Emploi, chômage, précarité

Le Monde.fr : Serge Paugam : « L’intensité de la polémique sur les “mauvais pauvres” varie selon les époques »

Septembre 2018, par infosecusanté

Serge Paugam : « L’intensité de la polémique sur les “mauvais pauvres” varie selon les époques »

Aide aux « nécessiteux » de la IIIe République, protection sociale de l’après-guerre, création du RMI en 1988… A l’occasion de l’annonce du « plan pauvreté » du gouvernement, le sociologue décrypte un siècle de politiques sociales.

LE MONDE

13.09.2018

Propos recueillis par Anne Chemin

Serge Paugam est sociologue, directeur de recherche au CNRS, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, et membre du Centre Maurice Halb­wachs. Il a consacré ses premiers travaux à l’étude des formes contemporaines de la pauvreté et des ruptures sociales. Aujourd’hui, il est engagé dans un programme de recherche international sur les solidarités qu’il aborde sous l’angle de la théorie de l’attachement social. Son dernier ouvrage est Ce que les riches pensent des pauvres (Seuil, 2017), en collaboration avec Bruno Cousin, Camila Giorgetti et Jules Naudet.

Le gouvernement d’Edouard Philippe a annoncé, le 13 septembre, un plan de lutte contre la pauvreté. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, ce combat relève plus de la charité chrétienne que de l’action ­volontariste de l’Etat. Diriez-vous que la IIIe République est le premier régime ­politique français à mettre en place, au tournant du XXe siècle, une véritable politique sociale de lutte contre la misère ?

A la fin du XIXe siècle, les républicains cherchent en effet à inscrire la solidarité au cœur même de la République. A leurs yeux, le devoir de l’Etat est de venir en aide aux plus démunis mais la France, contrairement à l’Allemagne, n’a pas encore mis en place d’assurances sociales. Ils reprennent alors le principe déjà inscrit dans la Constitution de 1791, selon lequel l’assistance aux pauvres relève des « devoirs les plus sacrés de la nation ».

Pour éviter que la pauvreté ne relève uniquement des organismes charitables et des Eglises, les républicains invoquent donc le principe de la solidarité nationale : la loi de 1893 instaure la gratuité des soins pour les malades privés de ressources, celle de 1904 protège les enfants abandonnés, celle de 1905 organise l’assistance aux vieillards, aux infirmes et aux incurables sans ressources.

Ces lois sociales sont le fruit d’un compromis entre la pensée libérale, qui estime que l’Etat n’a pas à prendre en charge la misère des hommes, et la pensée collectiviste, qui prône l’appropriation collective des moyens de production. La politique d’« assistance » – c’est le mot que l’on emploie à l’époque – envers les plus défavorisés, mise en place en France en ce tournant du XXe siècle, est vivement combattue, mais elle assied peu à peu la république sociale. Les républicains de l’époque commencent à construire, pas à pas, ce qui deviendra le modèle social français du XXe siècle.

Quelles sont les sources intellectuelles de cette doctrine sociale de la IIIe République ?

La première source d’inspiration des républicains est le « solidarisme », que le député Léon Bourgeois définit en 1896 dans le livre Solidarité. Cette doctrine repose sur l’idée de la dette sociale. Pour lui, nous sommes tous les héritiers du legs accumulé par les générations qui nous ont précédés : qu’il s’agisse de la nourriture, de la langue, des ­livres ou des outils, chacun, écrit-il, puise, dès la fin de l’allaitement, dans « l’immense réservoir des utilités accumulées par l’humanité ». Mais nous ne sommes pas seulement les débiteurs de nos ancêtres : une part importante de notre activité, de notre propriété ou de notre liberté est liée à l’échange constant de services entre les hommes.

D’après Léon Bourgeois, la solidarité est donc le fondement du lien social, voire du contrat social. Personne, bien sûr, n’a jamais signé un papier dans lequel il s’engage à être l’associé solidaire de ses semblables, mais l’idée du contrat social est, selon lui, implicitement inscrite dans l’évolution même de l’humanité.

La doctrine du solidarisme peut être considérée, encore aujourd’hui, comme le soubassement idéologique de l’Etat social français.

Il ne peut donc pas y avoir de « paix séparée » concernant la misère, pour employer le terme du penseur de l’Etat-providence, William Beveridge [1879-1963] : le bien-être de tous dépend de la solidarité qui nous lie à jamais aux autres hommes. La doctrine du solidarisme peut être considérée, encore aujourd’hui, comme le soubassement idéologique de l’Etat social français.

