L’hôpital

Le Monde .fr : Covid-19 : la promesse intenable des 12 000 lits disponibles en réanimation

Octobre 2020, par infosecusanté

Le Monde .fr : Covid-19 : la promesse intenable des 12 000 lits disponibles en réanimation

Par Chloé Hecketsweiler , François Béguin et Camille Stromboni

Publié le 06/10/2020

ENQUÊTE : Alors que le nombre de patients hospitalisés augmente lentement mais sûrement, les hôpitaux s’inquiètent de la difficulté à recruter les effectifs nécessaires pour ouvrir ces lits.

Y aura-t-il suffisamment de lits de réanimation en France cet hiver ? Alors que de nouvelles mesures exceptionnelles ont été annoncées lundi 5 octobre, notamment en Ile-de-France, pour « freiner » l’épidémie de Covid-19 « avant que le système de soins ne soit débordé », la question est devenue brûlante. Chaque soir depuis la rentrée, la France a les yeux rivés sur les chiffres des nouvelles hospitalisations en réanimation qui grimpent lentement mais sûrement depuis la mi-août. Cette donnée, plus que toute autre, sert de boussole au gouvernement pour déterminer sa réponse à l’épidémie.

Plus de 1 400 patients Covid étaient hospitalisés en « réa » ou en soins intensifs lundi soir, soit 1 000 de plus qu’au 1er septembre. Des modélisations de l’Institut Pasteur à partir des données du 25 septembre montrent que, si la trajectoire de l’épidémie reste la même, les hôpitaux de plusieurs régions seront débordés d’ici le 1er novembre. La situation est particulièrement alarmante en Ile-de-France et dans les Hauts-de-France, où la totalité des lits de réanimation pourraient être occupés par des malades du Covid avant cette date.

Ces modélisations sont en cours d’actualisation, mais « la trajectoire n’a pas changé », explique Simon Cauchemez, membre du conseil scientifique et chercheur à l’Institut Pasteur. Les courbes se sont en revanche infléchies en Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA) et en Auvergne-Rhône-Alpes, où le nombre quotidien d’hospitalisations s’est tassé ces derniers jours, tout en restant à un niveau élevé. « Si les comportements se relâchent, cela peut cependant repartir très vite », met en garde le modélisateur.

Le nombre de lits de réanimation avait grimpé jusqu’à 7 000 en avril, au pic de la vague, soit 2 000 lits de plus qu’en « routine ». Le ministère de la santé assure depuis plusieurs semaines pouvoir atteindre les 12 000 lits. Questionnée à plusieurs reprises sur cet objectif par Le Monde, la direction générale de la santé (DGS) n’a cependant donné aucun élément pour étayer ce chiffre.

Seule trace d’un « plan », une note du ministère datée du 17 juillet, qui recense région par région le nombre de lits de réanimation mobilisables. Le total atteint bien 12 515, mais pour y parvenir les hôpitaux devraient enrôler jusqu’à 24 000 infirmiers et 10 500 aides-soignants supplémentaires. Ce calcul n’est cependant que théorique. « Cette hypothèse nécessite de nombreux effectifs supplémentaires en personnel qui ne sont pas présents directement et ne peuvent pas être disponibles sur tout le territoire national en même temps », explique-t-on dans cette note. En clair : à aucun moment les auteurs n’imaginent que ces 12 000 lits de réanimation puissent être occupés simultanément.

Des difficultés pour ouvrir les lits existants
Sur le terrain, la promesse est également jugée intenable par de nombreux réanimateurs, inquiets de leurs difficultés à recruter. Les médecins se disent déjà confrontés à des difficultés pour ouvrir les lits… existants. « Sur les 5 000 lits de réanimation en France, environ 10 % étaient fermés en avril faute de personnels. Aujourd’hui, c’est encore davantage », assure Laurent Heyer, secrétaire général du conseil national professionnel d’anesthésie-réanimation.

Pour faire face à une éventuelle deuxième vague, tous les hôpitaux se sont pourtant lancés dans de vastes opérations de recrutements ces dernières semaines. A Marseille, l’AP-HM a recruté cet été 150 infirmiers, aides-soignants, techniciens de laboratoire… Mais entre les départs, les postes déjà vacants, les besoins plus forts dus à la prise en charge des patients Covid, il manque encore 257 personnels paramédicaux. Les Hospices civils de Lyon (HCL) ont pu, eux, renforcer leurs équipes de 120 soignants durant l’été, mais cherchent toujours près de 150 infirmiers et aides-soignants.

