L’hôpital

Libération - Reportage. Aux urgences de Montreuil : « Ce métier, c’est une vocation dont on nous dégoûte »

Juin 2022, par Info santé sécu social

Depuis des semaines, soignantes et soignants alertent sur la crise de l’hôpital et l’été difficile qui s’annonce. « Libération » s’est rendu au sein des urgences de l’hôpital André-Grégoire de Montreuil pour recueillir la parole d’une équipe épuisée.

par Cassandre Leray
publié le 15 juin 2022

Certaines journées sont comme des respirations. Au sein des urgences de l’hôpital de Montreuil, ce mardi 14 juin en est une. Depuis des semaines, les patients défilent dans le service à un rythme effréné. Mais à la veille d’une vague de chaleur crainte par de nombreux soignants, un hasard surprenant fait de la journée un moment de calme – ou presque – au cœur de la tempête. Idir, un aide-soignant de 40 ans, parle même de « miracle » avec un sourire soulagé. Une chance : grâce à cette accalmie, aussi inespérée que salvatrice, « on a le temps de vous parler. En temps normal, c’est impossible », glisse Hamiche, sa blouse blanche de médecin boutonnée par-dessus un tee-shirt bordeaux.

A l’intérieur du bureau médical, on prend même quelques minutes pour rire un peu. Mais cet apaisement n’est qu’éphémère. Les lits manquent toujours, les patients continuent d’affluer et l’hôpital peine à rester debout. A Montreuil comme partout ailleurs. Voilà plusieurs semaines que les personnels hospitaliers alertent les pouvoirs publics : l’été qui approche se passera sur le fil du rasoir. Aux quatre coins du pays, des services d’urgences ont été contraints de fermer leurs portes, partiellement voire totalement, face à la pénurie de soignants.

« On fait tout pour éviter de fermer le service », assure Hocine Saal, chef des urgences. Gobelet de café dans une main, téléphone qui sonne régulièrement dans l’autre, le médecin de 42 ans est débordé. Il jette un œil à l’écran de son smartphone, sur lequel une application lui permet de suivre l’état du service en temps réel. A 9h45, « on est déjà à 83 % de notre capacité ». 11h45, nouvelle vérification. Cette fois, « on est à 122 %, le nombre de patients a doublé en deux heures ». Pourtant, il s’agit bien là d’une journée « calme ».

« Comme un zombie »
Les sourires de l’équipe de soignants ne suffisent pas à dissimuler leurs mines fatiguées. Il faut dire qu’ils ont cessé de compter leurs heures depuis bien longtemps. En juillet, Kamel devra cumuler 251 heures de travail. Le médecin de 59 ans, grand monsieur souriant aux frisettes blanches, voit les cernes sous ses yeux se creuser un peu plus chaque jour. Il y a quelques mois, il a même travaillé « cinq jours d’affilée 24 heures sur 24 ». Entre deux prises en charge de patients, il vide son sac. Le soignant ne voit presque plus sa femme et ses enfants, peine à poser des vacances et se sent « comme un zombie ». Quand il arrive chez lui, il dort, se réveille, puis repart au travail. « Je n’ai plus de vie de famille », soupire-t-il, stéthoscope autour du cou. Malgré ces « sacrifices », il ne se voit pas quitter les urgences : « Ici, on se sent utile. Des vies humaines sont entre nos mains. »

Le même dévouement anime l’ensemble des soignants du service. Dans la salle de régulation, là où est accroché au mur un tableau listant les patients actuellement accueillis aux urgences, les voix fusent. Plusieurs infirmières racontent comment elles culpabilisent au moindre arrêt de travail posé ou à chaque fois qu’elles pensent à prendre des vacances. D’une même voix, elles se rappellent des nombreuses fois où elles sont venues travailler « même en étant malades ». Par « solidarité », pour ne pas laisser les collègues trimer alors que le sous-effectif est déjà chronique. Virginie, vingt-cinq ans d’expérience au compteur, est « épuisée ». Physiquement et psychologiquement. « Ce n’est pas parce qu’on sort de l’hôpital quand on a fini notre journée que notre tête n’y est plus, insiste l’infirmière, quadragénaire à lunettes. Quand vous voyez le bordel aux urgences, vous vous demandez constamment si vous n’avez pas oublié de faire quelque chose. »

Un calcul rapide suffit à visualiser le manque de soignants au sein du service. Pour que les urgences de Montreuil tournent « correctement », Hocine Saal note qu’il faudrait 7 médecins, 5 infirmiers et 6 aides-soignants supplémentaires. D’autant que le nombre de passages par jour explose. Entre le début de l’année 2021 et 2022, « on enregistre 20 % de passages en plus. Alors qu’entre 2019 et 2020, l’augmentation était de 4 % seulement », détaille le chef du service. Analyser et comprendre cet engorgement prendrait des heures. Et probablement un article tout entier. Mais l’ensemble de l’équipe y voit un symptôme de la « disparition de la médecine de ville ». Résultat : les patients arrivent aux urgences plus nombreux, et souvent dans des états plus graves, « car il y a moins de prise en charge préventive », précise le Dr Saal. « Les généralistes sont eux-mêmes débordés, ils n’ont plus le temps », abonde Kamel.