Peut-on également déceler, dans cette doctrine sociale de la IIIe République, la trace du travail du sociologue Emile Durkheim [1858-1917] sur les solidarités « organiques » dans les sociétés modernes ?

Ce moment républicain de réflexion sur la ­solidarité fait en effet écho aux réflexions du sociologue français Emile Durkheim. En 1893, son premier grand livre, De la division du travail social, part d’une interrogation : pourquoi l’individu, qui devient de plus en plus autonome, dépend-il de plus en plus étroitement de la société ?

Pour y répondre, Durkheim distingue deux types de solidarité : la solidarité « mécanique » des sociétés traditionnelles, dans lesquelles les individus se ressemblent et partagent les mêmes valeurs, et la solidarité « organique » des sociétés modernes, dans lesquelles les individus, aussi différents soient-ils, tissent de fortes relations d’interdépendance en raison de la division du travail.

Contrairement à nombre de ses contemporains, Emile Durkheim n’est pas un nostalgique des solidarités anciennes de proximité. Pour lui, la solidarité organique est le vrai ­visage de la solidarité moderne : parce que le travail instaure une complémentarité des fonctions, il est devenu le fondement de l’intégration sociale. Pour renforcer la solidarité ­organique, Durkheim plaide, une petite ­dizaine d’années plus tard, pour une forte ­reconnaissance des groupes professionnels sous l’égide de l’Etat.

Ce « tout-social » permettra, selon lui, de renforcer la conscience de l’utilité sociale de chacun, de l’intérêt des collectifs, et, par conséquent, d’intégrer tous les travailleurs, y compris les ouvriers déshérités qui peuvent se retrouver du jour au lendemain sans travail et donc sans revenus. Cette ­défense des groupes professionnels permet également de lutter contre la pauvreté, notamment ouvrière, des débuts du XXe siècle.

Le deuxième grand moment du combat contre la pauvreté intervient au lendemain de la seconde guerre mondiale, avec la construction des systèmes de protection sociale inspirés par le rapport Beveridge. Est-ce une rupture avec les principes d’assistance mis en œuvre par la IIIe République ?

En 1945, la France est tellement affaiblie que les esprits sont prêts pour un nouveau contrat social : à la Libération, elle est traversée par une immense aspiration à l’égalité économique. Dans l’entre-deux-guerres, elle a mis en place des assurances sociales, mais décide, en 1945-1946, d’aller plus loin. S’appuyant sur le rapport de William Beveridge sur la sécurité ­sociale de 1942, Pierre Laroque construit le système de protection sociale français autour du principe des « trois U » qui caractérise l’Etat-providence – universalité, unité, uniformité.

Il ne s’agit plus de penser la solidarité avec des groupes en difficulté – des « publics cibles » comme on dit aujourd’hui –, mais de créer un système général qui garantit la solidarité ­« organique » telle que l’a définie Durkheim.

Certains groupes professionnels comme les cheminots négocient bien sûr des régimes particuliers, mais, pour la première fois, la mutualisation des risques concerne l’ensemble de la société salariale : l’emploi ouvre des droits sociaux à tous ceux qui travaillent et à leurs ayants droit, qu’il s’agisse de leur femme ou de leurs enfants. Dans ce modèle, le travail salarié est central : le droit à la protection sociale est fondé sur l’activité professionnelle.

Cette réforme représente un véritable changement d’échelle, mais surtout, elle constitue une rupture culturelle en introduisant la ­notion de « droits sociaux ». Cette philosophie de la solidarité renoue avec le solidarisme : c’est la première fois que cette doctrine née à la fin du XIXe siècle est pleinement appliquée dans un système de protection sociale. Ce compromis social garantit aux individus une plus grande sécurité d’existence face aux aléas de la vie et au risque de pauvreté – à condition, bien sûr, qu’ils aient un emploi ou qu’ils vivent dans un ménage protégé par un emploi.

Que deviennent, dans ce système de protection sociale universelle, les politiques d’assistance mises en place par la IIIe République pour lutter contre la pauvreté ?

Les politiques d’assistance, qui représentaient, jusqu’à la seconde guerre mondiale, la principale forme d’intervention sociale en direction des plus démunis, sont certes maintenues. Mais on pense, après la Libération, que la pauvreté va devenir résiduelle : le malade sera pris en charge par la Sécurité sociale, le vieillard ­nécessiteux aura une retraite, la mère bénéficiera d’un congé maternité.

