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Médiapart - Le nombre de pauvres a augmenté d’un million en dix ans

Novembre 2017, par Info santé sécu social

10 novembre 2017| Par Laurent Mauduit

Selon une étude de l’Observatoire des inégalités, le nombre de pauvres a augmenté de 1 million entre 2005 et 2015. La baisse des APL comme la dérégulation du travail et son “ubérisation” risquent de creuser la tendance, même si l’économie redémarre lentement.

C’est une statistique qui vaut réquisitoire contre les politiques économiques suivies alternativement par la gauche et par la droite ces dernières années ; et qui vaut tout autant réquisitoire contre la politique violente de dérégulation sociale et de flexibilité conduite par Emmanuel Macron : au cours des dix dernières années, le nombre de pauvres a augmenté en France de près d’un million. Et si la crise y a grandement contribué, le plus spectaculaire, c’est que lorsque ses effets ont commencé à s’atténuer, la pauvreté n’a pas pour autant reculé.

Ce constat inquiétant transparaît d’une enquête conduite par l’Observatoire des inégalités 3 et éditée avec le soutien de la fondation Abbé-Pierre. Intitulée « L’état de la pauvreté en France » (Notes de l’Observatoire n° 4, Observatoire des inégalités, novembre 2017), elle s’appuie sur de nombreuses sources statistiques de l’Insee, où beaucoup d’auteurs ont fait leurs classes, mais les prolonge, en dressant un tableau accablant sur la décennie écoulée 2005-2015. C’est à croire qu’à chaque repli de l’activité, la pauvreté s’envole, mais dès que l’activité reprend, même timidement, il n’y a jamais de recul de la pauvreté. Ce qui invite à réfléchir à une question de fond : qui peut croire que la conjoncture est à l’origine de la pauvreté ? N’est-ce pas plutôt la mécanique même du capitalisme français qui génère constamment de l’exclusion et de la misère ?

La note s’ouvre sur un premier constat : « La France compte cinq millions de pauvres si l’on fixe le seuil de pauvreté à 50 % du niveau de vie médian (revenu après impôts et prestations sociales) et 8,9 millions si l’on utilise le seuil à 60 %, selon les données 2015 de l’Insee. Dans le premier cas, le taux de pauvreté est de 8,0 % et dans le second de 14,2 %. Au cours des dix dernières années (2005-2015), le nombre de pauvres a augmenté de 600 000 au seuil à 50 % et d’un million au seuil à 60 %. Le taux de pauvreté s’est élevé de 0,5 point au seuil à 50 % et de 0,9 point au seuil à 60 %. »

Pour comprendre comment ces statistiques sont fabriquées, il faut d’abord savoir qu’elles proviennent du dépouillement des données fiscales. D’où le temps qu’il faut pour en disposer. Les dernières statistiques disponibles sont celles qui portent sur les revenus des Français en 2015. C’est donc avec beaucoup de retard que l’on peut disposer d’une mesure incontestable de la pauvreté en France.

Le travail protège de moins en moins de la pauvreté

Pour établir cette mesure, l’Insee calcule d’abord le revenu médian des Français. Ce revenu médian est celui qui partage les Français en deux parts égales : 50 % ont un revenu inférieur ; 50 % un revenu supérieur. Comme le rappelle la note de l’Observatoire, ce niveau de vie médian des Français était donc de 1 692 euros mensuels pour une personne seule en 2015. Ce chiffre étant connu, il est alors possible de calculer le taux de pauvreté. Ordinairement, par convention, les statisticiens évoquent deux taux de pauvreté principaux. Le premier est le nombre de pauvres qui disposent d’un revenu inférieur à 50 % du revenu médian ; et le second, qui est le plus souvent évoqué dans le débat public, est le nombre de pauvres qui vivent avec un revenu inférieur à 60 % de ce revenu médian.

