Le social et médico social

Alternatives économiques - Le bilan accablant de la libéralisation des services publics

Juin 2023, par Info santé sécu social

LE 20 JUIN 2023

[L’impasse libérale] Hôpital, autoroutes, fourniture d’électricité, crèches, Ehpad… L’imposition d’une logique libérale aux services publics a des conséquences sur le prix, la qualité du service et la cohésion sociale.

Par Céline Mouzon

« Quand tout sera privé, on sera privé.e.s de tout. » Ce slogan dit l’attachement aux services publics, entendus comme des activités d’intérêt général qui répondent à des besoins essentiels auxquels le marché seul ne saurait répondre correctement et qui contribuent au lien social.

Or, la conception française des services publics a été bousculée par le droit de l’Union européenne, et ces derniers connaissent de profondes transformations, sous le signe d’une libéralisation.

Des privatisations multiformes
A la fin des années 1990, les entreprises jouissant d’un monopole de service public de réseau (électricité, gaz, chemins de fer, postes, télécommunications…) sont ouvertes à la concurrence. Aujourd’hui, certaines sont des entreprises à capital privé (Engie, Orange ex-France Télécom), tandis que d’autres, tout en ayant juridiquement la forme d’une entreprise privée, sont détenues pour tout ou partie par l’Etat (Aéroports de Paris, SNCF, La Poste, EDF).

A chaque fois, les activités qu’elles exercent sont en concurrence avec d’autres acteurs du marché (la distribution de colis et de courriers, la fourniture d’électricité…). La privatisation au sens juridique ne permet pas de rendre compte des évolutions dans d’autres secteurs, comme la santé, la petite enfance, le grand âge ou l’éducation.

Dans le domaine social, les acteurs de l’économie sociale et solidaire (ESS) ont longtemps eu une place privilégiée. Or, l’Etat, loin de résister à l’arrivée du privé lucratif, a organisé sa venue et imposé un référentiel marchand à tous les acteurs du champ.

Cela a favorisé une privatisation de l’offre et du financement des services publics, mais aussi une privatisation plus pernicieuse, qu’on peut qualifier de cognitive. Elle imprègne les façons de penser et de faire des agents publics, et s’impose au sein même du service public.

Quels sont les effets de ces privatisations multiformes ? Le premier argument avancé en faveur de la privatisation et de la mise en concurrence est budgétaire : pour que l’Etat et les collectivités dépensent moins, mieux vaut s’en remettre au privé.

Un raisonnement logique… qui a ses limites. D’abord, parce que la puissance publique peut brader des activités rentables. Alors que les autoroutes françaises étaient gérées par des sociétés concessionnaires dont l’Etat était actionnaire majoritaire, celui-ci a vendu ses parts à des entreprises privées pour 14,7 milliards d’euros en 2006. Un marché de dupes.

L’Inspection générale des finances (IGF) a souligné la surrentabilité des concessions autoroutières depuis la privatisation et estimé à 4,5 milliards d’euros le manque à gagner pour l’Etat des parts vendues à Eiffage et Vinci en 2006.

Ensuite, la privatisation de l’offre ne signifie pas nécessairement que la dépense publique diminue, car elle finance le privé lucratif. Ainsi les Ehpad privés lucratifs bouclent leur modèle économique grâce à un prix d’hébergement élevé. Mais leurs résidents bénéficient de l’allocation personnalisée d’autonomie (APA) et la partie soins est prise en charge par l’assurance maladie. Ces établissements ne représentent que 22 % des places, mais leur croissance est forte : 40 % des créations ou extensions d’établissements leur ont été confiées depuis le début des années 2000.

Même chose dans les crèches : la prestation de service unique (PSU) et la prestation d’accueil du jeune enfant (Paje) qui financent l’accueil dans la petite enfance contribuent à solvabiliser les crèches privées qui se développent, face à la frilosité des collectivités locales dans un contexte de baisse des dotations de l’Etat.

Un service de moindre qualité
Côté prix, les usagers non plus ne s’y retrouvent pas toujours. Sur les autoroutes, sans surprofits, le tarif des péages Vinci et Eiffage – 76 % du réseau autoroutier français – aurait dû être inférieur de près de 60 % en 2022, selon l’IGF, soit une économie de 21 euros sur un Marseille-Toulouse ou un Paris-Lyon. Rien de tel ne s’est produit, bien au contraire.

