L’hôpital

Mediapart : Décès aux urgences : après l’alerte, la dégringolade

il y a 1 mois, par infosecusanté

Mediapart : Décès aux urgences : après l’alerte, la dégringolade

En 2019, les soignants des urgences alertaient sur la mise en danger des patients entre leurs murs. Si les premières victimes médiatisées étaient des personnes âgées isolées, désormais de jeunes patients décèdent. C’est le signe d’une dégradation accélérée de la situation.

Caroline Coq-Chodorge

26 février 2024 à 19h24

Ycompris dans Mediapart, qu’est-ce qui n’a pas été dit, écrit sur les dramatiques dysfonctionnements des urgences, porte d’entrée éventrée de l’hôpital ? En 2019, c’est bien de ces services qu’est partie une vaste mobilisation hospitalière, fauchée net par le Covid. À l’origine du mouvement de colère, un décès déjà, celui de Micheline Myrtil, 55 ans, fin 2018, oubliée en salle d’attente.

Qui est responsable ? La justice vient de donner un début de réponse, à la suite de la plainte de la famille de Micheline Myrtil. Au terme de l’instruction, le parquet de Paris a demandé, début 2023, le renvoi en correctionnelle de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP). Ce ne sont pas les soignant·es, mais la direction qui est mise en cause. Et derrière elle, les politiques qui ont inlassablement voté des budgets au rabais, dont l’hôpital a fait les frais.

Aujourd’hui, les témoignages de proches de patient·es décédé·es déferlent. Tous méritent du temps : il faut obtenir les dossiers médicaux par l’intermédiaire des familles, recouper les témoignages, écouter la douleur et la colère de voir partir un proche, déterminer l’origine des dysfonctionnements. Ce sont souvent les mêmes.

Les signaux d’alerte sont trop nombreux pour être tous énumérés. Rouge vif ou sombre, les codes couleur n’ont plus de sens.

Dans les zones d’attente surchargées de brancards, les patient·es sont trié·es de plus en plus vite. Les personnes âgées ont été les premières victimes rendues publiques : isolées, porteuses de nombreuses maladies chroniques, les différents services qui pourraient les accueillir se les renvoient comme des balles de ping-pong.

Ils les refusent faute de lits, mais aussi parce que ce sont de probables « bed blockers », des patients et patientes qui peuvent occuper des lits pour de longues semaines, parfois des mois. Or, à l’hôpital, un lit rapporte peu. Et de manière moins cynique : les lits manquent partout, y compris pour des malades plus jeunes aux pathologies plus aiguës.

La situation est plus périlleuse encore pour les personnes qui n’ont pas les codes pour communiquer avec les soignant·es, ou s’expriment mal en français, comme Achata Yahaya, 79 ans, Comorienne, qui ne parlait pas français. À Jossigny (Seine-et-Marne), elle est décédée le 30 octobre 2022 dans la zone d’attente couchée des urgences, d’une détresse respiratoire pourtant identifiée comme « prioritaire », qui aurait dû être prise en charge en moins de 20 minutes. Près de deux heures plus tard, les médecins ont tenté de la sauver, en vain. Dans le dossier médical d’Achata, « la barrière de la langue » est mentionnée à plusieurs reprises. Sa fille Fatima, qui parle français, était pourtant à ses côtés.

Souvent, l’alerte vient des soignant·es, qui passent outre leur devoir de réserve. À Hyères, après le décès de Lucas aux urgences dans la nuit du 30 septembre au 1er octobre 2023, révélé par Mediapart, ce sont des médecins qui ont encouragé la famille à réclamer son dossier médical. Finalement, une partie de celui-ci a été déposée dans sa boîte à lettres, de manière anonyme.

