Le social et médico social

Médiapart - Aide à domicile : la grande oubliée de la lutte contre le Covid-19

Novembre 2020, par Info santé sécu social

19 NOVEMBRE 2020 PAR MANUEL JARDINAUD

Du manque de masques à l’absence de reconnaissance politique et financière qui fait fuir des salariées vers l’hôpital et les Ehpad, le secteur de l’aide et du soin à domicile dénonce une situation explosive.

Comme une histoire sans fin. Le secteur de l’aide et du soin à domicile n’en finit pas de demander reconnaissance et financements à la hauteur de l’importance de sa mission auprès des personnes les plus vulnérables. Malgré la deuxième vague de l’épidémie de Covid-19, les pouvoirs publics demeurent sourds aux appels des professionnels aujourd’hui en colère.

Le fil de l’année 2020 est éclairant pour comprendre cette indignation. Il se traduit depuis la mi-novembre par la création du collectif Aide et soin à domicile, porté par des responsables de structures non lucratives qui appellent « à la reconnaissance urgente des services à domicile comme un acteur à part entière de la santé des Françaises et des Français ».

Car en face, ou plutôt à côté, hôpitaux puis Ehpad ont bénéficié d’une attention particulière, de l’exécutif comme de la population, appelée à applaudir leurs personnels aux fenêtres tous les soirs en mars et avril en signe de soutien. Le Ségur de la santé, à l’été, même s’il a été qualifié de trop timide pour réellement revaloriser les métiers du soin, a creusé le fossé avec le bout de la chaîne, celui de l’aide à domicile.

Pourtant, comme l’a écrit l’ancienne ministre Myriam El Khomri en octobre 2019 dans un rapport sur la politique du grand âge, remis à l’époque à Agnès Buzyn, alors ministre de la santé : « Ces métiers [du grand âge] peuvent être mal rémunérés, en particulier au domicile, avec un démarrage au Smic, voire en dessous, des progressions salariales et de façon générale des perspectives d’évolution qui sont très faibles. En conséquence, un taux de pauvreté élevé parmi ces métiers, par exemple 17,5 % de ménages pauvres parmi les intervenants à domicile contre 6,5 % en moyenne pour l’ensemble des salariés. »

Ce dernier constat, connu des pouvoirs publics depuis longtemps, date d’avant la première vague de l’épidémie au printemps 2020. La surmortalité des personnes âgées et l’engagement des salariées qui s’en occupent n’ont pourtant pas fait bouger d’un iota un gouvernement qui continue de cloisonner une politique de santé publique au fil des budgets et des annonces, sans cohérence ni profondeur.

Au printemps déjà, le secteur est en difficulté, à l’instar de celui de la santé. « Quand la crise sanitaire est arrivée, nous n’avions pas d’équipement, on a fait avec les moyens du bord », explique Ronald Lozachmeur, directeur général de Assia Réseau, une association rennaise qui emploie 250 personnes au titre de l’aide à domicile et 150 pour les soins.

S’il reconnaît que sa région a été plutôt épargnée par la première vague, il explique néanmoins que ses salariées ne pouvaient s’abstraire de se protéger et de protéger les usagers auprès desquels elles interviennent. Il a donc fallu se débrouiller et faire appel aux départements et aux agences régionales de santé.

Catherine Brugière, directrice de l’Association d’aide et de maintien à domicile du pays mornantais (Amad), dans les monts du Lyonnais, qui compte 55 salariées, se souvient d’un « effet de sidération à se retrouver sans matériel ». « Grâce au service de soins, on a sorti nos vieux masques de l’époque Bachelot », dit-elle, grinçante, en référence aux stocks faits à l’époque de l’épidémie de grippe H1N1 en 2009, alors que Roselyne Bachelot était ministre de la santé.

« J’ai vu des salariées aller la peur au ventre au domicile des personnes âgées », ajoute Laure Depinarde, directrice d’un service de soins polyvalents dans l’Essonne. Pas de blouses, pas de gants, pas de visières. Les masques, d’abord en tissu puis chirurgicaux, arrivent au compte-gouttes pour les salariées en contact direct avec des personnes très vulnérables au domicile desquelles tout protocole sanitaire est difficile à mettre en place.

Le travail en mode dégradé s’est installé au sein des associations pour préserver la santé des usagers et des personnels. « Durant le premier confinement, on a dû réduire la voilure afin d’éviter d’introduire le virus chez les gens et dans les familles des salariées », indique Laure Bailly, directrice-adjointe d’une structure dans la région rouennaise qui regroupe soins et aide à domicile. Elle reconnaît qu’une commande de masques effectuée dès janvier a toutefois permis d’éviter la contamination des intervenantes.