Dans un autre secteur, l’énergie, l’ouverture à la concurrence de la fourniture d’électricité n’a pas non plus fait baisser la facture des consommateurs. Rebelote sur le marché des complémentaires santé, où la très grande diversité des contrats disponibles rend l’offre illisible.

Si l’on paie plus cher, est-ce pour un service de meilleure qualité ? Que nenni ! L’enquête du journaliste Victor Castanet, Les fossoyeurs (Fayard, 2022), a montré qu’un coût élevé ne garantissait pas une prise en charge digne : dans les Ehpad du groupe Orpea, payer une chambre plus de 6 000 euros par mois n’empêchait pas que la personne âgée soit laissée dans ses excréments afin de limiter le nombre de couches utilisées. Plus généralement, dans les Ehpad privés lucratifs, le taux d’encadrement en personnel soignant est moindre (23 %) que dans le public (30 %) ou le privé non lucratif (25 %).

A l’hôpital public, en Ehpad et dans les crèches, trois mécanismes se combinent : la mise en concurrence des établissements entre eux par la tarification à l’activité à l’hôpital ou le système d’appel d’offres pour les places d’Ehpad, l’imposition d’indicateurs de rentabilité artificiels (taux d’occupation des lits ou des places) et une dépense publique contrainte.

Cela entraîne une baisse de l’offre publique ou privée non lucrative et une baisse de la qualité du service, laissant le champ libre aux acteurs lucratifs qui ne demandent qu’à répondre à une demande élevée ou croissante. Il manque ainsi plus de 200 000 places en crèche.

A l’hôpital, plus de 80 000 lits d’hospitalisation complète ont été fermés entre 2003 et 2020 au nom du virage ambulatoire, soit près de 20 % des capacités. Or, on le sait, les hôpitaux manquent de lits et, régulièrement, des patients meurent sur des brancards. Dans les crèches, les maltraitances des enfants ne sont pas exceptionnelles.

Dans le supérieur, la dégradation des conditions d’études et de travail à l’université sous l’effet d’un sous-investissement alimente le développement d’une offre privée, plus coûteuse et dont la qualité est loin d’être avérée. A la fin des années 1990, 7 % des étudiants se dirigeaient vers l’enseignement supérieur privé. Ils sont aujourd’hui 21 %, relève la chercheuse Agnès van Zanten.

Une cohésion sociale mise à mal
Les conditions de travail reflètent ces évolutions. Chez France Télécom (Orange aujourd’hui), la privatisation, couplée à un mouvement d’innovation, a certes permis une baisse des prix, mais la mise au pas de l’ancien opérateur public a conduit au suicide de nombreux salariés.

A l’hôpital, sous contrainte budgétaire forte, le personnel présente des troubles dépressifs et anxieux plus élevés que les autres salariés (41 % contre 33 % pour les symptômes de dépression, 30 % contre 25 % pour les troubles anxieux).

Tout cela se fait au détriment du lien social. Les travaux de l’Insee montrent que les services publics contribuent pour deux tiers à la réduction des inégalités entre riches et pauvres. Or, la privatisation de l’offre et du financement accroît les inégalités dans l’accès aux services publics.

Dans la santé, face à la pénurie de médecins, ceux qui en ont les moyens obtiennent plus vite un rendez-vous chez un spécialiste ou une date pour une opération de la cataracte dans une clinique privée. Ces dernières privilégient les opérations les plus simples et les plus rentables, en ambulatoire, et laissent à l’hôpital public les prises en charge plus lourdes ou moins rémunératrices (accouchements, urgences…).

L’assurance maladie continue certes de garantir un taux de remboursement élevé pour les soins lourds (hôpital, affections de longue durée). Mais pour les soins primaires – le « petit risque » –, elle ne prend en charge que 70 % de la dépense, les 30 % restants alimentant le développement des complémentaires santé.

Or, sous l’effet du droit européen de la concurrence et des règles financières, les acteurs de l’ESS ont aligné leurs pratiques sur les assureurs privés, au détriment de la solidarité. Les complémentaires santé favorisent de plus en plus une approche inégalitaire de la santé : plus on paie, mieux on est couvert.

Dans l’éducation, la Cour des comptes relève un fort recul de la mixité sociale dans le privé sous contrat dont le financement est à 80 % public : les élèves des familles très favorisées qui constituaient 26 % des effectifs en 2000 en représentent désormais plus de 40 %. A l’inverse, la part des élèves boursiers y est de 12 %, contre 29 % dans le public.

