La santé au travail. Les accidents de travail et maladies professionnelles

Médiapart - Au chevet de l’hôpital, les médecins du travail alertent sur la santé des soignants

Juin 2019, par Info santé sécu social

14 JUIN 2019 PAR MATHILDE GOANEC

Alors que la ministre de la santé Agnès Buzyn commence à lâcher quelques millions d’euros en réponse au mouvement de grève dans les services d’urgences, les signaux d’alerte se multiplient sur la santé des agents de l’hôpital public. Des médecins du travail décrivent des conditions de travail chaotiques, dangereuses pour les soignants.

Pour répondre à la mobilisation des soignants dans une centaine de services d’urgences de France, Agnès Buzyn a annoncé, vendredi 14 juin à l’issue d’une réunion au ministère de la santé, une revalorisation de leur prime (pour un total de 55 millions d’euros) et débloqué une enveloppe de 15 millions pour maintenir les effectifs lors de la période estivale. Le collectif Inter-Urgences, dans un communiqué, va voter prochainement la poursuite ou non de la grève, mais prévient « qu’aucune des revendications soulevées ne trouve satisfaction dans la communication du gouvernement ».

Car la ministre a fait un geste, tout en continuant d’ignorer l’essentiel : la crise que connaissent les services d’urgences n’a plus rien de saisonnier depuis longtemps. Elle nécessiterait un refinancement pérenne, au moins jusqu’à la mise en œuvre concrète de la réforme menée en parallèle par le gouvernement, qui vise à renforcer la médecine de ville pour désengorger l’hôpital.

Dans une tribune publiée par le journal Libération, une centaine de professionnels de santé, dont certains grands noms des hôpitaux parisiens, ont enfin pris la parole pour soutenir collectivement la mobilisation du collectif Inter-Urgences, en rappelant l’importance du moment. « La situation va s’aggraver car si la réforme de la ministre porte les fruits annoncés, ce sera au mieux dans cinq ans ou plutôt dans dix ans. D’ici là, la crise des hôpitaux va s’intensifier et on va assister à la fermeture de services d’urgences importants ou à la limitation drastique de leurs activités en se déchargeant des activités les plus lourdes (les polytraumatisés) sur quelques centres déjà à bout de souffle », diagnostiquent-ils.

Pour ces médecins et professeurs, l’heure n’est plus aux « déclarations compassionnelles » : « On ne peut pas dénoncer l’usage abusif des arrêts de maladie, écrivent-ils, quand c’est le seul moyen qu’on laisse aux professionnels à bout pour éviter le pire. On ne peut pas dire que la situation devient “insupportable” et en appeler à l’éthique professionnelle du sacrifice sans fin. Ce jeu est dangereux, et pour les patients et pour les soignants. »

En s’arrêtant collectivement, le lundi 3 juin, une dizaine de soignants de l’hôpital Lariboisière à Paris avaient effectivement fâché Agnès Buzyn, qui estimait le lendemain au micro de France Inter qu’il s’agissait d’un « dévoiement » de l’arrêt maladie. La réplique de la direction de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (APHP) ne s’était d’ailleurs pas fait attendre, puisque les agents avaient reçu dès le lendemain SMS et courriers les prévenant qu’un contrôle allait avoir lieu, sous la forme d’une « contre-visite », et selon une procédure d’une rapidité étonnante. La méthode n’a pas empêché, quelques jours plus tard, une petite quinzaine de soignants du service d’urgences de Saint-Antoine d’être à leur tour arrêtés, pour épuisement professionnel.

Au-delà de la polémique, le constat est sans appel : les infirmiers et infirmières vont mal, les aides-soignantes ne se portent pas mieux. Ce constat, ce sont aussi les médecins du travail de la fonction publique hospitalière qui le dressent, rapport après rapport, à leurs directions, aux agences régionales de santé, jusqu’au ministère. Sans que rien ne change. Chargés, comme leurs collègues du privé, de veiller à la santé des agents de la fonction publique hospitalière, ils sont trop peu nombreux, souvent en colère, clairement découragés.

