Emploi, chômage, précarité

Mediapart : Brutaliser les chômeurs, ultime étape du cynisme politique

il y a 1 semaine, par infosecusanté

Mediapart : Brutaliser les chômeurs, ultime étape du cynisme politique

Après six ans d’attaques contre le droit au chômage, Gabriel Attal a encore annoncé ce mercredi soir de nouvelles mesures d’économie. Taper sur les plus précaires est un moyen commode pour l’exécutif de faire oublier que ses choix ne favorisent pas les salariés ou les classes moyennes.

Dan Israel

27 mars 2024

DesDes mots choisis et un ton démonstrativement volontariste, pour une dialectique tournant à vide et un argumentaire aux fondations aussi fragiles que du sable. Mercredi 27 mars au « 20 heures » de TF1, le premier ministre a annoncé la mise en chantier d’une troisième réforme de l’assurance-chômage en six ans.

L’objectif est inchangé depuis les débuts du premier mandat présidentiel d’Emmanuel Macron : réduire les droits des 5,4 millions de demandeurs et demandeuses d’emploi, au nom d’un mantra éculé : « Le travail doit toujours mieux payer que l’inactivité », comme aime à le répéter Gabriel Attal.

Refusant de fixer des règles détaillées avant que les syndicats et le patronat n’aient été consultés, le premier ministre a néanmoins donné un cadre très clair, à la sortie d’un séminaire gouvernemental sur le travail qui s’est tenu toute la journée.

Il souhaite réduire « de plusieurs mois » la durée d’indemnisation des demandeurs et demandeuses d’emploi, affichant comme souhaitable un horizon de douze mois maximum, contre dix-huit mois aujourd’hui. Il a aussi appelé à allonger la durée de travail nécessaire avant d’avoir le droit de toucher la moindre allocation-chômage. Cette durée de cotisation obligatoire était déjà passée de quatre à six mois en 2021.

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Gabriel Attal au JT de TF1 le 27 mars 2024. © Photo Sébastien Calvet / Mediapart
Le chef du gouvernement veut aller vite, très vite : il souhaite que les paramètres soient fixés « à l’été », pour que la nouvelle réforme « puisse s’engager dès l’automne ». Les discussions entre la ministre du travail Catherine Vautrin et les partenaires sociaux s’engageront dès que ces derniers auront achevé la négociation des règles d’indemnisation des seniors, normalement le 8 avril. Le but affiché est d’« inciter à la reprise de l’emploi ».

Officiellement, il s’agit aussi de trouver de l’argent, alors que la croissance française vient d’être révisée à la baisse, que les rentrées fiscales sont moins bonnes que prévu et que le gouvernement clame depuis un mois qu’il recherche dix milliards d’économies.

Cette priorité politique, encore une fois longuement détaillée mercredi soir, masque mal une destruction de l’État social, comme Mediapart le décrit régulièrement. Et pour qui estimerait que cette affirmation est exagérée, on ne saurait trop conseiller de s’intéresser à la manière dont les bases mêmes de l’assurance-chômage sont sapées systématiquement depuis 2018, quand le gouvernement d’Édouard Philippe a lancé la première grande réforme dans ce domaine.

Obsession politique
Les déclarations du premier ministre s’inscrivent dans une continuité politique évidente, pour ne pas dire un ressassement obsessionnel. Le 30 janvier dans son discours de politique générale, Gabriel Attal avait déjà ouvert la porte à une nouvelle offensive contre les droits des chômeurs et des chômeuses, afin d’« inciter toujours plus à la reprise d’emploi, sans aucun tabou » et « déverrouiller le travail ».

Le 25 février dans Le Journal du dimanche, il avait récidivé, assurant qu’« une partie des Français ne supporte plus de ne pas vivre de leur travail, de ne toucher aucune aide tout en finançant un système qui permet à d’autres de ne pas travailler ».

Déjà, il évoquait la possibilité de réduire la durée d’indemnisation. « Vous prenez le risque de réveiller la colère sociale », interrogeait Le JDD. « Oui, et ? », avait-il rétorqué, bravache. Même volonté affichée le 27 février au micro de RTL, puis le 1er mars lors d’un déplacement dans les Vosges, où il se disait « prêt » à prendre des « décisions difficiles » pour « inciter au travail ».

Les mots du premier ministre sont identiques à ceux du président de la République. Le 16 janvier, à l’occasion d’une rare conférence de presse, Emmanuel Macron avait annoncé pour le printemps un « acte II de la réforme du marché du travail ». Le lendemain, devant le gratin de l’économie mondiale réuni à Davos, il avait confirmé vouloir ouvrir « un deuxième temps sur la réforme de notre marché du travail en durcissant les règles ».

