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Médiapart - Clusters dans les hôpitaux : des soignants victimes de l’usure

Février 2021, par Info santé sécu social

9 FÉVRIER 2021 PAR CAROLINE COQ-CHODORGE

La plupart des hôpitaux sont touchés par d’importants clusters. Les nouveaux variants, rarement impliqués, ne sont pas en cause. Mais le virus se révèle bien plus transmissible en hiver. Et les médecins hygiénistes alertent sur la grande fatigue des soignants.

Parce qu’il voyage souvent sans manifester de symptômes, le coronavirus est difficile à suivre. Mais au centre hospitalier de Pau (Pyrénées-Atlantiques), dans le bâtiment dédié aux services de gériatrie, il a été suivi à la trace, de chambre en chambre et de service en service. Il a pourtant fallu trois mois pour l’arrêter.

Mi-octobre, une femme alerte : elle a été testée positive au coronavirus après avoir visité son père hospitalisé. Contaminé, l’homme a transmis le virus au patient qui partage sa chambre. Puis « tout est parti en vrille », raconte aujourd’hui Florence Pinsard, cadre de santé dans cet hôpital. « Dans ce service, beaucoup de patients ont des problèmes cognitifs, ils ne portent pas de masques, ils nous arrachent les nôtres, nous crachent un peu dessus. Il y avait deux patients déments qui déambulaient dans les couloirs, passaient de chambre en chambre. Une partie du personnel et tous les patients ont été contaminés. »

Et le virus ne s’est pas arrêté là : « Comme nous manquons de personnel, on se prête des soignants entre services, au sein du bâtiment de gériatrie. Le virus a gagné tous les étages du bâtiment, un à un. Plus de soixante soignants ont été testés positifs. Dans mon service, vingt-cinq patients sur soixante-dix ont été touchés, douze sont décédés. »

Un cluster c’est, « une horreur : de la fatigue, du stress, de la peur », explique Florence Pinsard. Cadre de santé, elle encadre les équipes de paramédicaux et a dû gérer les absences des nombreux personnels positifs : « On pouvait apprendre le matin que huit personnes dans une équipe étaient positives, donc absentes. On était six à gérer cela, dans une petite pièce. On a fait très attention, pour nous, pour nos proches. Mais je défie quiconque de ne pas toucher son masque pendant huit heures. Sur ces six cadres, nous sommes seulement deux à ne pas avoir eu le Covid. »

« Menton, Quimper, Pau, Rennes, Niort, Créteil, Dieppe, Compiègne » : dans un communiqué, le Collectif inter-hôpitaux a énuméré, dans un communiqué le 24 janvier, les hôpitaux « massivement contaminés ». « On a voulu réagir à des propos tenus sur les plateaux TV, qui mettaient en cause les soignants dans ces clusters, les erreurs qu’ils auraient commises, explique le docteur Anne Gervais, hépatologue à l’hôpital Bichat à Paris, qui est l’une des porte-parole du collectif. Nous n’avons pas besoin de morale, nous avons besoin de soutien et de vaccins. Nous n’avons pas compris que le vaccin soit d’abord refusé aux soignants de moins de cinquante ans en première ligne, quand des directeurs étaient eux vaccinés. »

Ils ont finalement été entendus. D’abord programmée au mois de mars, la vaccination de tous les soignants, quel que soit leur âge, a finalement été avancée : ce sont eux qui bénéficient les premiers du vaccin Astra Zeneca, qui commence à être administré en France.

Il y avait en effet urgence. L’Assistance public-Hôpitaux de Paris (AP-HP) a officiellement communiqué le nombre des clusters de coronavirus : dans ses trente-neuf hôpitaux, depuis le mois de juillet, 458 ont été identifiés, comptant en moyenne neuf cas. L’AP-HP estime que 1 262 patients ont été victimes de Covid nosocomiaux : testés positifs au moins quinze jours après le début de leur hospitalisation, ils ont sans aucun doute été contaminés à l’intérieur de l’hôpital.

Mais c’est bien le personnel qui est le plus touché par le virus : à l’AP-HP, depuis le début de l’épidémie, 11 900 ont été testés positifs, soit 12 % des effectifs.

À l’hôpital d’Annecy (Haute-Savoie), les chiffres sont encore plus impressionnants : selon un document issu de la cellule de crise de l’hôpital, entre début octobre et fin décembre, près de 800 personnels ont été testés positifs, sur un effectif total de 4 800 personnels, soit 16,6 %. Dans cet hôpital, les deux Ehpad sont les plus sérieusement touchés. Mais le virus s’est introduit dans de nombreux autres services, qui devraient pourtant être exempts de Covid : la néphrologie, la neurologie, la médecine polyvalente, la cardiologie, la chirurgie digestive, l’unité neuro-vasculaire et l’hématologie.