Sarah* était, jusqu’à très récemment, médecin du travail dans un hôpital de l’est de la France, en grave difficulté, traversé par l’actuelle mobilisation des urgences. Elle a également exercé plusieurs années en région parisienne. Cette médecin responsable de 3 000 agents a fini par démissionner, et pratique désormais pour un service interentreprises de santé au travail. « Je n’en pouvais plus, le personnel à l’hôpital a mal et on ne peut rien faire pour lui. »

Le tableau qu’elle dresse est apocalyptique. Gardes de 36 heures très fréquentes, des pédiatres trop peu nombreuses qui dorment dans leur voiture pour économiser du temps de sommeil, des lits de camp dans les bureaux pour s’allonger cinq minutes… « Je passais mon temps à mettre les médecins inaptes temporairement, pour qu’ils se reposent », raconte Sarah. Surinvestis, rarement à l’écoute de leur propre corps, les médecins ne sont pas rares à prendre des produits pour tenir : « D’abord café, tabac, puis de plus en plus fort, coke, amphétamines, médicaments… Comment voulez-vous qu’ils travaillent correctement ? »

Les paramédicaux ne sont pas en reste : l’afflux des patients se heurte à la baisse des effectifs, à laquelle s’ajoute une part grandissante de tâches administratives que doivent réaliser les infirmières, constamment sollicitées par les sonnettes. Dans le cas des aides-soignantes, l’aménagement des lits d’hôpitaux a fait baisser significativement les maux de dos mais aussi déplacé la douleur vers les épaules, surtout quand les cadences s’accélèrent, notamment en gériatrie. « Comme il n’y a plus de poste nulle part, explique Sarah, il n’y a plus de possibilités de reclassement. Les aides-soignantes se retrouvent inaptes au travail, en invalidité ou avec des retraites de misère, car parties trop tôt. C’est un drôle de remerciement pour s’être cassée en mille morceaux au boulot pendant des années. »

Cette médecin n’a cessé de rapporter à son directeur ces problèmes récurrents. « Mais c’est comme ailleurs : un médecin du travail qui fait son boulot correctement, on cherche à lui nuire et à le faire partir. » De guerre lasse, Sarah a effectivement quitté l’hôpital public. « Quand je vois ces quelques agents à Paris qui s’arrêtent, je leur dis : arrêtez-vous tous ! Tant que l’administration n’est pas dans la merde jusqu’au cou, rien ne la fera réagir ! »

Conditions de travail et violences des patients minent les soignants
« Nos rapports, à la direction, à l’inspection du travail, ils en font des confettis », confirme une médecin du travail dans un hôpital du Grand Ouest, qui décrit pourtant le service de santé où elle exerce comme « plutôt bien doté ». Dégradation des conditions de travail, manque d’effectifs, fatigue, les motifs de détresse des agents sont toujours les mêmes. « Pour se protéger, le plus souvent, la seule solution est de quitter les métiers de la santé », raconte cette professionnelle. Le problème est même, selon elle, plus « grave qu’on ne veut bien le dire » : « Tout le monde trinque à l’hôpital, les administratifs aussi ne vont pas bien du tout. »

Au-delà des maladies physiques, l’incapacité à faire correctement son travail génère des angoisses incessantes et mine le moral des professionnels. Le matin même, avant notre appel, une aide-soignante s’est confiée dans le bureau de notre interlocutrice : « Un vieux monsieur, tout propret, avait fait pipi sur lui dans son lit. Les aides-soignantes n’étaient que deux dans le service, en charge de plusieurs sonnettes, et ont dû prioriser, personne n’était disponible pour un simple pipi. L’aide-soignante en face de moi se disait hantée par la honte sur le visage de ce grand-père, pris en faute comme un gamin… »

Les violences exercées par les patients sur les agents, notamment dans les services d’urgences, n’arrangent rien, comme le dénonce avec force le collectif Inter-Urgences. « Ce n’est pas toujours reconnu par la hiérarchie, relève la psychologue d’un hôpital parisien, qui exerce depuis des dizaines d’années et a vu la situation se dégrader largement. C’est aussi ça qui fait souffrir les soignants, qui les choque. »

