment. Enfin, il faudrait instaurer une responsabilité des sociétés de capital-investissement pour une durée déterminée après la revente, de sorte à les engager en cas d’insolvabilité de l’entité gestionnaire dans les années qui suivent la revente.

En finir avec le new public management
Le deuxième levier d’action consiste à s’attaquer aux logiques de financiarisation et de rationalisation qui imprègnent aujourd’hui les structures publiques et non lucratives et que l’Etat a lui-même encouragées à la fin des années 1990 lorsqu’ont été créés les Ehpad, en adoptant les principes du new public management.

La puissance publique organise un rationnement de l’offre qui explique que le taux de remplissage des établissements soit très élevé, de l’ordre de 90 à 95 %
Aujourd’hui, par exemple, la création de places se fait en nombre limité, sur appel à projets. « C’est comme un numerus clausus pour les places en Ehpad », explique l’économiste Ilona Delouette. La puissance publique organise ainsi un rationnement de l’offre qui explique que le taux de remplissage des établissements soit très élevé, de l’ordre de 90 à 95 %, ce qui, au passage, rend fictive la possibilité pour les familles de choisir entre différentes structures. Le système des appels à projets pousse les établissements à se regrouper pour faire des économies d’échelle, et à développer en leur sein des services de gestion capables d’y répondre.

Quant à l’attribution de financements publics, elle se fait selon une nomenclature des actes de soin qui attribue un temps à une tâche, lui-même fonction du niveau de dépendance du résident.

« On considère ainsi qu’il faut 15 minutes pour changer la couche d’une personne très dépendante, indique Ilona Delouette. Or en réalité, on met plus de temps pour une personne moins dépendante, avec qui le rapport au corps se négocie différemment. Ce modèle du travail industriel, découpé en tâches que l’on cherche à optimiser, ne fonctionne pas dans le soin, où la dimension relationnelle est à la fois primordiale et très difficile à isoler et à mesurer. C’est pourquoi ces secteurs doivent être protégés d’une approche marchande et capitaliste ».

Un changement complet de regard qui impose de modifier le rapport de force idéologique et institutionnel.

1.Secteur regroupant des financeurs venus d’horizons divers – banques, assurances, fonds de pension, grandes entreprises ou grosses fortunes privées – qui collectent des fonds pour investir au capital des PME pour une durée allant en général de trois à sept ans, avec l’objectif d’en retirer des plus-values à la revente