Tout est donc prêt pour continuer de démanteler les droits des chômeurs et des chômeuses, les uns après les autres. Le gouvernement a le champ libre depuis qu’il a supprimé, le 1er octobre 2018, les cotisations chômage payées par les salarié·es : pour quelques euros de salaire net de plus, les travailleurs et travailleuses ont perdu le droit de dire qu’ils et elles payent pour s’assurer le droit à une allocation-chômage décente.

En 2023, la durée d’indemnisation a été amputée de 25 %. Et en 2021, la première réforme avait déjà réduit les allocations des travailleurs et des travailleuses aux parcours professionnels fractionnés.

Les réformes engagées avant 2024 ont déjà tapé très dur. Le 1er février 2023, la durée d’indemnisation a été amputée de 25 %, la durée maximale de versement passant de deux ans à dix-huit mois. Et en 2021, avec deux ans de retard sur le calendrier prévu, pour cause de Covid puis de camouflets devant le Conseil d’État, la première réforme du système avait déjà réduit très drastiquement les allocations-chômage des travailleurs et des travailleuses ayant des parcours professionnels fractionnés. C’était une redéfinition très sévère des règles de calcul en vigueur depuis quarante ans.

Les premiers bilans sont on ne peut plus clairs : un peu plus de la moitié des inscrit·es à Pôle emploi se voient verser moins d’allocations – elles ont baissé en moyenne de 16 %, et de 20 % à 50 % pour 15 % des demandeurs et demandeuses d’emploi. L’effet est certes radical sur la reprise d’emploi, mais il est éphémère, voire délétère.

Selon la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares), l’institut statistique du ministère du travail, la moitié des demandeurs et demandeuses d’emploi retrouvant un travail n’ont droit qu’à un CDD de moins de deux mois ou à une mission d’intérim.

Oublier les faits
En revanche, les effets pour les caisses de l’État sont extrêmement puissants. Les deux premières réformes rapportent déjà plusieurs milliards d’euros par an. Et selon l’Unédic, l’organisme qui gère les caisses de l’assurance-chômage, une fois qu’elles auront atteint leur plein régime en 2027, elles permettront d’économiser 6,7 milliards par an ! Bien utile pour un gouvernement en quête d’économies budgétaires.

Une telle perspective mérite bien de jeter par-dessus bord toute rationalité. Et d’oublier les faits. Qui, au sein de l’exécutif, a pris la peine de rappeler que seuls 36 % des personnes inscrites à France Travail (qui a remplacé Pôle emploi le 1er janvier) touchent une indemnisation – d’un montant moyen de 1 033 euros ? Et parmi les inscrit·es en catégorie A, qui ne travaillent pas du tout, seuls 46 % touchent une allocation.

Au vu de ces chiffres, comment croire qu’un nouveau tour de vis va changer la donne et précipiter des centaines de milliers de chômeurs et chômeuses vers l’emploi, alors même qu’on comptabilise moins de 350 000 postes vacants, loin d’ailleurs d’être tous à temps complet ?

On ne trouve presque aucun économiste pour accorder du crédit au récit gouvernemental. Dès novembre 2022, Esther Duflo, titulaire de l’équivalent du prix Nobel en économie, rappelait qu’« on ne voit absolument pas la preuve » que la baisse des allocations incite les chômeurs et les chômeuses à reprendre un emploi.

Bruno Coquet, spécialiste des politiques de l’emploi qu’on peut difficilement qualifier de gauchiste, martelait encore ce 26 mars sur France Info que « durcir les règles de l’assurance-chômage, ça ne crée pas d’emploi ». Une affirmation reprise sans frémir par certains de ses confrères carrément classés à droite, comme Bertrand Martinot, économiste à l’Institut Montaigne, qui déclare à La Tribune : « On ne répond pas à une situation conjoncturelle d’augmentation du chômage par une réforme de l’assurance-chômage. Les gens ne sont pas devenus paresseux, c’est juste qu’il n’y a plus de croissance, donc le chômage augmente. »

Yannick L’Horty, qui a souvent défendu les réformes du marché du travail, n’y croit plus non plus, et suggère au Monde que le gouvernement cherche en fait à « parler à un électorat qui a une représentation des ménages à bas revenus et des chômeurs assez éloignée de la réalité vécue par ceux-ci ».

En effet, le discours anti-chômeurs est une constante du récit gouvernemental. Dès décembre 2019 dans une étude consacrée au RSA, France Stratégie – organisme placé sous l’égide du premier ministre – établissait que « le travail paie significativement plus qu’une situation d’inactivité, même pour de très faibles niveaux de rémunération ». En 2019 également, Mediapart démontait l’arnaque intellectuelle permettant d’affirmer l’inverse.

