L’hôpital

Le Monde.fr : Le turn-over des infirmiers aux urgences, signe de services en détresse

Juin 2019, par infosecusanté

Le Monde.fr
Le turn-over des infirmiers aux urgences, signe de services en détresse

Dans les hôpitaux parisiens, les infirmiers ne restent en moyenne que trois ans dans les services d’urgence, selon des estimations. Une instabilité des équipes qui complique encore un peu plus le travail des soignants.

Par Ulysse Bellier
Publié le 19 juin

Ce sera la deuxième fois qu’elle arrête les urgences. Mais cette fois, pour de bon. Anne-Claire Rafflegeau rendra définitivement sa blouse d’ici à la fin de l’année et changera de métier, après six ans aux urgences du Kremlin-Bicêtre, au sud de Paris. « Je voulais être infirmière depuis l’âge de 15 ans mais là, je suis à bout. Physiquement, psychologiquement. J’ai 31 ans, je suis célibataire, je ne gagne pas hyper bien ma vie. J’ai fait mon temps aux urgences. »

Quand elle sort diplômée de son école d’infirmières il y a huit ans, son dernier stage la propulse aux urgences. Elle adore : « La proximité avec le patient, les différentes pathologies, l’adrénaline… on ne sait jamais ce qui va se passer ! » Mais déjà, les conditions de travail sont compliquées et, au bout de trois ans, Anne-Claire fait un « burn-out » à la suite d’une agression physique. « La direction ne m’a absolument pas accompagnée. J’étais dégoûtée. »

La jeune soignante quitte alors son service pour rejoindre un établissement privé. Mais au bout de deux ans, l’envie de retrouver les urgences l’emporte : revenue comme infirmière de nuit au Kremlin-Bicêtre, elle ne reconnaît plus son service. 80 % de l’équipe qu’elle connaissait est partie, dit-elle. Depuis, face à la dégradation des conditions de travail, Anne-Claire Rafflegeau s’est mobilisée et fait aujourd’hui partie du collectif Inter-Urgences, qui a décidé lundi 17 juin de poursuivre le mouvement de grève.

« Nous sommes les pièces d’une machine qui nous broie »

S’il n’existe pas de statistiques officielles sur le turn-over des paramédicaux dans les services d’urgence ; de nombreux témoignages font état d’une forte instabilité des équipes. Selon l’estimation de Christophe Prudhomme, porte-parole de l’association des médecins urgentistes de France (AMUF), réalisée à partir de témoignages de cadres de santé, une infirmière reste en moyenne trois ans dans un service d’urgence parisien. Certes, « c’est plus stable dans les petits services de province, mais dans tous les grands hôpitaux, il y a une très forte rotation, assure M. Prudhomme. A l’hôpital Lariboisière, où les conditions sont particulièrement difficiles, la moitié du personnel est partie en un an ! »

Catherine, une infirmière de 42 ans (elle n’a pas souhaité donner son nom de famille), a connu en seize ans de nombreux services de l’hôpital de Brest. Aux urgences, elle n’a pas tenu plus de trois ans. En quelques années, le nombre de patients a bondi de 120 à 150 par jour. « Nous sommes les pièces d’une machine qui nous broie, dit-elle. On se rend bien compte que ce n’est pas normal que des gens de 86 ans attendent 17 heures sur un brancard sans manger ni boire. » Les conditions étaient, juge-t-elle, trop éprouvantes. « J’allais au boulot en pleurant, je rentrais du boulot en pleurant. » En avril dernier, elle s’est arrêtée, pour « se protéger ».
Cédric Meunier a lui quitté la marine nationale en 2010, après dix-sept ans de service, pour rejoindre les urgences. Mais l’hôpital, et non pas l’armée, a bien failli lui coûter son couple. « Mon épouse était excédée par les changements de planning récurrents, par mon épuisement permanent qui me rendait irascible et presque incapable de m’occuper de ma famille… Elle m’a posé un ultimatum », explique-t-il. A 45 ans, l’infirmier a « abandonné » l’hôpital Saint-André de Bordeaux et ses urgences, après y avoir passé moins de quatre ans.

La violence aux urgences devenue « insupportable »

Sébastien Menard, qui a quitté les urgences de Rennes en 2017, au bout de quinze ans, raconte lui « l’agressivité latente », devenue ces dernières années « insupportable ». Il assure n’avoir « pas connu une seule semaine sans agression verbale ou menace de mort ». Les urgences concentrent 16 % des agressions en milieu de santé, après la psychiatrie et loin devant les autres secteurs hospitaliers. Après avoir travaillé dix ans avec la même petite équipe, l’infirmier a ensuite vu partir ses collègues, les uns après les autres. Lui a fait de même après avoir failli en venir aux mains avec un patient agressif.

Jeudi 6 juin, quelques centaines de soignants avaient défilé de Montparnasse au ministère de la santé, à Paris, pour réclamer notamment des hausses de salaire et des postes supplémentaires dans les services d’urgence. AURORE MESENGE / AFP
Il y a aussi le cas de l’hôpital de la Cavale blanche de Brest où, selon un infirmier du service d’urgence, plus de la moitié de l’effectif est partie en deux ans. Ou celui de l’hôpital d’Annecy, où sur une cinquantaine d’infirmiers, vingt-neuf ont quitté les urgences en un an. Fanny est l’une d’entre eux, partie en septembre pour rejoindre un hôpital privé de Genève. « En France, on a une dizaine de patients à gérer en même temps. Là où je suis, en Suisse, on n’en a que cinq ou six », constate-t-elle.
Lire : Patiente morte à l’hôpital Lariboisière : l’enquête confirme des dysfonctionnements aux urgences

« Avoir l’œil, ça s’acquiert »

« Partir, ça a été un gros pincement au cœur, ajoute Fanny. C’est une famille, les urgences. » Catherine, à Brest, a quitté « une équipe solidaire, volontaire ». « C’est hyper culpabilisant de laisser ses collègues », dit-elle. Car chacun le sait : une soignante expérimentée qui quitte le service, c’est souvent une jeune qui débarque, pas ou peu formée. Les professionnels considèrent qu’il faut au moins trois ou quatre ans de « compagnonnage » pour qu’une infirmière soit autonome dans son service. Si les plus jeunes doivent normalement être « doublés » sur leur poste en sortie d’école, les pressions sur les effectifs réduisent souvent ces temps d’apprentissage.

Cette instabilité des équipes a des conséquences directes sur les conditions de travail des soignants. Il y a « une perte de compétences, regrette Tanguy, infirmier à Brest. Les nouveaux arrivants ont de la bonne volonté, mais avoir l’œil, ça s’acquiert ». « On doit évaluer les gens à l’accueil pour savoir si c’est grave ou pas, détaille aussi Benoît, infirmier aux urgences d’Annecy. Vous voyez bien l’enjeu si des jeunes sans expérience s’y retrouvent. » Des études, comme celle de Cohen-Mansfield publiée en 1997, ont démontré les effets négatifs du turn-over sur la qualité des soins dans l’ensemble du secteur de la santé.

Ceux qui ont quitté les urgences assurent pourtant ne pas avoir eu le choix. Il leur fallait, avant tout, « se sauver eux-mêmes ». Catherine est devenue infirmière libérale dans la région de Brest. Sébastien Menard travaille dans un service de médecine en aval des urgences, Anne-Claire Rafflegeau va travailler dans la communication. Cédric Meunier, lui, s’est installé comme infirmier en santé au travail. Il doit aujourd’hui s’assurer « que l’emploi qu’occupe un salarié ne soit pas délétère pour sa santé ».

Ulysse Bellier