Le social et médico social

Libération - Un million de pauvres en plus ? Une hausse invérifiable mais indéniable

Octobre 2020, par Info santé sécu social

Par Tonino Serafini — 13 octobre 2020

Banques alimentaires, départements, associations… Les acteurs de lutte contre la précarité alertent sur l’augmentation du nombre des demandeurs.

Le chiffre est impressionnant : la crise sanitaire et ses effets économiques désastreux auraient fait basculer un million de personnes dans la pauvreté en quelques mois en France. Reprise en boucle sur de nombreuses antennes et les réseaux sociaux, cette estimation n’est en réalité corroborée par aucune étude. Aucun appareil statistique existant ne permet, en effet, de mesurer l’évolution de la pauvreté en temps réel. Les données fiables prennent souvent près de deux ans à être élaborées. Les chiffres relatifs à l’année 2018 (9,3 millions de personnes touchées soit 14,8 % de la population) ont seulement été publiés par l’Insee en septembre.

Le chiffre controversé d’un million est né d’une supputation. « La crise des subprimes de 2008 a fait un million de pauvres de plus entre 2008 et 2012, rappelle Florent Guéguen, directeur général de la Fédération des acteurs de la solidarité, qui regroupe les associations de lutte contre les exclusions. Or les conséquences économiques du Covid semblent tout aussi redoutables. C’est pourquoi j’ai indiqué, que pour ma part, je jugeais ce chiffre crédible. »

« Brouillard »
Dans le monde associatif, nombre de dirigeants invitent toutefois à la prudence. Ils soulignent que le basculement dans la pauvreté n’est pas immédiat pour tous. Pour certaines personnes, il intervient au bout de deux ou trois ans, lorsqu’elles ont épuisé tous les droits à une indemnisation chômage par exemple. « Pour ce qui est de la situation d’aujourd’hui, nous sommes dans le brouillard. Le chiffre de 1 million est totalement impossible à vérifier », assure Véronique Fayet, présidente du Secours catholique. « Ce chiffre ne dit rien. C’est une estimation que personne n’est en capacité d’étayer. En revanche, il est vrai que sur le terrain toutes les associations ont constaté un élargissement des personnes venant demander une aide de première nécessité », constate Christophe Robert, délégué général de la Fondation Abbé-Pierre.

L’une des rares données existantes est un sondage de l’Assemblée des départements de France relative au revenu de solidarité active (RSA), une allocation versée par les conseils départementaux aux personnes qui n’ont aucun autre revenu. Selon cette étude réalisée auprès d’un échantillon représentatif de 15 départements, leurs dépenses budgétaires de RSA ont augmenté en moyenne de 9,2 % en août 2020, comparé à août 2019. Ce qui laisse deviner une nette progression des allocataires, sans que l’on ne connaisse leur nombre précis à ce jour (ils étaient 1,9 million en mars 2020 au moment de l’éclatement de la crise sanitaire).

Dans les territoires, on commence à observer les dégâts sociaux de la crise. « En Seine-Saint-Denis, le nombre de demandeurs du RSA est clairement à la hausse. Selon nos projections, on devrait atteindre les 90 000 allocataires d’ici la fin de l’année contre 85 000 en mars soit une hausse de 6 % en quelques mois, ce qui est considérable », indique Stéphane Troussel, président (PS) du conseil départemental. « Et c’est pareil dans les autres départements franciliens. L’emploi de courte durée s’est énormément développé en trente ans : l’intérim et les CDD ont grimpé en flèche et la durée de ces contrats est de plus en plus courte. En mars, quand tout s’est soudainement arrêté, des salariés précaires se sont retrouvés sans emploi, et souvent sans revenus en quelques semaines. Beaucoup n’avaient pas assez cotisé pour avoir droit à des indemnités chômage et ont basculé directement au RSA. »

Même constat par les associations sur le terrain. « Dans les antennes locales du Secours catholique, nous avons vu affluer des personnes qu’on ne connaissait pas avant la crise sanitaire. Des gens qui étaient sur le fil sont tombés dans le dénuement : des salariés précaires, des autoentrepreneurs, des petits commerçants ou artisans, des intermittents du spectacle, des personnes sans papiers qui travaillaient au noir dans la restauration ou le bâtiment, et beaucoup, beaucoup, de jeunes » constate Véronique Fayet. Ces derniers payent un lourd tribut car l’emploi précaire est devenu la norme à l’entrée sur le marché du travail ou dans le cadre des jobs étudiants. En cas de perte d’emploi, ils n’ont souvent pas droit au chômage, n’ayant pas assez cotisé, ni au RSA, fermé aux moins de 25 ans. Houria Tareb, secrétaire nationale du Secours populaire, et responsable de l’association en Haute-Garonne, a été la témoin de ce dénuement absolu des étudiants-salariés : « A Toulouse en 2019, nous aidions 197 étudiants. En 2020 ce chiffre a presque doublé : nous en sommes à 373. Nous avons vu venir vers nous des étudiants qui faisaient des extras dans les restaurants ou les bars, le soir et le week-end. Ou des jobs, comme aller chercher les enfants à la sortie des écoles. Ils gagnaient entre 400 et 600 euros par mois. Et du jour au lendemain, plus rien. »

Collecte
La crise a aussi spécifiquement frappé les quartiers populaires. « Dans Clichy-Montfermeil ou les arrondissements nord de Marseille par exemple, pendant le confinement, les gens n’avaient plus les moyens de se nourrir à tous les repas. Non seulement des rentrées d’argent s’étaient taries, mais de plus il fallait faire manger à la maison les enfants qui habituellement déjeunaient à la cantine scolaire pour un prix modique », raconte Christophe Robert. L’accroissement des demandes d’aide pour se nourrir est confirmé par les banques alimentaires (BA), qui collectent et stockent chaque année près de 115 000 tonnes de denrées auprès de la grande distribution, de l’industrie agroalimentaire ou lors de collectes publiques. Elles fournissent 5 400 associations, CCAS (Centre communal d’action sociale) ou épiceries sociales et solidaires qui distribuent localement cette nourriture aux personnes dans la nécessité. « Les 79 banques alimentaires présentes sur tout le territoire [pratiquement une par département, ndlr] constatent une hausse de la demande de 20 % à 25 %», relate Claude Baland, le président de ce réseau. Il appelle à un sursaut de solidarité lors de la prochaine collecte publique, le dernier week-end de novembre.

Face à la dégradation de la situation, le gouvernement a débloqué deux enveloppes de 39 millions (en avril) et de 55 millions (en juillet) destinées à l’aide à alimentaire. Des aides pour pourvoir à l’immédiat. Restent les réponses à plus long terme : après avoir reçu le 2 octobre à Matignon les associations de lutte contre l’exclusion et la pauvreté, Jean Castex doit annoncer de nouvelles mesures samedi.