L’Observatoire poursuit donc son explication : « Le seuil de pauvreté à 60 % est donc de 1 015 euros (60 % de 1 692). Tous ceux qui vivent avec moins de 1 015 euros par mois sont considérés comme pauvres. »

Et la note ajoute : « La pauvreté a fortement progressé à partir de 2008 avec l’accentuation des difficultés économiques liées à la crise financière. Entre 2008 et 2012, le nombre de pauvres, au seuil à 50 % comme à 60 %, a augmenté de 810 000. Le taux de pauvreté au seuil à 50 % s’est élevé de 7,4 à 8,5 %, celui à 60 % de 13,2 à 14,2 %. Depuis 2012, le taux et le nombre de pauvres stagnent. Cette stagnation est trompeuse, car la crise s’étend pour partie aux couches moyennes. Le niveau de vie médian de 2015 reste inférieur à ce qu’il était en 2011. Or le seuil de pauvreté est calculé en fonction du niveau de vie médian. Ce mode de calcul fait que, pour un même revenu, certaines personnes comptabilisées comme pauvres en 2011 ne le sont plus en 2015. Une reprise de l’activité économique est perceptible depuis la fin 2015, que ces chiffres ne peuvent pas encore prendre en compte. Entre décembre 2015 et mars 2017, le nombre d’allocataires du RSA a diminué de 5 %, soit 95 000 personnes de moins en un peu plus d’un an, ce qui n’est pas négligeable. Le nombre de chômeurs diminue. On peut donc espérer une légère amélioration entre 2015 et 2017. Le taux de pauvreté au seuil à 50 % pourrait repasser sous la barre des 8 %. »

Mais, au-delà de ces chiffres récents qui étaient déjà en partie connus, c’est surtout la mise en perspective sur une plus longue période à laquelle procède l’Observatoire qui retient l’attention. Car c’est un jugement très sévère qu’il porte sur les mutations que nous vivons. « Les décennies 2000 et 2010 constituent un tournant de notre histoire sociale. La pauvreté avait fortement baissé des années 1970 au début des années 1990. Depuis, on n’assiste pas à une explosion de la pauvreté, mais à l’inversion d’une tendance historique. Plus que l’augmentation du nombre de pauvres – même si elle est loin d’être négligeable – c’est surtout ce changement d’orientation qui est marquant. La pauvreté est mesurée de façon relative au niveau de vie médian. L’écart se creuse entre les plus pauvres et les couches moyennes si l’on raisonne à moyen terme. »

Pour la période présente, l’Observatoire cherche donc quelques raisons d’être optimiste : « Il ne reste plus qu’à espérer que le modeste retournement auquel on assiste depuis la fin 2015 se traduise concrètement dans les chiffres de la pauvreté. Compte tenu de l’ampleur de la dégradation enregistrée depuis le début des années 2000, il faudrait un mouvement beaucoup plus important et durable, ne serait-ce que pour revenir à la situation qui prévalait au milieu des années 2000 avec un taux de pauvreté à 50 % inférieur à 7 %. Beaucoup dépendra de l’impact des politiques économiques et sociales mises en œuvre. »

Mais y a-t-il quelques raisons d’espérer que l’impact des politiques publiques mises en œuvre par Emmanuel Macron soit favorable ? L’Observatoire incline à en douter : « Ainsi, par exemple, la baisse des allocations logement va avoir pour effet direct d’accroître le nombre de personnes pauvres. À plus long terme, l’évolution de la pauvreté dépendra pour une grande partie de l’emploi et des conditions dans lesquelles ces emplois s’exercent. Autrement dit, de la façon dont sera partagée la richesse créée. La multiplication de postes sous-rémunérés n’aurait pour effet que de transformer la pauvreté en développant la pauvreté laborieuse. »

On peut dire les choses de manière plus brutale : la flexibilité accrue voulue par le gouvernement ; la précarité qui découlera du démantèlement du code du travail ; plus généralement, le mouvement massif d’ “ubérisation” du travail préconisée par le chef de l’État risquent de renforcer massivement un constat qui est apparu voilà vingt ans : le travail protège de moins en moins de la pauvreté…

Dans la masse des statistiques qui fourmillent dans cette étude, beaucoup d’autres font froid dans le dos. Pêle-mêle, on apprend ainsi qu’un tiers des pauvres sont des enfants ; que pas loin de 35 % des ouvriers sont pauvres ; que 36 % des moins de vingt ans sont dans le même cas…

Mais au diable les chiffres dans leur froideur ! C’est, en résumé, le portrait d’une France rongée par de violentes inégalités que dresse cette étude. La France de la misère et de l’exclusion, celle que François Hollande a si mal traitée tout au long du dernier quinquennat ; cette France si loin de la « start-up Nation » dont rêve Emmanuel Macron…

Tel est le grand mérite de cette étude. Elle fonctionne comme une alerte : mais qui donc voudra comprendre les souffrances sociales qui minent notre pays ?