La santé au travail. Les accidents de travail et maladies professionnelles

Médiapart - Cancers professionnels : garder une trace des expositions toxiques, une bataille ignorée

Mai 2023, par Info santé sécu social

Moins d’un cancer professionnel sur dix est reconnu comme lié au travail, parce qu’il faut prouver l’exposition des salariés à des produits toxiques, des dizaines d’années plus tard. L’État manque de volonté pour contraindre les patrons à conserver les dossiers. Des initiatives militantes tentent de garder cette mémoire.

Mélanie Mermoz
21 mai 2023

« J’ai pu consulter le dossier médical en santé au travail de mon père mort en 1987 d’un cancer du larynx. Il était complètement vide, il n’y avait rien. Ni la liste des cancérogènes auxquels il avait été exposé, ni même celle des postes qu’il avait occupés. Il avait pourtant fait toute sa carrière dans la même raffinerie, avec un médecin du travail à demeure. »

Le constat est dressé par Philippe Sauner, membre du collectif Santé et Travail de la fédération CGT des industries chimiques et auteur du livre Santé au travail et luttes de classe (éd. Syllepses). Près de quarante ans après la mort de son père, il vaut toujours. Le dossier de santé au travail de nombreux salariés ne conserve pas trace des expositions aux produits cancérogènes qu’ils subissent dans leur activité.

Or, ce suivi est nécessaire, si un cancer survient, pour prouver l’exposition et établir le caractère professionnel de la maladie – c’est tout le travail d’une petite équipe médicale d’Avignon que Mediapart a récemment rencontrée.

« Quand un salarié change d’entreprise, et encore plus de région, son dossier n’est pas forcément transmis entre services interentreprises, et quand il l’est, il est incomplet, parfois illisible donc inutilisable », constate Patrick Dubreil, médecin généraliste actuellement en formation pour être médecin du travail. « Dans le logiciel métier de mon service, les comportements individuels (consommation d’alcool, de tabac ou de cannabis) sont systématiquement notés, mais pas les expositions aux cancérogènes dans les milieux de travail. Pourquoi ? », interroge-t-il.

L’enjeu de cette traçabilité est pourtant énorme. En 2019, sur un peu moins de 400 000 cancers déclarés, seuls 1 790 ont été reconnus en maladie professionnelle. Pourtant, le plan cancer 2014-2019 estimait que 14 000 à 30 000 cancers d’origine professionnelle apparaissent chaque année.

« Il existe une inégalité monstre dans la possibilité de construire des traces et de les conserver en fonction non seulement de la taille des entreprises mais aussi du dynamisme des équipes syndicales », souligne Anne Marchand, sociologue et historienne, autrice de l’ouvrage Mourir de son travail aujourd’hui (éd. de l’Atelier).

En effet, pouvoir prouver son exposition à des produits toxiques lorsque le cancer se déclare, souvent plusieurs décennies après, est une gageure. Entre-temps, l’entreprise a souvent fermé, les traces du travail se sont quasiment effacées. Les ordonnances Macron réformant le droit du travail en 2017 ont aussi acté la disparition des comités hygiène, sécurité et conditions de travail (CHSCT), sans prévoir la conservation des documents.

Seule bonne nouvelle : depuis mars 2022, le document unique d’évaluation des risques professionnels (DUERP) qui détaille les risques auxquels les salarié·es sont exposé·es et les mesures de prévention, doit désormais être conservé plus de quarante ans. Encore faut-il qu’il mentionne les expositions à des agents cancérogènes, et surtout qu’il existe. En 2019, on estimait que 45 % des entreprises n’en disposaient pas.

La loi jamais appliquée
Sur le sujet de la traçabilité de ces expositions, les intérêts entre salarié·es et employeurs sont opposés. Si les premiers ont besoin de ces informations pour bénéficier d’un suivi médical post-professionnel et faire reconnaître l’origine professionnelle d’une éventuelle maladie, les seconds y verront leur responsabilité engagée.