En Meurthe-et-Moselle, Jean-Marc Lucien, qui dirige le réseau ADMR sur l’ensemble du département, estime avoir été gâté en pouvant fournir deux masques par jour aux salariées dès la fin mars. « Pour les blouses, on s’est débrouillé en récupérant les mêmes que le CHRU de Nancy, type sac-poubelle », se souvient-il, entre amusement et amertume.

Ce qui n’a pas empêché les associations du département de devoir réduire d’un tiers leur activité pour préserver la santé des personnes âgées et des personnels. Une sorte de tri s’opère donc entre l’urgence et le confort, entre le soin et l’aide proprement dite.

Marie-Reine Tillon, présidente de l’Union nationale de l’aide à domicile (UNA), 80 000 salariés, résume la situation au sortir du confinement du printemps : « Les personnels ont été essorés lors de la première vague. On a des salariées qui se sont retrouvées en décompensation. » D’autant que, pour elles, ni le gouvernement, ni même les citoyens n’avaient pris la mesure de leur rôle dans cette crise sanitaire où prévention et sorties d’hospitalisation ont concentré l’essentiel du travail face au virus.

Catherine Brugière évoque deux burn out parmi ses 55 salariées, intervenus après l’été. Elle parle de « contrecoup ». Contrecoup surtout après une séquence estivale durant laquelle, si le Covid-19 ne circulait plus qu’à bas bruit, le gouvernement faisait flèche de tout bois pour prouver son engagement auprès des soignants avec le fameux Ségur de la santé.

Le Ségur a failli : il a exclu les personnels de l’aide à domicile
Cette conférence a débouché en juillet sur des augmentations de salaire pour les soignants de l’hôpital et la majeure partie des Ehpad : 183 euros net mensuels pour tous les non médicaux, plus une prime « d’engagement » de 100 euros par mois pour les personnels en contact avec les patients. Un petit mieux pour des professions en crise de longue date.

Mais le Ségur a failli : il a tout simplement exclu du débat les personnels de l’aide à domicile. Ronald Lozachmeur estime qu’aujourd’hui, une aide-soignante gagne entre 350 et 400 euros brut de plus par mois que sa consœur intervenant au domicile. « Pour les Ehpad, l’écart est d’environ 300 euros », estime-t-il auprès de Mediapart.

La colère est immense. L’absence totale de reconnaissance, politique et financière, à l’issue de la première crise sanitaire d’ampleur indigne les professionnels. « Tout le monde s’en fout, toutes les mesures vont vers l’hôpital et les Ehpad », s’étrangle Ronald Lozachmeur. « L’écœurement est général », affirme Marie-Reine Tillon au nom des 800 structures qu’elle représente. « Nous sommes vraiment les oubliés de la crise », dénonce Catherine Brugière.

Car la séance de rattrapage du gouvernement à travers la prime Covid n’a guère atténué le ressentiment des responsables de structures et de leurs salariées. Le 4 août, Emmanuel Macron annonce pourtant une prime de 1 000 euros, dont le financement sera partagé entre l’État et les départements. Elle devra être versée « avant Noël » et permettra « de reconnaître pleinement le rôle » joué par les professionnelles du secteur.

Au mieux, certains parlent d’un « imbroglio ». Mais c’est plutôt le terme « scandale » qui est employé quand il s’est agi de monter les dossiers et comprendre les mécanismes. La plupart des structures dépendent de deux financements : la Sécurité sociale pour les soins et le département pour l’aide à domicile. Une structure nationale d’un côté, une organisation locale de l’autre, avec des règles différentes. Ainsi, certaines primes ont été calculées à l’heure près.

De quoi créer en interne de la discrimination et de l’injustice. Ce fut le cas. Et les tensions ont été fortes si l’on en croit les directeurs et directrices des structures, qui ont cherché à atténuer les inégalités. « C’est épuisant, insupportable que cette prime ne soit pas versée directement », s’insurge Thierry d’Aboville, secrétaire général de l’ADMR.

