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Mediapart : Actrice importante du médico-social, la Fondation Anaïs dans la tourmente après deux suicides

il y a 1 semaine, par infosecusanté

Mediapart : Actrice importante du médico-social, la Fondation Anaïs dans la tourmente après deux suicides

Gérant une centaine d’établissements et plus de 2 000 salariés dans cinq départements, la fondation, qui accueille des personnes en situation de handicap, fait face à des accusations sur sa gestion du personnel après les suicides de deux salariés, en 2020 et 2023, reconnus comme accidents du travail.

Laurence Delleur

7 avril 2024

Le 13 juin 2023, au petit matin, un éducateur spécialisé de 54 ans se tue avec une arme à feu dans un bureau du foyer de vie de la Fondation Anaïs, près de Tours (Indre-et-Loire), où il travaille. Avant de commettre ce geste, Luc Montalbano a programmé l’envoi d’un mail à ses collègues et laissé un courrier à la gendarmerie. Le salarié affirme dans ces écrits qu’il n’est pas dépressif, qu’il n’a pas de soucis financiers ni familiaux et que « l’unique et seul élément qui [l’]a poussé à un tel extrême » sont les « actions humiliantes et sans fondement » de sa directrice, « relayées » par sa cheffe de service.

Trois jours après ce drame, un représentant du personnel au comité social et économique (CSE) formule une alerte pour « danger grave et imminent ». L’émotion est d’autant plus vive que ce passage à l’acte n’est pas le premier. Trois ans auparavant, un autre salarié du même foyer de vie, Éric Chaveneau, s’est suicidé dans un bois à proximité de l’établissement. Son suicide a été reconnu par la Sécurité sociale comme un accident du travail, tout comme celui de Luc Montalbano.

Ces drames touchent un acteur non négligeable du secteur médico-social, présent dans cinq régions, fort d’une centaine d’établissements et de services et de plus de 2 000 salarié·es. Créée par un prêtre de l’Orne il y a soixante-dix ans, l’association accompagne des personnes en situation de handicap. Elle s’est agrandie au fil des fusions et s’est transformée en fondation reconnue d’utilité publique en octobre 2019, se dotant d’un directoire et d’un conseil de surveillance.

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Des fleurs déposées par les collègues de Luc Montalbano devant l’établissement de la Fondation Anaïs près de Tours. © Photo Adrien Bossard / Radio France via MaxPPP
À la suite du décès de Luc Montalbano, une enquête pour « accident mortel du travail » a été ouverte par le parquet de Tours, et a été confiée à la gendarmerie de Luynes et à l’inspection du travail d’Indre-et-Loire. Les épouses des deux salariés décédés jugent la fondation responsable de la mort de leurs maris et ont porté plainte.

Marie-Agnès Montalbano juge « inadmissible que la directrice et la cheffe de service mises en cause par Luc n’aient pas été mises à pied ». Carole Chaveneau abonde en ce sens : « Je veux qu’ils reconnaissent qu’ils ont commis une grave erreur et que les responsables soient punis. Je souhaite que ce management délétère cesse car j’ai peur que ça recommence. »

Interrogée par Mediapart, la direction de la fondation évoque « une situation passée qui n’est plus le reflet de la situation actuelle » et salue le travail actuel de « professionnels engagés, qui œuvrent pour un bon accompagnement des personnes en situation de handicap et de dépendance ».

La fondation n’a souhaité répondre en détail à aucune des questions précises posées par Mediapart, mais elle assure que les tensions du foyer de vie près de Tours « sont le fruit d’une histoire complexe, commencée bien avant que cet établissement ne soit intégré au sein de la Fondation Anaïs ». Elle souhaite que « le travail de fond entrepris pour rétablir une situation profondément dégradée se poursuive », évoquant des premiers résultats « encourageants ».

80 % d’absentéisme
En juillet 2023, les représentants du personnel du CSE ont confié à un cabinet d’expertise, Addhoc Conseil, une expertise « portant sur le risque grave identifié au sein de la direction hébergement Val de Loire » de la Fondation Anaïs, qui gère trois structures, chapeautées par la même direction, dont le foyer de vie. Mediapart s’est procuré ce document, accablant pour Anaïs.

À l’issue d’une cinquantaine d’entretiens, ses auteurs concluent que certain·es des salarié·es sont en souffrance. Un grand nombre se trouvent « dans des états préoccupants », souffrent d’« importants troubles du sommeil », de « crises d’angoisse à l’idée de passer devant leur lieu de travail » et présentent même des « symptômes de stress post-traumatique », indique le rapport.