« Avant, la politique de l’hôpital était d’éviter les plaintes, en traitant ce qu’on appelle “les événements indésirables graves” en interne », explique Pierre Schwob, infirmier à l’hôpital Beaujon à Clichy (Hauts-de-Seine) et président du Collectif inter-urgences, à l’origine de la mobilisation de 2019. « Il y a cinq ans, on a lancé l’alerte et rien n’a été fait. Aujourd’hui, les médecins incitent les patients à porter plainte. » À ses yeux, il y a un autre fait nouveau, qui est le signal d’une aggravation manifeste de la situation : « Les premières victimes aux urgences étaient des personnes âgées, souvent isolées. Aujourd’hui, ce sont des jeunes. La population prend conscience que cela peut toucher tout le monde. »

En décembre 2022, le syndicat Samu Urgences de France, pourtant le plus proche du pouvoir, était monté d’un cran dans l’alerte. Il demandait à ses adhérent·es de dénombrer les « morts inattendues » dans leurs services, soit les personnes qui n’ont « pas été identifiées comme étant en urgence vitale, qui sont souvent sur des brancards, dans des couloirs, depuis des heures, et qui décèdent. Ou encore tous ceux qui n’ont pas pu être sauvés parce que le Smur [le véhicule d’urgence des urgentistes – ndlr] n’est pas arrivé assez vite. Ces morts inattendues, il y en a toujours eu. Mais là, il y en a beaucoup trop », expliquait le docteur Marc Noizet, président du syndicat. Samu Urgences de France a rapidement cessé ce recensement : « C’était trop dur pour les équipes », explique-t-il aujourd’hui.

Les fermetures de lits s’accélèrent
Après le Covid, les politiques ont multiplié les promesses. Depuis, les signaux d’alerte sont trop nombreux pour être tous énumérés. Rouge vif ou sombre, les codes couleurs n’ont plus de sens. L’augmentation de la fréquentation des urgences est continue : 22 millions de passages en 2019, 17 millions dix ans plus tôt, soit une augmentation moyenne de 500 000 patient·es par an.

Mais le problème clé reste l’aval des urgences, c’est-à-dire la capacité du reste de l’hôpital d’hospitaliser dans d’autres services les patient·es des urgences. Malgré les promesses politiques, les lits d’hospitalisation ferment toujours : − 1,8 % en 2022, un rythme « plus rapide qu’avant la crise sanitaire (− 0,9 % par an en moyenne) », a révélé en décembre dernier la Drees, le service des statistiques du ministère de la santé.

Les politiques continuent à creuser la dette des hôpitaux

En janvier 2020, la ministre de la santé Agnès Buzyn s’était engagée à effacer 10 milliards des 30 milliards d’euros de dette des hôpitaux, qui plombent un peu plus leurs finances. La crise du Covid a balayé la promesse. La dette est toujours de 30 milliards et se creuse encore. En 2022, les hôpitaux affichaient un déficit de 1 milliard d’euros. Il pourrait atteindre 2 à 3 milliards pour l’année 2023, estime la Fédération hospitalière de France. En cause : l’inflation et les augmentations de salaire consenties après le Covid, non compensées.

Les hôpitaux publics subissent en prime une baisse d’activité, liée à la fermeture de lits (ce qui contribue à l’engorgement des urgences), et ne parviennent pas à consommer leur enveloppe financière votée en loi de financement de la Sécurité sociale. Cette enveloppe non consommée est « mise en réserve ». La ministre du travail, de la santé et des solidarités Catherine Vautrin s’est félicitée de leur restituer 388 millions d’euros… sur 720 millions. Question de perspective : pour la FHF, c’est « une ponction de plus de 300 millions d’euros », « au profit du secteur privé lucratif », qui a lui dépassé son enveloppe, dénonce la FHF.

Et de nouvelles coupes se profilent. La loi de financement de la Sécurité sociale 2024 revient à des niveaux d’économies identiques à ceux des années 2010, qui ont laminé l’hôpital : l’objectif de dépense d’assurance-maladie (246,6 milliards d’euros en 2023) doit progresser de 3,4 % en 2024, puis de 3 % en 2025 et de 2,9 % en 2026 et 2027, très loin de la progression naturelle de ces dépenses portée notamment par le vieillissement de la population. Le premier ministre Gabriel Attal a annoncé à sa nomination 32 milliards d’euros en cinq ans pour le système de santé… soit moins que les maigres enveloppes déjà programmées.