« Une loi de 1919 prévoyait déjà que les employeurs devaient déclarer les activités et les procédés de travail susceptibles de provoquer des maladies professionnelles et pour cela ouvrir un registre des travailleurs exposés », raconte Anne Marchand, par ailleurs codirectrice du groupement d’intérêt scientifique sur les cancers d’origine professionnelle en Seine-Saint-Denis (Giscop 93).

Cette obligation a été inscrite dans le Code de la Sécurité sociale en 1947. « Ce texte n’a jamais été appliqué. J’ai interrogé des inspecteurs du travail et des responsables “Risques professionnels” à la Sécurité sociale, ils n’avaient jamais entendu parler de ce document », poursuit la chercheuse.

En 2017, dans le sillage des ordonnances Macron, un arrêté supprime les formulaires de déclaration, jugés obsolètes. « L’obligation, elle, n’est pas supprimée », souligne Anne Marchand. Mais elle reste toujours lettre morte.

Créée en 2001, et censée être remplie par les patrons, la fiche d’exposition aux produits chimiques est supprimée en 2012, quand le compte de prévention de la pénibilité est créé.

L’apparition puis la disparition de la fiche d’exposition aux produits chimiques dangereux est aussi révélatrice de l’absence de volonté des pouvoirs publics dans ce dossier. Créée en 2001, et censée être remplie par les patrons, elle est supprimée en 2012, quand le compte de prévention de la pénibilité est créé : le risque chimique est simplement inclus dans les facteurs de pénibilité, et seule l’exposition à l’amiante est retracée précisément. Puis, en 2017, les ordonnances Macron excluent le risque chimique des facteurs de pénibilité.

Le coup de grâce est donné en septembre 2022 : « Un arrêté a supprimé toutes les obligations légales de traçabilité individuelle pour l’employeur, tout est reporté sur le médecin du travail », explique Benoît de Labrusse, médecin du travail. Aujourd’hui à la retraite, il accompagne des patients dans les démarches de reconnaissance de l’origine professionnelle de leur cancer à Avignon.

« Lors de la visite de fin de carrière prévue un mois avant le départ à la retraite, le médecin du travail doit retracer toutes ces expositions. Dans un contexte de pénurie de médecins du travail, comment vont-ils avoir le temps de faire ça ? », s’inquiète-t-il.

Pendant cette consultation, le dossier médical du travail est supposé servir. Mais c’est mission impossible quand le ou la salarié·e a été intérimaire ou a changé de région. La visite de fin de carrière ne concerne, en outre, que les salarié·es bénéficiant d’un suivi individuel renforcé ou ayant été exposé·es auparavant à un certain nombre de risques professionnels – encore faut-il que l’information figure quelque part.

Une mémoire conservée grâce aux militants
Des initiatives militantes tentent de pallier les insuffisances légales, en invitant tout d’abord les salarié·es à garder une trace de leurs expositions. Ainsi, dans les années 1970, la fédération de la chimie CFDT avait créé un carnet d’exposition aux risques professionnels, à remplir au fur et à mesure de sa carrière. Mais sans « validation officielle, les médecins du travail n’ont pas joué le jeu », regrette François Dosso, ex-syndicaliste CFDT aux Charbonnages de France.

C’est surtout à l’échelle collective que la bataille pour retracer les expositions se mène. À Nantes, c’est le diagnostic de deux cancers chez Jean-Luc Chagnolleau, le secrétaire de l’union CGT des dockers de Nantes, alors âgé d’à peine 52 ans, qui a servi d’élément déclencheur. « Une enquête téléphonique a été réalisée auprès des dockers qui avaient travaillé à fonds de cale dans les années 1980 et 1990. 63 des 210 travailleurs contactés étaient atteints d’un cancer », s’exclame Michèle Picaud, membre de l’association pour la protection de la santé au travail dans les métiers du portuaire 44 (APPSTMP).