Beaucoup, dans ces années d’après-guerre, sont donc persuadés que la protection sociale aura un jour raison de la misère : le principe de la mutualisation des risques réduira peu à peu, croit-on, le périmètre de l’assistance. La pauvreté continue à exister, bien sûr – elle est même plus ­présente qu’aujourd’hui –, mais elle n’est plus, ou quasiment plus, une catégorie officielle de l’action publique.

La société salariale est entrée en crise après le second choc pétrolier, à la fin des années 1970. Comment cette crise a-t-elle affecté le système de protection sociale inventé à la fin de la seconde guerre mondiale ?

La principale faille, à partir de la fin des ­années 1970, vient bien sûr de l’augmentation massive du chômage. Dans les années 1980, la France découvre ceux que l’on appelle alors les « nouveaux pauvres ». Ce sont, pour ­l’essentiel, des chômeurs de longue durée : parce que le système d’indemnisation n’est pas éternel, ils finissent par sortir des mailles du filet et par perdre le bénéfice de la protection ­sociale « universelle » mise en place à la Libération.

Mais ce sont aussi des jeunes qui ne parviennent pas à entrer dans le monde du travail : ils restent chômeurs pendant des ­années, ce qui les prive, eux aussi, du système de solidarité créé après la guerre.

Ces nouveaux publics touchés par la misère et la précarité ne peuvent pas faire valoir les « droits sociaux » garantis par l’Etat-providence car ils n’ont plus de travail. Ils ne peuvent pas non plus invoquer le bénéfice de ­l’assistance car ils ne font pas partie des ­« populations cibles » comme les parents isolés ou les handicapés. Ils en sont réduits à ­demander des aides sociales « extralégales » ou « facultatives » qui dépendent du bon vouloir des bureaux d’aide sociale locaux.

Dans ma thèse de doctorat sur la disqualification sociale qui porte sur les populations en difficulté de Saint-Brieuc, dans les années 1980, j’ai vu de très près cette « crise de la société salariale », selon le mot du sociologue Robert Castel.

Comment s’organise, dans ces années 1980, la réflexion autour de ces nouvelles formes de précarité ?

Cette « nouvelle pauvreté » remet profondément en cause le modèle de l’Etat-providence adossé à la société salariale : parce que le socle de la protection sociale est l’emploi, l’Etat-providence peine à protéger les exclus du monde du travail. Le chômage fragilise à la fois la solidarité « organique », qui intègre les travailleurs dans des conventions collectives, et la protection sociale, qui a une vocation universelle.

Contrairement à ce que l’on avait cru à la Libération, la misère ne disparaît pas : la nouvelle pauvreté témoigne de la dégradation profonde des principes de la solidarité tels qu’on les avait pensés dans les « trente glorieuses ».

Dans ce contexte, la France revient à l’idée d’une dette de la nation à l’égard des plus défavorisés. Dans les années 1980, certaines municipalités mettent en place des expériences ­locales de revenu minimum pour prendre en charge les exclus du monde du travail que sont ces « nouveaux pauvres ».

Cette idée est reprise, quelques années plus tard, à l’échelle nationale par le gouvernement de Michel Rocard : le 1er décembre 1988, l’Assemblée nationale vote à la quasi-unanimité la loi sur le revenu minimum d’insertion (RMI) – seuls trois députés s’y opposent, vingt-quatre s’abstiennent.

Ce qui est nouveau, avec le RMI, c’est qu’il constitue un véritable droit. Aux aides facultatives, incertaines et humiliantes des centres communaux d’action sociale, se substitue un droit à l’assistance : il suffit d’avoir des revenus inférieurs à un certain seuil pour accéder à la prestation.

La France ne supprime pas pour autant les minima sociaux catégoriels comme l’allocation parent isolé, l’allocation handicapé ou le minimum vieillesse, mais elle invente une prestation qui permet à tous ceux qui ne rentrent pas dans les catégories traditionnelles de l’assistance de vivre, malgré tout, un peu plus dignement.

Le fait que le RMI soit un droit, et non une aide soumise à la libre appréciation des services sociaux, diminue-t-il l’humiliation vécue par ces « nouveaux pauvres » ?

Le risque de stigmatisation ne disparaît pas complètement : ceux qu’on appelle de façon souvent péjorative les « RMIstes » ont souvent le sentiment d’appartenir aux dernières strates de la société. Dans les communes rurales, il faut, pour constituer un dossier, aller voir le secrétaire de la mairie : pour une personne dont la situation de pauvreté n’était pas connue et qui aspire à vivre de son travail, c’est évidemment dégradant.

