Les Ehpads et le grand âge

Médiapart - La Cour des comptes est impuissante à contrôler les Ehpad privés

Février 2022, par Info santé sécu social

Dans le nouveau rapport de la juridiction financière sur les Ehpad, il n’est fait aucune mention des malversations des groupes privés révélés ces dernières semaines. Car le champ du contrôle est si restreint qu’ils s’en jouent facilement.

Caroline Coq-Chodorge
18 février 2022

Chargée de contrôler le bon usage de l’argent public, la Cour des comptes semble s’émouvoir, un peu, des récentes révélations sur les pratiques du groupe Orpea. Son président Pierre Moscovici a annoncé, à l’occasion de la présentation du rapport annuel de la Cour mercredi 16 février, qu’il plaiderait auprès des parlementaires pour des évolutions législatives visant à « mieux contrôler ce secteur d’activité ».

Et pour cause : dans son dernier rapport sur les Ehpad, rendu mercredi, la juridiction financière n’a rien vu des malversations récemment révélées.

Ce rapport s’appuie sur 57 contrôles d’Ehpad par la Cour des comptes ou les chambres régionales des comptes : 23 établissements publics, 15 privés non lucratifs et 19 privés commerciaux, du groupe Korian et Colisée.

Tout y est attendu : les « tensions sur le personnel », le manque de professionnels de santé pour prendre en charge des personnes âgées de plus en plus dépendantes, « l’absentéisme, le manque de formation ».

À peine la Cour relève-t-elle que le taux d’encadrement des résident·es est encore « moins élevé » dans les Ehpad privés commerciaux, qui accueillent pourtant les personnes âgées « aux pathologies les plus lourdes nécessitant plus de soins ».

Sans surprise, ces Ehpad privés ont donc « été significativement plus touchés que les autres structures » par le Covid-19.

Jamais la Cour des comptes n’évoque les profits faramineux réalisés par les groupes privés d’Ehpad. Korian, le leader du secteur en France, a réalisé 7 % de marge nette en 2020, malgré les ravages de la pandémie dans plusieurs établissements qui ont abîmé sa réputation en même temps que son cours en bourse. Le leader mondial Orpea (deuxième en France) a lui réalisé une marge nette de 11,9 %.

Les chiffres bruts sont plus évocateurs encore : en 2020, Korian affiche un résultat opérationnel (la différence entre les recettes et les dépenses, avant impôts) de 366 millions d’euros, pour un chiffre d’affaires de 3,8 milliards d’euros, Orpea un résultat opérationnel de 467 millions d’euros pour un chiffre d’affaires de près de 4 milliards d’euros.

Magnanime, Pierre Moscovici estime lui que « ce n’est pas la nature publique et privée de l’Ehpad qui fait une différence » dans la prise en charge des personnes âgées.

Depuis plusieurs semaines, les révélations sur les malversations financières des mastodontes du secteur pleuvent pourtant. Mediapart a révélé le recours massif par Orpea à des CDD en remplacement de CDI fictifs. Dans son livre Les Fossoyeurs (Fayard), Victor Castanet confirme cette pratique d’Orpea visant à sans cesse ajuster au minimum le personnel en fonction du taux d’occupation des Ehpad.

Victor Castanet révèle aussi les audacieuses techniques d’optimisation financière du groupe Orpea, qui traque les économies à tous les étages de ses Ehpad premium, allant jusqu’à rationner les protections hygiéniques et les repas des résident·es.

Denis Morin, président de la 6e chambre, chargée du contrôle des Ehpad, explique être « bouleversé par ces révélations ». Mais il n’a « pas lu le livre », confie-t-il à l’issue de la présentation du rapport annuel.

13 milliards d’euros d’argent public
Il révèle pourtant comment Orpea se joue de la complexité du financement du médico-social en France, divisé en trois parties : le budget soins, financé par l’assurance-maladie, le budget dépendance, financé par le département, et le budget hébergement, financé par les résident·es.

En 2021, plus de 13 milliards d’euros d’argent public ont été dépensés pour financer les soins et la dépendance des personnes âgées dans les établissements médico-sociaux publics et privés.

Longtemps, les Ehpad privés lucratifs ont échappé à tout contrôle de la Cour des comptes, juridiction financière pourtant chargée du contrôle de l’argent public. Ils ne sont entrés dans son champ d’action que depuis la loi santé de 2016, mais seulement partiellement.