La démographie médicale n’offre pas plus de perspectives. Là encore, les politiques ont multiplié les promesses de papier. Le numerus clausus, soit le nombre de places ouvertes en deuxième année de médecine, a été remplacé par un numerus apertus : le nombre de places, bien que toujours limité, est désormais déterminé au niveau régional, en fonction des besoins du territoire. Plus de dix mille places en deuxième année de médecine sont maintenant ouvertes, comme dans les années 1970 (le nombre de places avaient chuté à moins de trois mille dans les années 1990).

Mais comme le soulignent les député·es de la commission sociale dans un récent rapport, dans les années 1970, il y avait 15 millions de Français·es en moins, bien plus jeunes qu’aujourd’hui… Les projections restent inquiétantes : les effectifs de médecins vont stagner jusqu’en 2027, avant de légèrement augmenter jusqu’en 2050.

Dans l’une de ses premières prises de parole, vendredi 16 février sur France Info, le nouveau ministre délégué à la santé Frédéric Valletoux a décliné la proposition en ciblant les patient·es : selon lui, certains « Français n’ont pas besoin » de se présenter aux urgences. Il s’est très vite heurté au mur du réel : en catastrophe, il s’est déplacé au CHU de Toulouse (Haute-Garonne), où deux viols et un suicide sont survenus aux urgences psychiatriques en quelques jours. Il n’aurait, a-t-il déclaré, « jamais vu ça ».

Le président Samu Urgences de France Marc Noizet déplore de son côté « la valse des ministres : quatre en dix-huit mois. Les cabinets ont changé, les dossiers ont été oubliés, il n’y a aucune continuité. Je repars à zéro pour la troisième fois en un an, dans un moment aussi critique… »

Le problème des urgences est intimement lié à l’accès à un médecin généraliste. Six millions de Français·es n’ont pas de médecin traitant. Les négociations conventionnelles entre les médecins libéraux et l’assurance-maladie reprennent après avoir échoué au printemps 2023.

L’assurance-maladie est prête à porter à 30 euros la consultation de base des médecins généralistes, à la condition notamment de leur participation à la permanence de soins, au moins en première partie de nuit, pour soulager les urgences. Aujourd’hui, seuls 40 % des médecins généralistes participent à la permanence des soins.

Pour Agnès Gianotti, présidente du syndicat de médecins généralistes MG France, la mesure est illusoire. La première difficulté, rappelle-t-elle, est de « trouver un médecin aux heures ouvrables. Aujourd’hui, tous les médecins généralistes doivent refuser de nouveaux patients, c’est insupportable ». Ceux-ci atterrissent aux urgences. Elle insiste elle aussi sur le risque d’une fuite des médecins généralistes vers d’autres formes d’exercice, bien moins pénibles : des « centres à horaire élargi », qui accueillent des patient·es sans rendez-vous, sans aucun suivi, ou les « téléconsultations ».

Aux urgences, le docteur Marc Noizet constate lui aussi des réflexes de protection chez les jeunes médecins. « Il y a un virage sociétal. Leur première exigence est la qualité de vie. En novembre dernier, j’ai recruté quatre médecins, trois ont demandé un temps partiel. »

Aux urgences du CHU de Bordeaux, les plus grandes de Nouvelle-Aquitaine, Mediapart racontait, à l’été 2022, la valse des chefs de service. Parmi eux, Guillaume Valdenaire a préféré quitter la spécialité qu’il « pensait exercer toute [s]a vie ». Il ne supportait plus « les nuits aux urgences, les dizaines de patients non vus, en permanence, qui attendent cinq ou six heures ». À 45 ans, il lui fallait « des jours pour [se] remettre de la violence de ces nuits ».

Caroline Coq-Chodorge