L’enjeu de la conservation des archives professionnelles n’est pas, tant s’en faut, au centre des préoccupations des salariés ou des militants syndicaux lors d’une fermeture d’entreprise.

Ce résultat débouche sur une action interdisciplinaire, qui a bénéficié – fait exceptionnel – de financements du conseil régional, visant à améliorer la prise en charge des personnes atteintes de pathologies professionnelles, et à impulser des actions de prévention. Un travail qui a permis de documenter la polyexposition subie par les travailleurs du port, un phénomène encore trop peu pris en compte dans les dossiers de demande de reconnaissance en maladie professionnelle.

Pour permettre de garder la trace des expositions à des cancérogènes, l’enjeu de la conservation des archives professionnelles est primordial. Mais il n’est pas, tant s’en faut, au centre des préoccupations des salarié·es ou des militant·es syndicaux lors d’une fermeture d’entreprise. À La Ciotat, il s’en est fallu de peu que les archives ne disparaissent après la fermeture des chantiers navals, en 1989.

Alors que la démolition des bâtiments de la direction était imminente, Pierre Bouvier, alors secrétaire CGT d’un des CHSCT des chantiers navals, a sauvé in extremis des documents, dont le procès-verbal du premier comité d’entreprise, en 1945. Il a mis aussi mis à l’abri les rapports annuels de la médecine du travail et les procès-verbaux de CHSCT.

« Il y avait des informations sur les expositions à l’amiante, au plomb. Dans l’un d’entre eux, le directeur, interrogé sur l’utilisation de l’amiante, reconnaît savoir que c’est dangereux et dit qu’il le remplacera dès qu’on trouvera quelque chose qui l’est moins », raconte-t-il.

Une information primordiale pour obtenir la reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur. Si cette preuve est apportée, l’indemnisation du salarié malade est plus importante. Tous ces documents ont été versés aux archives départementales et peuvent être utilisés dans les procédures de demande de reconnaissance en maladie professionnelle.

L’équipe de militants CFDT a lutté pour sauver les archives avant la liquidation définitive des Charbonnages de France, le 31 décembre 2007.
François Dosso, militant CFDT

En Lorraine, dans les anciennes houillères, la conservation des archives a été une bataille syndicale. « L’équipe de militants CFDT a lutté pour sauver les archives avant la liquidation définitive des Charbonnages de France, le 31 décembre 2007. Après nous être rendus aux ministères de la santé et du travail, nous avons obtenu que l’ensemble des archives de la médecine du travail soit donné aux archives départementales de Moselle », se félicite François Dosso.

Si les dossiers individuels de santé au travail ne sont consultables que par le médecin inspecteur du travail, ce n’est pas pas le cas des autres documents, et notamment des procès-verbaux de CHSCT. Dans cette masse de papiers, les militants syndicaux ont pu dénicher des pépites.

« Nous avons découvert une note du directeur du service de médecine du travail de 1977 indiquant que pour protéger la santé des salariés, il fallait que le taux de référence dépoussiérage ne dépasse pas 5 mg/m3. Or la direction l’a fixé à 15 mg/m3 ! », dénonce le militant syndical.

Les poussières de silice cristalline sont à l’origine de la silicose mais aussi de cancers du poumon. « Ce document a permis de prouver la faute inexcusable de l’employeur dans de nombreux dossiers de demande de reconnaissance de maladies professionnelles », conclut François Dosso.

Les militants ont aussi collecté les témoignages oraux des ex-salariés et se sont appuyé sur des notes de service que leur ont données d’anciens cadres. « Un ancien chef de service, lui-même malade, nous a donné les mesures d’amiante réalisées en 1981. Nous nous sommes rendu compte qu’à la cockerie et dans la centrale thermoélectrique, le taux d’amiante atteignait cinquante fois la valeur limite ! »

Mélanie Mermoz