Emploi, chômage, précarité

Mediapart : Assurance-chômage : « Rien ne démontre que durcir les règles soit efficace »

Octobre 2022, par infosecusanté

Mediapart : Assurance-chômage : « Rien ne démontre que durcir les règles soit efficace »

L’Assemblée nationale a adopté l’article de loi permettant au gouvernement de décider des nouvelles règles d’indemnisation chômage et d’instaurer une modulation des allocations selon la conjoncture économique. Sur le fond comme dans la méthode, Bruno Coquet, expert des politiques publiques, décrit une « impression bizarre d’improvisation ».

Cécile Hautefeuille

6 octobre 2022

La nouvelle réforme de l’assurance-chômage est sur les rails. Le projet de loi « portant mesures d’urgence relatives au fonctionnement du marché du travail en vue du plein emploi » a été débattu du 3 au 5 octobre à l’Assemblée nationale. Les cinq articles du texte ont été adoptés.

Le premier article a fait l’objet d’intenses débats. Il permet au gouvernement de décider des futures règles d’indemnisation, par décret. Et ouvre donc la voie au projet affiché depuis des mois par Emmanuel Macron : la modulation des allocations-chômage, en fonction de la conjoncture économique.

« Quand ça va bien, on durcit les règles, et quand ça va mal, on les assouplit », a encore répété mi-juillet le président.

L’examen du texte a aussi permis de durcir, encore, les règles de l’indemnisation via l’adoption d’un amendement sur les abandons de poste. Présenté par Les Républicains, il instaure une « présomption de démission », et entend donc priver d’allocation-chômage les salarié·es qui abandonnent leur poste.

Le vote solennel du texte est prévu la semaine prochaine, le mardi 11 octobre. L’ exposé des motifs indique qu’il permettra « d’éviter toute rupture très fortement préjudiciable dans l’indemnisation des chômeurs », car « il est nécessaire d’assurer rapidement la continuité du régime actuel ».

Le décret encadrant les actuelles règles s’éteint en effet le 1er novembre 2022, d’où « l’urgence » de légiférer pour le gouvernement, qui pourra désormais décider seul des nouvelles règles. Une concertation, semble-t-il de pure forme, est prévue avec les partenaires sociaux. Qui attendent toujours la date et la lettre de concertation.

Entretien avec Bruno Coquet, docteur en économie, expert des politiques publiques.

Mediapart : Comment en est-on arrivé à cette « obligation » de faire voter une loi, en toute hâte et perçue comme un passage en force ?

Si on en est là, c’est parce que le gouvernement n’a pas respecté les étapes qu’il a lui-même définies. Le décret fixant les règles de l’assurance-chômage arrive effectivement à échéance début novembre 2022 et l’État aurait dû, dès le mois de juillet, envoyer un document de cadrage, même restreint, aux partenaires sociaux, pour lancer la négociation. Or rien de tout cela ne s’est passé. Le gouvernement n’a pas non plus publié de rapport annuel sur la gestion de l’assurance-chômage. C’est pourtant une obligation légale.

Sur toutes les étapes de la gouvernance, l’État a donc été absent et a fait preuve de carence. Cette loi sert ainsi à résorber un problème créé par l’État lui-même. Il n’a pas « repris la main », comme on peut le lire et l’entendre. En réalité, il avait la main mais n’a pas respecté les étapes.

Cette loi va en tout cas donner au gouvernement la possibilité de décider, par décret, des futures règles et entend moduler la durée d’indemnisation ou les seuils d’ouverture des droits selon la conjoncture économique. Est-ce une bonne ou une mauvaise idée ?

Ce n’est pas forcément une mauvaise idée, on ne peut pas être contre, par principe. Mais cette mesure n’est intéressante qu’à une condition : celle d’avoir des règles « propres » déjà en vigueur. C’est un peu comme une voiture : avant d’ajouter des options, il faut d’abord s’assurer qu’elle roule bien.

Or, aujourd’hui, la base pose problème, car on ne comprend rien aux règles de l’assurance-chômage. Et surtout, sous le capot, il y a une règle qui n’est « pas propre », c’est celle instaurée par la première réforme de l’assurance-chômage et qui modifie le calcul de l’allocation [voir notre article].

C’est-à-dire ?

Cette règle a rendu incertains le montant et la durée de l’indemnisation des « permittents » [personnes alternants des contrats courts et des périodes de chômage –ndlr]. Face à cette incertitude, on vient maintenant vous dire que votre éligibilité au chômage et la durée de vos droits vont dépendre, en plus, du taux de chômage ? Par ailleurs, ce qui me frappe, c’est que le gouvernement n’a pas préparé à l’avance cette idée de contracyclicité. On devrait avoir quelque chose de très carré et difficile à contester mais on ne l’a pas. Ça donne une impression bizarre d’improvisation.

Le texte présenté à l’Assemblée nationale a été durci par un amendement qui prévoit de créer une « présomption de démission » en cas d’abandon de poste et, donc, d’empêcher d’ouvrir des droits au chômage. « L’abandon de poste est utilisé pour dévoyer la démission et percevoir l’assurance-chômage », a ainsi déclaré le député (Horizons) de Maine-et-Loire. Votre avis sur cette mesure ?