« C’est l’usine »
L’horloge indique 14 heures. Dans la salle d’attente, une dizaine de personnes patientent sur des bancs métalliques alors que les lits manquent déjà. Une adolescente à la main enflée, un homme au front ensanglanté, une femme se tenant la jambe sur un brancard. Un gros soupir s’échappe de la bouche d’un barbu aux cheveux grisonnants. Les yeux brillants, il attend des nouvelles de sa mère, admise aux urgences quelques heures plus tôt.

De l’autre côté de la porte à code qui sépare la salle d’attente du service, Warda enchaîne les soins. Yeux sombres discrètement maquillés, cheveux bruns retenus par une pince, l’infirmière entre dans la chambre d’un patient pour une prise de sang. Alors qu’elle est en train de le piquer, le malade en robe de chambre bleu ciel lui lâche : « Ce n’est pas moi qui travaillerais dans le milieu médical, je ne sais pas comment vous faites. »

« Ah bon, pourquoi ? » lui demande la trentenaire, laissant deviner un sourire sous son masque, avant de quitter la pièce. « Parfois, on rentre, on pique, et on sort de la chambre. On n’a même plus le temps de parler avec les patients. C’est l’usine », déplore-t-elle, en tirant une conclusion à laquelle ses collègues hochent la tête : « Les malades sont pris en charge correctement. Correctement, mais pas bien. Ce métier, c’est une vocation dont on nous dégoûte. » A tel point que quand sa nièce lui a dit qu’elle voulait devenir infirmière, Warda a fini par lui intimer de réfléchir à un autre plan.

Selon le chef du service des urgences, il faudrait 7 médecins, 5 infirmiers et 6 aides-soignants supplémentaires. (Marie Rouge /Libération)

« Tout ce qu’on veut, c’est sauver nos hôpitaux »

Julien, lui, a lâché l’affaire. L’infirmier aux cheveux recouverts d’un foulard noir n’a que 27 ans, « adore [son] taf » et ne compte pas ses heures. Mais il ne s’en sort pas financièrement. Au-delà de l’argent, il évoque aussi « l’absence de considération » de son métier et la pression quotidienne. Si le Covid a catalysé le mal-être des soignants, au point de le faire exploser ces derniers mois, l’épuisement était déjà là avant. Rien que l’été dernier, « on courait partout comme des chevaux. Je ne veux pas revivre la même chose », s’exclame Warda. Et les mêmes problèmes sont dénoncés depuis des années déjà, comme le rappelle Kamel : « Il y a dix ans, je faisais 36 heures d’affilée un jour sur deux. Faire des études aussi difficiles pour être traités comme ça, c’est malheureux. »

A quel point faut-il s’échiner ? Levana, infirmière brune de 27 ans au visage masqué, le sait bien : « l’investissement d’un chef de service » et le « soutien entre collègues » ne peuvent pas pallier tout un système hospitalier à bout de souffle. « Quand il y a eu le Covid, on a été encensés, le président nous a promis qu’il ne nous oublierait pas. Deux ans après, rien n’a changé », déballe Virginie avant de retourner à ses patients.

Kamel, médecin urgentiste depuis treize ans, l’admet avec regret : s’il avait 40 ans, il aurait déguerpi de là. Mais à 59 ans, il sait qu’il ne lui reste plus que quelques années à tirer avant la retraite, alors il tient. « On ne peut pas faire toute une carrière à ce rythme », souffle-t-il, peu surpris de voir autant de soignants s’éloigner de l’hôpital. Pour Hocine Saal, cette « perte de motivation » a une cause évidente : le soin devient « de l’abattage, alors que ce n’est pas pour ça qu’on choisit ce métier. On devient des robots. Voilà pourquoi on a tout un système qui dit stop. »

Résignée, Océane, 29 ans, ne sait plus quoi faire pour obtenir des moyens satisfaisants des pouvoirs publics : « On ne peut pas se mettre en grève. On peut se mettre une pancarte sur le dos mais on continuera de bosser », lâche l’infirmière aux yeux clairs. Plusieurs soignants de l’équipe ont déjà battu le pavé, mais « on voit bien qu’on n’est pas entendus », estime quant à lui Idir, aide-soignant. Avant de quitter les lieux, il nous arrête avec une dernière demande : « Ça ne sert à rien de nous dépeindre comme des héros. Tout ce qu’on veut, c’est sauver nos hôpitaux. Dites-leur, aux politiques, de venir voir la réalité du terrain. »