Dans ces conditions, les arrêts de travail se sont multipliés. Selon nos informations, la direction a reconnu que sur les trois structures tourangelles, l’absentéisme était supérieur à 80 % entre avril 2022 et septembre 2023.

L’équipe de cadres a aussi été très instable ces dernières années : cinq directeurs en quatre ans et trois chefs de service en sept ans. Au sommet de la hiérarchie, la situation s’avère encore plus chaotique. Le directeur de la fondation a été licencié pour faute grave en mars 2023 (lire notre encadré). Et la directrice générale, à peine nommée, a été mise à pied en juin 2023, au moment où le directeur des ressources humaines démissionnait.

La double rémunération cachée du dirigeant de la fondation

Selon un rapport du cabinet d’expertise Syndex, rendu en novembre aux élu·es du personnel d’Anaïs, Pascal Bruel, ex-président du directoire de la fondation, a cumulé pendant plus de trois ans la rémunération pour ce poste avec celle de directeur général. Cette dernière fonction n’existait officiellement plus, mais Pascal Bruel l’avait occupée jusqu’à octobre 2019, date du passage au statut de fondation.

Cette double rémunération pourrait remettre en question le statut d’Anaïs, reconnue comme une structure à but non lucratif, ce qui l’exonère de l’impôt sur les sociétés, de la cotisation foncière sur les entreprises et de la TVA. Pour que ce statut soit retenu pour une association ou une fondation, il faut notamment que la rémunération de ses dirigeant·es n’excède pas trois fois le plafond de la Sécurité sociale. Soit 123 408 euros en 2022, année où la rémunération annuelle de Pascal Bruel était de 174 100 euros brut – 40 % au-delà du plafond.

La Fondation a affirmé à Syndex que le conseil de surveillance « ne [s’était] pas rendu compte de la situation ». Pourtant, dès 2021, la direction de la fondation avait sollicité sur ce point un cabinet d’avocats, Fidal. Les avocats avaient alerté sur le risque juridique existant. En février 2023, les quatre membres du comité de direction ont aussi écrit à la présidente du conseil de surveillance pour l’alerter.

Quant aux élu·es du personnel, ils avaient commencé à poser des questions sur cette situation dès septembre 2022. Il faudra attendre mars 2023 pour que la fondation licencie son dirigeant pour « faute grave ». Malgré nos efforts répétés, nous n’avons pas réussi à joindre Pascal Bruel.

Le passage en fondation d’utilité publique semble avoir eu des répercussions négatives sur les profils du personnel d’encadrement et sur les pratiques managériales. « Autrefois issus de leurs rangs par le biais des évolutions internes », les cadres recruté·es sont désormais perçu·es par les salarié·es comme « de moins en moins issus du cœur de métier ». Certain·es sont recruté·es par « réseautage », « sans faire la preuve d’une quelconque expérience dans le secteur médico-social ».

C’est le cas de la précédente directrice du foyer de vie. Les salarié·es ont appris près d’un an après son arrivée qu’elle était l’épouse d’un membre du directoire de la fondation. Sur les réseaux sociaux, elle indique qu’elle était auparavant « manager des ventes » au Printemps de Tours.

Entretien disciplinaire
Le document du cabinet d’expertise retrace le contexte professionnel conflictuel dans lequel se trouvait Luc Montalbano au moment de se donner la mort. Peu à peu, cet éducateur en poste depuis plus de trente ans se sent placardisé. Son planning est modifié, sa mission de coordinateur des activités du foyer, « une des missions qui lui tenait le plus à cœur », lui est retirée.

Le 21 février 2023, il est convoqué à un entretien disciplinaire. La fondation lui reproche d’avoir refusé de participer à des articles la mettant en valeur. Plusieurs de ses collègues indiquent avoir fait de même sans jamais avoir été inquiétés.

Dans son courrier d’adieu, Luc Montalbano dénonçait l’attitude de la nouvelle directrice du foyer de vie à son égard. Les salarié·es ont décrit à Addhoc Conseil une personne à l’expérience du secteur « limité », « ne compren[ant] pas l’activité ni les besoins des résidents » et dénigrant ouvertement des employé·es.

Profondément déstabilisé, Luc Montalbano alertera tour à tour la psychologue du foyer de vie, le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), la médecine du travail et l’inspection du travail. Le 25 mai 2023, en CSE Val de Loire, plusieurs élu·es du personnel s’inquiètent de la dureté des mesures prises à son égard.