Mais les procédures administratives du RMI ont un avantage indéniable : ­elles suppriment la négociation humiliante avec les services sociaux. Les gens que je rencontrais dans mes enquêtes sur la disqualification sociale me racontaient qu’ils étaient obligés, avant le RMI, de montrer leurs placards ­vides à l’assistante sociale pour prouver qu’ils n’avaient plus rien à manger.

Avec le RMI, ces gestes n’ont plus lieu d’être : pour obtenir la prestation, il suffit de prouver que l’on est en dessous d’un certain seuil de revenus. C’est un droit, point à la ligne.

Cette avancée sociale incontestable est l’occasion de mobiliser la société civile, ce qui est très nouveau. Dans La crise de l’Etat-providence, paru en 1981, l’historien Pierre Rosanvallon affirmait qu’il fallait réencastrer la solidarité dans la société civile.

Cette idée est pleinement présente dans le cadre du RMI : après le vote du texte, Michel Rocard et Bernard Kouchner organisent, en 1989 à la Sorbonne, des assises nationales qui rassemblent le président de la république François Mitterrand et des figures associatives comme l’abbé Pierre, mais aussi des centaines de travailleurs sociaux et d’élus locaux.

Le RMI devient un foyer d’innovation sociale : les associations imaginent des actions d’insertion, notamment pour les chômeurs de longue durée. Face à la crise de l’emploi, la France tente d’aménager, à la périphérie de la société salariale, des mécanismes d’insertion professionnelle et sociale nouveaux.

La protection sociale garantie par ­l’Etat-providence assure une solidarité neutre, invisible et abstraite qui concerne ­l’ensemble de la société, ou presque, alors que le RMI est une prestation versée aux « pauvres ». Est-ce la raison pour laquelle naît, dans les années 2000, un débat sur les droits et les devoirs des bénéficiaires du RMI, puis du revenu de solidarité active (RSA), voire une controverse sur le « cancer » de l’assistanat, selon l’expression du président des Républicains, Laurent Wauquiez ?

Avec le principe d’universalisation des droits contenu dans la protection sociale, la stigmatisation des « mauvais » pauvres n’existe pas : les cotisants et les bénéficiaires de l’Etat-providence sont, par principe, des associés solidaires qui, tout à la fois, contribuent au système et en bénéficient.

Entre la loi sur le RMI de Michel Rocard, en 1988, et la loi contre les exclusions de Martine Aubry, en 1998, les Français se disent globalement favorables à ces nouvelles formes de solidarité

Avec le RMI, on sort de cette ­logique : les allocataires du RMI touchent une prestation, non parce qu’ils ont cotisé comme tout le monde, mais parce que les services ­sociaux ont identifié en eux une faiblesse ou une difficulté. Ce mécanisme porte nécessairement en lui un risque de disqualification ­sociale : il est contenu, depuis la fin du XIXe siècle, dans la définition même de l’assistance.

L’intensité de cette controverse sur les « mauvais pauvres » varie cependant selon les époques. En étudiant les cycles de la solidarité ­depuis 1976, j’ai constaté qu’entre la loi sur le RMI de Michel Rocard, en 1988, et la loi contre les exclusions de Martine Aubry, en 1998, les Français se disent globalement favorables à ces nouvelles formes de solidarité, même si elles ne débouchent pas toujours sur le retour à un emploi stable – malgré les efforts de l’Etat et de la société civile, beaucoup d’allocataires restent dans ce que l’on appelle le « précariat ». Cette dynamique s’essouffle cependant dans les ­années 2000 et notamment lors de la campagne présidentielle de 2007.

Beaucoup d’hommes politiques, notamment à droite, mettent alors en avant la notion de mérite et affirment que certains ne font pas les efforts pour s’en sortir : ils soupçonnent les pauvres de prendre indûment du bon temps en vivant aux crochets de la solidarité nationale, voire de frauder.

Depuis, cette condamnation des profiteurs de l’assistance n’a cessé de gagner du terrain : le discours sur l’« assistanat » et la stigmatisation des pauvres reviennent de façon lancinante. Cette remise en cause du principe même de la solidarité inverse la dette : la IIIe République avait proclamé la dette de la nation envers les pauvres, la loi sur le RMI en avait rappelé les principes, on a parfois l’impression, aujourd’hui, que ce sont les pauvres qui ont une dette à l’égard de la nation.