Le mythe du chômeur « optimisateur », qui jouerait savamment des paramètres de l’assurance-chômage pour jouir au mieux des allocations avant de reprendre le travail quelques mois puis de se replonger avec délice dans le bain du chômage, s’effondre également dans toutes les études scientifiques s’étant penchées sur la question.

Travailler rapporte plus qu’être au chômage, et l’immense majorité des demandeurs et demandeuses d’emploi ne le sont pas par choix. Ces évidences n’empêchent pas le premier ministre de répéter à chaque intervention que le travail doit payer davantage que l’inactivité, comme si ce n’était pas toujours le cas.

La « valeur travail » n’est pas rétribuée
La vérité du discours gouvernemental est à chercher ailleurs : taper sur les chômeurs et les chômeuses est un moyen commode de faire oublier à celles et ceux qui travaillent que, malgré les promesses et les discours, elles et ils ne seront jamais les bénéficiaires de sa politique. Là où la « valeur travail » est tant valorisée, elle n’est en fait pas rétribuée à sa juste valeur.

Rappelons une réalité, encore pointée dans la dernière note de conjoncture de l’Insee : sur la période 2022 et 2023, durant laquelle l’inflation a été intense, les salaires réels ont reculé de 2,5 %. Sur le papier, ils ont bien augmenté, mais bien moins vite que les prix, aboutissant à une baisse réelle du pouvoir d’achat.

Ce chiffre, l’exécutif se garde bien de le claironner sur tous les toits. Pourtant, il renseigne exactement sur la place que le pouvoir accorde aux travailleurs et travailleuses, face aux entreprises et aux détenteurs du capital. Et ce n’est pas la croissance atone qui permettra de changer la donne, tant l’activité économique tourne au ralenti.

Faute d’améliorer le sort des fameuses « classes moyennes », il faut dégrader la situation des privés d’emploi.

Le gouvernement l’a démontré à de multiples reprises : il n’entend imposer aux entreprises aucune hausse de la rémunération de leurs salarié·es, hors des hausses automatiques du Smic. Pas question de lester les employeurs de supposés poids supplémentaires dans l’interminable course mondiale à la compétitivité.

Comment alors ne pas désespérer les salarié·es ? Comment leur donner l’illusion que leur situation ne se dégrade pas ? Pour Emmanuel Macron et ses troupes, la solution est toute trouvée : faute d’améliorer le sort des fameuses « classes moyennes » dont ils ont pourtant fait officiellement leur boussole, il faut dégrader la situation des privé·es d’emploi. On appauvrit les plus précaires plutôt que d’améliorer le destin des mieux loti·es. Le travail n’est pas récompensé par des hausses de salaire, c’est le non-travail qui est sanctionné.

Pourquoi se priver ? Taper sur les plus précaires n’a aucun coût politique, voire est une mesure populaire. Comme nous l’avait confié l’ancien dirigeant de la CFDT Laurent Berger, lors d’une conversation où pointait la désillusion, les Français·es ne sont pas seulement indifférent·es au sort des chômeurs et des chômeuses, ils et elles sont même d’accord avec les mesures qui les stigmatisent.

Année après année, le baromètre de l’Unédic le confirme : la moitié des Français·es pensent que les chômeurs et les chômeuses sont responsables de leur propre situation. Un sentiment qui est facile à décrypter : plus on se sent proche du chômage ou de la précarité, plus on a besoin de se dire qu’on est différent de celles et ceux qui les subissent déjà. Ceux-là le mériterait, se dit-on, là où moi, j’ai les ressources et la volonté nécessaires pour me sauver.

En jouant sur ce ressort pour détourner l’attention des effets réels de leur politique, Emmanuel Macron et Gabriel Attal utilisent les armes des populistes qu’ils clament à longueur de temps vouloir combattre. Pourtant, toute la théorie économique le rappelle : attaquer l’assurance-chômage, diminuer le montant ou la durée de l’indemnisation, cela fait du mal non seulement aux demandeurs et demandeuses d’emploi, mais aussi à toutes celles et à tous ceux qui travaillent.

La répression des chômeurs et des chômeuses est en effet l’une des clés principales si l’on souhaite s’assurer que les salaires des employé·es n’augmente pas. Une pression à la baisse sur les rémunérations d’autant plus efficace qu’elle est invisible. Surtout lorsque le chiffon rouge des chômeurs et chômeuses prétendument paresseux est agité, jour après jour.

Dan Israel