« Le Conseil constitutionnel a clairement dit que notre compétence se limitait à l’argent public, qui sert à financer le soin et la dépendance, explique le président de la 6e chambre, Denis Morin. S’il y a des mouvements vers le budget hébergement, on ne peut pas les objectiver. »

Or Victor Castanet révèle qu’Orpea ainsi que Korian détournent une partie de l’argent public alloué par l’assurance-maladie ou les départements, en exigeant de leurs fournisseurs de protections hygiéniques ou de matériel médical des rétrocommissions reversées directement au groupe.

Le Journal du dimanche a également révélé que l’Agence régionale de santé (ARS) d’Île-de-France a repéré ces mouvements de fonds chez Korian : son directeur général, Claude Évin, a alerté dès 2014 sur « des avoirs de la part de ses fournisseurs de dispositifs médicaux, ces avoirs venant en déduction de leurs dépenses mais sans être comptabilisés dans les comptes administratifs des établissements ».

« Le fond de l’affaire, c’est que 60 à 70 % des dépenses et des recettes des Ehpad privés échappent au regard des pouvoirs publics, à la différence des Ehpad publics et privés non lucratifs », explique Marc Bourquin. C’est un fin connaisseur du secteur médico-social : il a dirigé le pôle médico-social de l’ARS Île-de-France pendant 10 ans, avant de rejoindre comme conseiller la Fédération hospitalière de France (FHF), qui défend les intérêts des hôpitaux publics ainsi que de leurs Ehpad. « L’hébergement dans les Ehpad privés est considéré par la législation comme de l’hôtellerie, il n’y a donc pas de contrôle, poursuit-il. On ne peut pas se contenter de cris d’orfraie, le législateur doit exiger de la transparence sur l’ensemble des comptes. »

Aujourd’hui, l’opacité est totale : « On a une limitation à la fois verticale et horizontale, reconnaît Denis Morin, le président de la 6e chambre de la Cour des comptes. On ne peut pas remonter au niveau des groupes, on ne peut pas déborder sur les autres activités d’un Ehpad que celles financées par l’argent public. »

Il y a des questions qui ne peuvent pas être posées, des contrôles qui ne peuvent pas être faits.
Denis Morin, président de la 6e chambre de la Cour des comptes

En 2021, la chambre régionale des comptes de Provence-Alpes-Côte d’Azur a par exemple contrôlé l’Ehpad Korian Les Parents à Marseille (Bouches-du-Rhône). Dans son rapport, la chambre explique que « la gestion financière des plus de 300 Ehpad du groupe Korian est assurée par la direction financière du siège », sur laquelle la juridiction n’a donc aucune prise.

L’Ehpad Les Parents verse aussi chaque année des frais de siège au groupe, qui ont « augmenté sensiblement en 2019 (+ 107 057 euros) à la suite de la mise en place d’une politique au “juste coût” », rapporte la chambre régionale des comptes. Elle constate aussi « des changements importants d’imputations comptables sur la période, qui s’expliquent, selon la direction financière, par le travail d’harmonisation des pratiques comptables des groupes Medica et Korian à la suite de leur fusion en 2014 ». La juridiction financière n’en saura pas plus.

Car les groupes privés savent fixer des limites à la curiosité des autorités publiques : « On est dans un univers privé, très judiciarisé, confie Denis Morin. On nous rappelle de temps à autre que notre légitimité, c’est le bon usage de l’argent public dans ces structures. Il y a des questions qui ne peuvent pas être posées, des contrôles qui ne peuvent pas être faits. »

Korian débauche à la Cour des comptes
Ces limites, les groupes privés savent d’autant mieux les poser qu’ils débauchent largement des compétences dans les structures publiques chargées de les contrôler, que ce soient les ARS ou la Cour des comptes. En mars 2020, Raphaëlle Bove, rapporteure de la 6e chambre, celle chargée de contrôler les Ehpad, a par exemple rejoint Korian, dont elle est aujourd’hui la directrice éthique.

Sur ce pantouflage, la Cour des comptes n’a rien eu à dire, car Raphaëlle Bove est une magistrale de l’Ordre judiciaire. Seul le ministère de la justice a un droit de regard officieux sur le départ de ses juges vers le privé. Raphaëlle Bove a-t-elle travaillé sur le contrôle des Ehpad à la Cour des comptes ? Quelles précautions a-t-elle prises, dans ses nouvelles fonctions, pour éviter tout conflit d’intérêts vis-à-vis de son ancien employeur ? Ces questions, que nous lui avons adressées, sont restées sans réponse. Le groupe Korian n’a pas non plus répondu à nos questions.

Caroline Coq-Chodorge