Les Ehpads et le grand âge

Le Quotidien du médecin « Chez Orpea, les contrôles étaient archi préparés », raconte le Dr Patrick Métais, témoin clé du scandale des Ehpad

Février 2022, par Info santé sécu social

PAR VÉRONIQUE HUNSINGER - PUBLIÉ LE 11/02/2022

Le Dr Patrick Métais est l’un des principaux témoins du journaliste indépendant, Victor Castanet, dans son livre « Les Fossoyeurs », qui a créé une onde choc sur les pratiques du groupe d’Ehpad, de cliniques psychiatriques et d’établissements de soins de suite et de rééducation Orpea. Il y a exercé entre 2000 et 2011, notamment en tant que directeur médical de la branche sanitaire du groupe. Le médecin de 69 ans exerce encore à temps partiel en tant que médecin DIM au centre hospitalier de Bastia. Avant d’être probablement auditionné par la commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale, le Dr Métais confie au « Quotidien » les raisons qui l’ont poussé à parler.

LE QUOTIDIEN : Vous êtes l’une des sources principales du livre enquête de Victor Castanet et l’un des rares à avoir accepté de témoigner à visage découvert. Pour quelles raisons  ?

J’ai travaillé presque dix ans pour ce groupe à un poste à responsabilités. J’en ai vu les limites et les travers et surtout la dichotomie entre les équipes de terrain qui font leur maximum, et avec qui j’ai eu un plaisir fou à travailler, et le siège qui ne poursuit qu’une démarche purement financière, obnubilé par des objectifs de croissance à deux chiffres.

Longtemps, j’ai eu l’espoir de pouvoir faire évoluer les choses avant d’être mis au placard puis finalement licencié. La période qui a suivi a été très difficile pour moi, j’ai eu beaucoup d’amertume et de ressentiment. Puis j’ai suivi une psychothérapie. C’est ce qui m’a aidé à mettre enfin des mots sur le conflit éthique personnel que je vivais quand je travaillais pour Orpea. Quand j’ai été contacté par Victor Castanet, j’ai été d’abord prudent et puis finalement, contre l’avis de mon avocat d’ailleurs, j’ai même accepté que mon nom apparaisse dans son livre. Je suis médecin interniste de formation et j’ai passé toute ma vie à faire de la gériatrie. Parler a aussi été, pour moi, une démarche de règlement de ce conflit éthique intérieur.

Le fondateur du groupe Orpea, le Dr Jean-Claude Marian, est psychiatre. Comment le décririez-vous  ?

Il faut lui reconnaître un talent de visionnaire. Il a investi dans les Ehpad avant tout le monde, dès les années 80, puis dans les soins de suite à l’époque où cela n’intéressait pas les hôpitaux. Il a même vendu toutes ses dernières actions d’Orpea en janvier 2020, juste avant que ne déferle l’épidémie de Covid. C’est un homme évidemment très riche, impressionnant et d’une froideur extrême. Mais c’est aussi quelqu’un d’une grande culture. Les entretiens que j’ai eus avec lui étaient toujours intéressants et, en quelques mots, il était capable d’enrober les choses et vous donner l’impression que vous aviez gagné le jackpot.

Le livre évoque assez peu les médecins coordonnateurs en Ehpad. Comment travaillent-ils  ?

Dans les Ehpad d’Orpea, les médecins coordonnateurs sont mieux payés que dans le public mais leur mission est extrêmement bordée. Dans tout le groupe, il y a une « bible » qui détaille les procédures dans tous les domaines, y compris pour le travail des médecins coordonnateurs. Pour quelqu’un qui débute, cela peut sembler confortable, de premier abord, car tout est cadré. Mais en réalité, c’est pensé pour que rien ne déborde !

Cette enquête fait état de prises en charge médicales qui sont indignes. Comment en est-on arrivé là, y compris dans des établissements aussi chers  ?

J’ai exercé pendant 40 ans la gériatrie. Nous savons tous que des escarres peuvent se produire en fin de vie. En l’occurrence, le problème, ce n’est pas tant l’escarre en elle-même que tout ce qui n’est pas assez fait pour l’éviter : des matelas spéciaux, une nutrition adaptée et surtout des moyens humains pour retourner les personnes et prodiguer les soins nécessaires. La fin de vie de la comédienne Françoise Dorin dans l’Ehpad des Bords de Seine, qui est décrite dans le livre, illustre ce hiatus insupportable entre une offre hôtelière de haut de gamme et un oubli complet de prise en charge médicale. Je l’avais dit dès que cet Ehpad était sorti de terre. Cela a d’ailleurs fini par se retourner contre Orpea.

Croyez-vous que les Ehpad lucratifs aient un avenir  ?

Au regard des faibles moyens impartis au secteur des Ehpad, ce ne peut pas être une activité à but lucratif. Mais la question est plus large. On n’a pas fait de vraie loi sur le grand âge ni sous Sarkozy, ni sous Hollande, ni sous Macron. J’espère que ce livre va permettre de poser le débat du financement du grand âge et de la médicalisation nécessaire des Ehpad. C’est aussi pour cela que j’ai voulu témoigner. L’indignation ne suffira pas. Moi qui ai passé ma vie à soigner des vieux, je dis : faisons de ce sujet un vrai challenge pour le prochain quinquennat.

L’ouvrage décrit le mécanisme de dévoiement de la tarification à l’activité (T2A) dans les cliniques. Pensez-vous que celle-ci soit intrinsèquement problématique  ?

Avant d’être embauché chez Orpea, j’ai travaillé pendant dix ans au ministère de la Santé à construire la T2A pour les soins de suite. La T2A est le moins mauvais système que l’on ait trouvé  ! Elle a effet ses effets pervers, aussi bien en MCO qu’en SSR, et surtout elle présuppose que les acteurs sont vertueux car elle est très difficile à contrôler. Orpea l’a parfaitement compris en pressant le citron au maximum. Il reste que la réforme initiée par Agnès Buzyn est intéressante : il faut garder un noyau de T2A complété par des financements populationnels et des financements à la qualité.

De manière générale, les Ehpad semblent un secteur qui échappe à tout contrôle. Que faudrait-il changer  ?

Clairement, les systèmes de contrôle actuels ne fonctionnent pas. Chez Orpea, les contrôles étaient archi préparés au point qu’on rajoutait des personnels et qu’on faisait sortir des résidents au moment de la visite. En outre, les sanctions sont inexistantes. En 40 ans, j’ai vu une seule maison de retraite être fermée après un contrôle. Mais c’est un sujet compliqué car on ne peut pas fermer un Ehpad et laisser les résidents sans solution.

Que faire  ? Il faudrait, comme dans le secteur sanitaire, déployer les démarches d’autoévaluation par les professionnels des établissements sur la base de référentiels, et les visites de certification par la HAS. En outre, je pense qu’il serait intéressant, dans les unités fermées Alzheimer, de mettre en place des démarches de contrôle comparables à ceux de la contention en psychiatrie.

Craignez-vous des répercussions après cet ouvrage  ?

Aujourd’hui, je pense surtout aux équipes fantastiques sur le terrain qui sont certainement déboussolées par ce qui arrive. De Bénodet à Brantôme, en passant par Boulogne-Billancourt, j’ai vu des gens formidables, créatifs, intelligents, qui essayent de travailler à contre-courant des financiers. J’ai encore parfois des regrets de les avoir quittés. Le métier d’aide-soignant en Ehpad est un des plus difficiles qui existent et il faut soutenir ces filles qui font boulot gigantesque.

Propos recueillis par Véronique Hunsinger