A Paris, à l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), là où 950 postes d’infirmiers étaient non pourvus avant le printemps, il n’en manque aujourd’hui plus « que » 450, toutes disciplines confondues. La direction a sorti sa calculette : pour accueillir 400 patients atteints du Covid en réanimation – le prochain palier du plan de montée en charge –, il lui faudra trouver au moins 300 infirmiers de plus.

Et la donne n’est plus la même que celle du printemps : entre la volonté de ne pas déprogrammer l’activité du reste de l’hôpital et l’impossibilité de recourir aux renforts humains venant d’autres régions – ces dernières étant plus nombreuses à être touchées désormais –, le rebond épidémique relève d’une nouvelle quadrature du cercle pour l’hôpital.

« La situation est différente de mars dernier, on n’a pas les mêmes viviers », souligne Pierre-Emmanuel Lecerf, directeur général adjoint du groupe. Des premières mesures ont été prises pour récupérer des soignants en interne, qu’il s’agisse des heures supplémentaires majorées pour les personnels, ou encore des congés de la Toussaint menacés d’annulation.

« Pour la première vague, on envoyait un message sur Twitter pour dire qu’on cherchait des infirmières en urgence, il y en avait dix qui répondaient dès le lendemain, décrit le professeur de médecine intensive-réanimation Eric Maury, de l’hôpital Saint-Antoine à Paris, président de la société de réanimation de langue française. Cette fois, ces gens-là ne reviendront pas, ce soutien on ne l’aura pas. »

Au sein même de l’hôpital, les renforts seront comptés. « Aujourd’hui, on a des soignants qui ne veulent pas retourner sur le Covid, pour continuer à soigner leurs patients », rapporte Djillali Annane, chef de service en réanimation à l’hôpital Raymond-Poincaré à Garches (Hauts-de-Seine). Derrière les déprogrammations de la première vague, on connaît désormais les conséquences dans les couloirs des hôpitaux : « On a vu des patients revenir dans des états terribles de maladie. »

Au sein des établissements, les médecins décrivent également un changement d’atmosphère. « C’est très différent de mars, où tout le monde voulait aider, de nombreux soignants en ont marre, ils sont épuisés, la première vague les a cassés, on voit la lassitude », confie Stéphane Gaudry, à l’hôpital Avicenne, à Bobigny, qui constate que les appels à candidatures reçoivent très peu de réponses. C’est aussi cette « fuite » des soignants qui se poursuit, malgré les quelque 8 milliards promis dans le cadre du Ségur de la santé en juillet.

A Marseille aussi, on ressent la difficulté à faire venir des soignants dans les services de réanimation, qui ne sont pas des services comme les autres, avec une technique spécifique et la pression des taux de mortalité élevés. « Le personnel des autres services, des blocs opératoires, les infirmiers anesthésistes… on le sent beaucoup plus réticent à revenir », dit Marc Leone, chef de service en réanimation à l’hôpital Nord. Douze médecins, sur 43, ont en outre quitté le service cet été (cinq ont été recrutés à ce jour). « Ce n’est pas nouveau, la pénurie de médecins est réelle sur l’anesthésie-réanimation », rappelle-t-il.

Dans un autre service de réanimation de l’hôpital Nord, on raconte aussi la difficulté à trouver des infirmiers. « On devrait être bon », dit Sabine Valera, qui y travaille. Sur le papier, 24 candidats ont été recrutés pour remplacer les 24 départs dans sa réanimation médicale. Mais, alors que les nouveaux infirmiers arrivent progressivement, « il y en a déjà qui ont commencé à démissionner, après deux jours, donc ça fait peur », confie l’infirmière, également présidente de la Fédération nationale des infirmiers en réanimation.

Aux problèmes de recrutement s’ajoute la question de la formation de ces nouveaux arrivants : en réanimation, il faut environ deux mois à un infirmier pour être formé dans de bonnes conditions, un an pour être autonome. « En matière de stress, c’est énorme ce qu’on demande à ces nouveaux arrivants, reprend l’infirmière marseillaise. On les balance dans le bain après quelques jours seulement de formation, avec deux patients à charge, heureusement nous sommes une grosse équipe, ils ne sont jamais seuls, mais cela peut quand même être terrible. »