Et ce n’est probablement que la face émergée d’un iceberg. Car les politiques de traçage des cas positifs diffèrent beaucoup d’un hôpital à l’autre. À Compiègne (Oise), 240 cas de Covid, patients comme membres du personnel, ont été dépistés dans le courant du mois de janvier. Si cet hôpital a trouvé tant de cas, c’est parce qu’il a cherché, à la différence de la plupart des hôpitaux : un dépistage généralisé des patients et des soignants a été organisé. Aujourd’hui, dans cette ville, les patients sont testés avant leur hospitalisation, c’est la règle, mais aussi sept jours après, pour ne pas passer à côté d’un faux négatif. Dès que des cas apparaissent dans un service, le personnel est testé deux fois, à sept jours d’intervalle.

La plupart des hôpitaux affirment que les soignants se contaminent à l’extérieur, cherchent ainsi à se dégager de toute responsabilité. L’AP-HP affirme ainsi que les soignants se sont contaminés auprès de patients dans « moins de 5 % des cas », dans 29 % des cas « auprès d’un collègue au sein de l’hôpital, par exemple lors d’un repas, ou dans un moment où les personnels ne portent pas de masque », et « dans 29 % des cas, le personnel identifie une contamination possible auprès d’un proche ou lors d’un rassemblement en dehors de l’hôpital ».

« Ce discours de culpabilisation des soignants est difficile à vivre, s’agace le cardiologue parisien Olivier Milleron, qui travaille à l’hôpital Bichat et est membre du Collectif inter-hôpitaux. Dans mon service, des soignants et trois patients ont été contaminés. Nous respectons pourtant toujours les gestes barrières. Le virus paraît moins contrôlable. »

Dans la plupart des cas, les nouveaux variants ne sont pas impliqués dans ces clusters hospitaliers. Et quand ils le sont, les hôpitaux ne constatent pas une plus grande contagiosité, comme dans les « 22 foyers » en cours dans les hôpitaux de l’AP-HP impliquant ces variants.

« Comment est-ce arrivé ? Comment expliquer que ce qui marchait jusque-là ne semble plus marcher aujourd’hui ? Est-ce que le virus est plus contagieux ? Ou est-ce lié au froid, à l’humidité ? », s’interroge un médecin hospitalier. Il veut conserver son anonymat, par respect du secret médical et pour ne pas compromettre la reconnaissance de son Covid-19 en maladie professionnelle, loin d’être automatique pour les soignants.

Contaminé par le coronavirus, il a développé une détresse respiratoire, qui a exigé dix jours d’hospitalisation.

« Mes collègues savent que je suis à risque de développer une forme grave, nous faisions tous très attention, assure-t-il. Depuis le début de la deuxième vague, je me suis isolé dans mon bureau pour manger. J’évitais les services d’hospitalisation, je ne faisais que de la consultation, en appliquant scrupuleusement les mesures barrières avec mes patients. »

Au début de l’année, les cas se sont multipliés dans son hôpital. Dans son service, qui n’accueille habituellement pas de malades du Covid, quatre médecins sur six se sont révélés positifs, dont lui. Le médecin avance des hypothèses : « Un patient a pu être testé négatif à son admission puis se positiver en cours d’hospitalisation et transmettre le virus au personnel ou à d’autres patients, puisque la plupart des chambres sont doubles. En unité non Covid nous sommes moins équipés : est-ce que le masque chirurgical que nous portons est suffisant ? Seul le masque FFP2 protège d’une diffusion par les aérosols. Nous ne pouvons pas vraiment aérer, nous ne pouvons qu’entrebâiller les fenêtres. Le ministère recommande d’aérer nos salles de consultation 15 minutes après chaque patient, mais ce rythme est impossible à tenir ! »

« On observe des clusters hospitaliers dans de nombreux pays, c’est aussi le cas en Suisse », explique le docteur Bruno Grandbastien, médecin hygiéniste à l’hôpital de Lausanne et président de la Société française d’hygiène hospitalière. Ces médecins sont chargés de la prévention des infections dans les hôpitaux et tracent les cas de Covid lorsqu’ils surviennent.

Les hygiénistes ne constatent pas « une plus grande contagiosité du virus, liée à ses caractéristiques propres », poursuit le docteur Grandidier. « L’explication est multifactorielle. La saison joue : il fait froid, il y a beaucoup de rhumes, les voies respiratoires sont irritées, on tousse, on éternue, le virus a plus d’opportunités de se propager et d’infecter. Parce qu’il fait froid, parce qu’il pleut, les soignants mangent à l’intérieur, dans des locaux exigus, qu’il est plus difficile d’aérer. Les vestiaires sont aussi trop petits. Enfin, on constate un relâchement des soignants, et ce n’est pas une critique. Après deux vagues de coronavirus en Europe, une troisième qui menace peut-être, on constate chez eux une fatigue extrême. Le risque de relâchement, de glissement dans les pratiques, est réel. »