Le 21 mai 2019, le médecin du travail de l’hôpital Trousseau, à Paris, a adressé une lettre du même tonneau à sa direction et aux instances représentatives du personnel, à laquelle Mediapart a eu accès. Manifestement, son hôpital est très malade. « La gravité des faits qui me sont rapportés est variable et malheureusement classique, écrit ce médecin. Surcharge de travail, injonctions contradictoires, objectifs inatteignables, perte d’autonomie, ambiance conflictuelle, incivilités, irrespect, injustice, jalousies, menaces, chantage, sentiment d’infantilisation, d’intimidation, d’humiliation, etc. »
Le plus souvent, ces faits « sont associés à la perception d’un mauvais usage de l’autorité hiérarchique qui les encadre, par excès ou par défaut, avec absence de dialogue adapté ». Certains pourraient relever du harcèlement moral ou de la discrimination pour état de santé, « un comble pour un hôpital », note le médecin, qui poursuit son inventaire des pathologies physiques que ces mauvaises conditions de travail à l’hôpital provoquent : « Troubles du sommeil, burn-out, phobie du poste, anxiété, dépression, autodépréciation, idées suicidaires, conduites addictives, stress pathologique avec syndrome métabolique (prise de poids, HTA, diabète…), épigastralgies, ulcère, troubles musculo-squelettiques, etc. » En réponse à cette alerte, quelques jours plus tard, la direction de l’hôpital Trousseau a promis plus de coordination dans la prévention des risques psychosociaux. « Votre rappel de nos rôles respectifs pour ces sujets est précieux et engage à trouver les modalités de collaboration les plus efficaces dans ce domaine, dont je conviens qu’elles sont à parfaire », écrit ainsi le secrétaire général de l’établissement.

Selon plusieurs syndicalistes, ou soignants, beaucoup de médecins du travail, face à l’absence de réponse des directions, ont tout simplement baissé les bras ou eux aussi quitté le navire. À titre d’exemple, il manque, selon André Giusti, du syndicat CGT de l’hôpital Tenon, une vingtaine de médecins du travail à l’AP-HP et les services de santé au travail sont le plus souvent dégarnis en infirmiers spécialisés, psychologues, préventeurs (lire leurs missions ici).

Cet ancien infirmier, devenu ergonome, n’est pas plus rassuré que ses collègues sur l’état physique et moral des troupes au sein de l’hôpital public. André Giusti a participé, en tant que membre du CHSCT central, à déposer une alerte pour « danger grave et imminent » pour tous les agents de l’AP-HP le mercredi 12 juin, alerte qui n’a toujours pas été levée depuis. Le motif ? Un dépassement d’horaires non règlementaire lors du week-end de Pentecôte aux urgences, « de nature à compromettre la santé physique et mentale des agents de l’institution ». La situation décrite ressemble fort à celle de Lons-le-Saunier, détaillée dans cet article.

« À l’hôpital Saint-Antoine, suite à la mise en arrêt de travail de plusieurs collègues, épuisés, on a demandé à l’équipe d’après-midi de rester pour la nuit, raconte André Giusti. Résultat ? Ces agents ont travaillé de 13 heures à 7 heures du matin, sans interruption. Ceci est contraire au code du travail et à la réglementation sur le temps de travail à l’hôpital et c’est loin d’être un cas isolé : cela fait des mois que nous alertons les directions sur des dépassements d’heures quotidiens. » Selon des plannings que nous avons pu consulter, des paramédicaux travaillent régulièrement plus de 44 heures par semaine, et sur certaines périodes 60 heures en sept jours, faute de remplaçants, à l’hôpital public.

Le volume d’heures supplémentaires effectuées par les agents est lui aussi éloquent : « Sans elles, l’hôpital ne marcherait pas, résume André Giusti. On estime, rien que pour le groupement hospitalier de l’Est parisien, qu’on pourrait à la place de ces heures supplémentaires créer 57 postes à temps plein ! » Sans compter le poids de plus en plus important des intérimaires, nombreux à venir renforcer les équipes hospitalières, toutes à l’os. « Pour les soignants titulaires, c’est très compliqué de travailler dans ces conditions : ils sont sans cesse appelés à venir remplacer les équipes en dehors de leur service, ne sont pas toujours formés à travailler là où on les envoie, et craignent de laisser leurs patients à des gens qu’ils ne connaissent pas », conclut le syndicaliste.

En dépit de cette alerte, Agnès Buzyn, à l’issue de sa réunion avec des représentants du personnel et des membres du collectif Inter-Urgences, vendredi 14 juin au ministère de la santé, a également proposé le rehaussement du plafond des heures supplémentaires « à 20 heures par mois ou 240 heures par an pour l’ensemble des corps » à l’hôpital public, ainsi que la mise en place d’une procédure permettant si besoin de « déroger à ce plafond », sur la base d’une décision du directeur général de l’agence régionale de santé (ARS). Actant son incapacité à répondre sur la disparition progressive des effectifs.