Laure Bailly, près de Rouen, illustre parfaitement l’absurdité de la compensation : « Pour le personnel paramédical, l’agence régionale de santé a versé 1 000 euros de prime, pour les assistantes de vie sociale, le département a financé 250 euros. Il y a donc eu une grosse différence entre les collègues, surtout pour une phase où les barrières sont tombées entre les métiers. »

Conséquence : sa structure a décidé de combler la différence en attendant que le conseil départemental verse à nouveau 250 euros pour chaque aide à domicile. Encore fallait-il qu’elle en ait les moyens, ce qui n’est pas le cas d’autres associations.

Catherine Brugière et Ronald Lozachmeur ont eu la chance d’être à la tête d’une structure – un service polyvalent d’aide et de soin à domicile (SPASAD) – qui leur a permis de distribuer une prime commune à tout le personnel. Soit 1 500 euros au prorata du temps travaillé pendant le confinement. « Alors que la prime du département du Rhône n’était que de 1 000 euros », indique la directrice.

Les conséquences de l’incohérence de la politique du gouvernement envers ce secteur durant la crise sanitaire, et la colère qu’il a créée, sont aujourd’hui délétères : des départs de professionnelles vers l’hôpital et les Ehpad alors que les bras manquent déjà.

« On a déjà perdu une dizaine d’aides à domicile expérimentées. Je dois en recruter 100, j’en perds 10 », illustre Jean-Marc Lucien, en Meurthe-et-Moselle. Près de Lyon, sur six aides-soignantes, trois ont présenté leur démission. « C’est la première fois que je vis ça, c’est une catastrophe », assure Catherine Brugière. Avec cette concurrence aggravée, si rien n’est fait, je ne vois pas comment on va pouvoir continuer à travailler. »

À Rennes, Ronald Lochzameur ne voit pas encore de départs massifs, mais évoque deux ou trois aides-soignantes qui ont préféré changer de secteur. « On ne peut plus faire l’activité qu’on doit faire. Demain, si quatorze aides à domicile se présentent pour les quatorze postes ouverts, je les embauche toutes. Même chose pour les sept postes d’aides-soignantes. »

Selon Marie-Reine Tillon, du côté des ressources humaines, « la situation s’aggrave, cela devient calamiteux ». Pour l’ensemble du réseau ADMR, son secrétaire général Thierry d’Aboville se veut un peut moins catastrophiste, même s’il manie le pessimisme : « Il est certain que dans certains services de soins à domicile, des aides-soignantes vont vers l’hôpital et les Ehpad. S’il est trop tôt pour le quantifier, cette trajectoire est effectivement en train de se dessiner. »

« On va avoir des services qui vont fermer si ça continue ainsi », prédit Laure Bailly, du collectif Aide et soin à domicile qui vient de lancer une pétition. « En ce moment, on essaie de gérer des personnels qui vont bientôt fuir. Il n’y aura plus personne pour s’occuper du domicile », s’inquiète à son tour sa camarade Laure Depinarde.

La colère et l’inquiétude sont d’autant plus grandes que la branche principale de l’aide à domicile, dite à but non lucratif, a négocié un avenant à sa convention collective qui revalorise d’environ 12 % les salaires et crée les conditions d’une meilleure attractivité des métiers. Or, le gouvernement ne l’a toujours pas agréé – il ne peut donc être appliqué – et ne met pas les moyens pour qu’il le soit.

Son seul geste, sous la pression des députés : une enveloppe de 150 millions d’euros à partir d’avril 2021, votée dans le cadre du budget de la Sécurité sociale alors que les associations demandent un minimum de 600 millions pour rééquilibrer cette concurrence avec le secteur sanitaire. Contre 8,2 milliards pour l’hôpital et les Ehpad…

Mais l’exécutif ne veut rien entendre et repousse une loi sur le grand âge et autonomie au printemps, déjà décalée depuis septembre. Les grands réseaux de l’aide à domicile ne s’y sont pas trompés qui ont dénoncé l’absence de volonté politique.

Ils écrivaient, le 12 octobre : « Les 4 fédérations nationales de la branche du domicile (ADMR, Adédom, FNAAFP/CSF, UNA) ne décolèrent pas après la lecture du PLFSS 2021 qui crée la branche autonomie… mais néglige les services d’aide à domicile et leurs salariés. […] Un véritable contresens par rapport aux ambitions répétées de virage domiciliaire, de virage ambulatoire, et de virage inclusif. »

La communication du gouvernement se heurte à la réalité du secteur de l’aide et du soin à domicile qui voit ses ressources financières et humaines s’appauvrir à mesure que le virus se propage. Un pari dangereux pour l’exécutif. Car, comme l’exprime Thierry d’Aboville : « Si le domicile craque, le système de santé explose. »