Le retour d’une troisième classe
« On observe une forme de dualisation des services publics, résume Lucie Castets, haut fonctionnaire et membre du collectif Nos services publics, avec une qualité de service qui se détériore et devient rationnée pour la plupart des usagers, en particulier ceux aux revenus faibles ou moyens, et des services haut de gamme pour les plus riches qui bénéficient aussi d’importants financements publics. »

La sociologue Dominique Memmi analyse, elle, le retour d’une troisième classe réservée aux plus défavorisés, dans les pompes funèbres par exemple. Alors que dans les années 1970, les classes d’enterrement disparaissent, estompant la distinction sociale devant la mort, « en 1993, l’ouverture du service public des pompes funèbres à la concurrence inverse la tendance », écrit-elle1.

Le privé propose un service haut de gamme et coûteux, le public s’efforce de limiter la vente de prestations supplémentaires onéreuses. Et depuis 2004 à Paris, existent les « convois sociaux » pour les personnes en difficulté financière, qui ne paient que 20 % des frais (les mairies prennent en charge le reste), mais avec « un seul type de cercueil, de capiton et de plaque funéraire ». Le service public, c’est l’idée que chacun contribue selon ses capacités et reçoit le même niveau de service. Avec cette stratification, on ouvre une brèche dans le pacte social.


Les mille et une façons d’externaliser un service public

Dès le XVIe siècle, la puissance publique fait appel à des acteurs privés pour construire des infrastructures publiques (les canaux…). Ce qu’on appelle depuis 1993 la délégation de service public n’est pas une nouveauté. Le principe : l’opérateur à qui est confiée la gestion du service se rémunère sur son exploitation (péage autoroutier, prix de l’eau…). A noter : le concessionnaire n’est pas nécessairement un acteur privé. Pendant longtemps, l’Etat a délégué la gestion des autoroutes à des sociétés concessionnaires dont il était actionnaire majoritaire.

L’intérêt de la délégation est de confier à un autre un sujet technique, qui peut nécessiter des investissements ou des capacités d’adaptation rapides, et d’avoir un coupable à blâmer en cas de problème. Mais il y a un hic : l’asymétrie d’information. Comment savoir si mon concessionnaire me dit la vérité sur le coût d’exploitation des réseaux d’assainissement d’eau, par exemple ? Bien souvent, les collectivités publiques, en déléguant, ont perdu la main sur le service public. D’où la nécessité, a minima, d’avoir des compétences en interne pour négocier avec le concessionnaire.

Les pouvoirs publics peuvent aussi passer des marchés publics de travaux, de fournitures ou de services. Cette fois, la rémunération se fait directement par l’acteur public. Les marchés de partenariat, ou partenariats public-privé (PPP), en font partie. La Cour des comptes et l’Inspection générale des finances (IGF) ont dénoncé le surcoût de ces opérations, et plusieurs scandales ont éclaté : l’hôpital d’Evry livré avec plus de 8 000 malfaçons dans le circuit des fluides, l’absence de biberonnerie en pédiatrie, etc. ; la prison des Baumettes où les infiltrations d’eau sont légion ; l’université Diderot avec des normes de sécurité qui ne sont pas respectées… En 2018, la ministre de la Justice Nicole Belloubet annonce l’abandon des PPP pour la construction des prisons et des tribunaux.

Certains marchés spécifiques consistent à externaliser une partie de l’activité, dans des prestations de services qui peuvent être intellectuelles (le recours au cabinet de conseil McKinsey pour la campagne de vaccination anti-Covid) ou porter sur les fonctions support (la restauration ou le nettoyage dans les écoles ou les prisons). Une tendance en hausse, en raison de la volonté politique de limiter l’emploi public.

Mais c’est souvent plus cher et, pour les fonctions support, l’externalisation alimente un vivier d’emplois de moindre qualité, avec des horaires morcelés et des tâches répétitives. Le recours à l’externalisation, imposée par quinze ans d’austérité, est souvent une nécessité plus qu’un choix stratégique. Selon le collectif Nos services publics, l’externalisation représente chaque année entre 160 et 190 milliards d’euros : 120 milliards d’euros pour les délégations de service public, 40 pour les marchés de prestations de services, et 30 pour les marchés de travaux