Je ne doute pas une seconde que les élus, dans leur circonscription, entendent les administrés se plaindre des difficultés de recrutement et des abandons de poste. Depuis vingt ans que je m’intéresse à ces sujets, j’entends les ministres et les députés en parler, quelle que soit la conjoncture.

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Le ministre du travail, Olivier Dussopt, lors d’un déplacement dans une agence Pôle Emploi à Paris, le 27 juin 2022. © Photo Côme Sittler / REA
Mais ces abandons de poste, on ne sait pas du tout les quantifier. Et quand bien même on saurait le faire, il faudrait être sûr que le problème vient de l’indemnisation du chômage. Et ça, c’est loin d’être démontré.

Dans le secteur de l’hôtellerie-restauration par exemple, les gens qui s’en vont en faisant un abandon de poste, on n’est pas certain qu’ils s’inscrivent à Pôle emploi pour percevoir le chômage. La plupart du temps, c’est plutôt pour passer dans le restaurant d’en face et bénéficier d’un meilleur salaire. Cette mesure pourrait donc défavoriser les employeurs mieux-disants par rapport aux moins-disants, ce serait aberrant.

Tout cela nécessiterait d’être regardé de plus près. On ne peut pas réduire l’accès aux indemnités chômage sans savoir s’il y a réellement un problème. Pôle emploi pourrait le documenter mais évidemment, ça demande du temps.

Le but affiché du projet de loi est de parvenir au plein emploi. Est-ce un bon levier de réduire les droits à l’assurance-chômage pour y parvenir ?

Selon moi, cela reste à démontrer. Dans l’exposé des motifs, le projet de loi avance que le frein au plein emploi, ce sont les difficultés de recrutement. Pourtant, par définition, les difficultés de recrutement sont un symptôme… du plein emploi ! Déjà, cela affaiblit un peu l’argument.

Ensuite, il faut rappeler qu’une majorité de chômeurs ne sont pas indemnisés par l’assurance-chômage. Et la première question à se poser c’est : pourquoi ces gens ne reprennent-ils pas d’emploi, alors qu’ils sont les plus nombreux et les plus pauvres ? Il faudrait déjà s’inquiéter de ça. Et on le sait, ça tient aux offres qui sont faites en termes de qualité d’emploi, de salaires, d’horaires, de mobilité…

Bien sûr il est tout à fait possible que des personnes indemnisées refusent un emploi parce qu’elles préfèrent percevoir leur allocation. Mais durcir les règles au motif que des gens profitent indûment du système, ça ne fonctionne pas, car on sait que ces comportements sont marginaux.

Les règles d’une assurance se basent sur des comportements moyens, pas sur des comportements marginaux. Imaginez une assurance automobile qui vous demande de payer davantage parce que trois personnes, l’année dernière, ont sciemment rayé leur voiture, pour avoir une nouvelle peinture ! Ça ne doit pas fonctionner comme ça. Et rien ne démontre que durcir les règles soit efficace.

Une économie se porte toujours mieux avec une assurance-chômage, que sans. Il est bon d’avoir des chômeurs indemnisés, mais ni trop, ni trop peu.

Le rapporteur de la loi, le député (Renaissance) Marc Ferracci ne partage pas votre point de vue. Il l’a redit lors des débats : « des dizaines d’études » prouvent, selon lui, que les règles d’assurance-chômage, notamment celles sur la durée et les seuils d’éligibilité, ont un effet sur le niveau de l’emploi. Que répondez-vous ?

C’est un argument d’autorité et abusif. Je vois assez bien les études auxquelles il fait référence et elles ne racontent pas que réduire les droits à l’assurance-chômage augmente le niveau de l’emploi. C’est un peu plus compliqué et subtil que ça. Et aucune étude, à ma connaissance, ne dit que cela va résoudre les difficultés de recrutement.

Par ailleurs, pourquoi toutes ces études ne figurent pas dans l’étude d’impact de la loi ? Cela aurait aussi pu figurer dans le rapport annuel sur la gestion de l’assurance-chômage, dont je vous parlais tout à l’heure, et qui n’a jamais été publié.

D’ailleurs, en France, il n’existe pas d’enceinte où l’on pourrait discuter de tout ça, à l’image du conseil d’orientation des retraites. Cela fait dix ans que je plaide pour la création d’une telle instance pour l’assurance-chômage.

Quel serait son rôle ?

Tout simplement de partager les informations ! Sur l’assurance-chômage, on ne sait rien, ou très peu de chose. On n’a aucune donnée détaillée pour suivre les bénéficiaires et leurs trajectoires précises. On n’a aucune donnée de comptabilité analytique. Et quand on ne peut rien dire sur un sujet, le problème… c’est qu’on peut tout dire ! Tout se vaut. D’ailleurs, on raconte souvent n’importe quoi sur l’assurance-chômage.

Il faut que tout le monde ait le même niveau d’information. Un haut conseil servirait à cela. Ce serait une base commune mais ça n’empêche pas le débat et les avis divergents. On le voit bien avec le conseil d’orientation des retraites : partager des faits ne met pas nécessairement tout le monde d’accord. Ça ne favorise pas la pensée unique.

Cécile Hautefeuille