Le salarié avait insisté pour savoir ce qu’on lui reprochait, en vain. Son épouse raconte que le soir même, il lui avait répété en boucle que la directrice l’accusait d’être « un danger pour la fondation et les résidents ».

À deux reprises, ils disent craindre qu’il se passe « la même chose qu’il y a trois ans », c’est-à-dire un deuxième suicide. Le salarié mettra fin à ses jours dix-neuf jours plus tard, à la veille d’un rendez-vous prévu avec le médecin du travail, à l’initiative de la directrice. « On a vécu avec la boule au ventre que ça se reproduise et ça s’est reproduit », résume une de ses collègues.

Car le 14 mai 2020, c’est Éric Chaveneau, ayant lui aussi plus de trente ans de maison, qui s’ôtait la vie. La veille, il avait été mis à pied par la directrice de l’époque – l’épouse d’un membre du directoire déjà citée – et convoqué pour un entretien préalable à licenciement.

Le salarié avait insisté pour savoir ce qu’on lui reprochait, en vain. Son épouse raconte à Mediapart que le soir même, il lui avait répété en boucle que la directrice l’accusait d’être « un danger pour la fondation et les résidents ». Il laissera un message avant de se suicider : « Je suis fatigué psychologiquement, je n’en peux plus, être accusé à tort sans avoir d’explications c’est insupportable. »

En fait, une résidente l’accusait d’agression sexuelle. Le dossier est sensible : fin 2019, la même résidente avait accusé un veilleur de nuit et ce dernier avait reconnu les faits. La fondation avait reproché à la directrice une mise à pied trop tardive du coupable. Cette fois, la directrice n’a pas traîné.

Mais, selon le rapport d’Addhoc Conseil, le cas aurait pu être traité de manière bien plus prudente : la résidente, porteuse d’un handicap mental, avait un « rapport complexe à la sexualité » et, au fil des années, avait accusé des hommes de faits similaires à 90 reprises, comme le recensent les « fiches d’événement indésirable » remplies à la suite de ses signalements.

Lorsqu’elle dénonce Éric Chaveneau, la résidente situe les faits allégués de très longues années en arrière. Elle avait déjà porté les mêmes accusations 18 ans auparavant, et à l’époque, il avait été mis hors de cause. Mais les rédacteurs du rapport le déplorent : aucun archivage de cette procédure passée n’a été effectué.

Une huissière pour accompagner l’hommage au défunt
Après ce premier suicide, la directrice, d’abord placée en arrêt maladie, a quitté ses fonctions. Le rapport d’expertise souligne qu’Anaïs n’a pas entrepris beaucoup de démarches après ce drame. Une enquête a bien été menée à la demande du CSE, mais plusieurs documents fondamentaux importants pour l’enquête ne leur ont pas été communiqués, comme la plainte de la résidente ou le compte rendu de la psychologue après son entretien avec Éric Chaveneau.

Trois ans plus tard, au lendemain de la mort de Luc Montalbano, la gestion de crise d’Anaïs « interroge » également, selon l’expertise. Certes, un « directeur délégué à la gestion de crise » est recruté et une cellule de crise mise en place. Mais sa composition est « déséquilibrée » : 11 à 13 membres de direction y participent, dont les deux cadres mises en cause directement par Luc Montalbano, pour seulement deux représentant·es du personnel.

Les experts relèvent aussi la méfiance de la direction à l’égard de ses propres salarié·es. Lors d’une marche organisée le 2 septembre 2023 en hommage aux deux suicidés, réunissant leurs familles et des collègues, la fondation a mandaté une huissière de justice pour contrôler les slogans des pancartes et prendre des photos.

Plusieurs personnes présentes ce jour-là ont confié à Mediapart avoir été choquées d’avoir été ainsi suivies. Jean-Claude Veyrinas, père d’un usager de la Fondation Anaïs, a ensuite interpellé le président du directoire à ce sujet. « Il disait qu’il mettait tout en œuvre pour que les relations s’apaisent avec les salariés. Mais diligenter un huissier le jour d’une telle marche, ça n’était pas la meilleure idée ! », s’indigne-t-il.

Les proches des victimes attendent maintenant que le directoire de la fondation applique les recommandations du rapport d’expertise. Et notamment la première d’entre elles : « Ne pas repositionner la directrice et la cheffe de service à leurs postes. »

Laurence Delleur