L’hôpital

Médiapart - Près d’Angers, un hôpital public pourrait pour la première fois être vendu au privé

Novembre 2019, par Info santé sécu social

30 OCTOBRE 2019 PAR CAROLINE COQ-CHODORGE

Mediapart s’est rendu dans le premier hôpital public de France susceptible d’être racheté par le privé. Pour l’éviter, le centre hospitalier public de Saumur, à proximité, a monté une offre de reprise alternative.

De notre envoyée spéciale à Longué-Jumelles (Maine-et-Loire).

Dans une vaste salle de réunion de l’hôpital, une dizaine de résidents et leurs proches ont répondu à l’invitation du syndicat CGT. L’établissement pourrait être repris par le privé et il y a de « l’angoisse dans les couloirs ». Pour discuter, il faut se rapprocher : ces personnes âgées sont un peu sourdes, et la pièce bien trop grande.

C’est que l’hôpital de Longué-Jumelles (une ville de 7 000 habitants près d’Angers) est un « éléphant blanc », comme on appelle ces réalisations publiques démesurées, plombé en l’occurrence par de récents travaux de reconstruction à 25 millions d’euros. Une grande partie de la surface, les sous-sols en particulier, reste d’ailleurs inutilisée.

Mais les chambres de cet établissement à vocation gériatrique (85 lits d’Ehpad, 30 lits de soins de suite et de réadaptation, 35 lits d’unité de soins de longue durée), toutes individuelles, affichent aujourd’hui 22 mètres carrés de surface, avec des balcons ici ou là. L’étage donne sur un grand jardin suspendu, la lumière traverse de larges baies vitrées. Et les personnes atteintes de démence peuvent prendre l’air dans des patios intérieurs.

Pour vivre ici, les personnes âgées consentent d’ailleurs un gros effort financier : 60 % des résidents paient 2 084,75 euros par mois, 40 % sont à l’aide sociale (avec des frais de séjour pris en charge, en tout ou partie, par le département). Les résidents auraient bien sûr des choses à redire : le turn-over du personnel plus ou moins attentionné, des toilettes au gant et à la chaîne, la qualité de la nourriture, etc. Mais « pour le prix, c’est bien », tranche Edouard Cottereau, dont la femme Jacqueline a été admise à l’Ehpad. Alors, il s’interroge : « Pourquoi on ne resterait pas dans le public ? »

La question est simple, la réponse aussi complexe que le financement du médico-social, partagé entre l’assurance-maladie et les départements.

À la mi-mars 2019, en tout cas, un appel à projet de reprise de l’hôpital a bien été lancé, à l’initiative des deux tutelles de l’établissement, l’Agence régionale de santé (ARS) des Pays-de-la-Loire et le conseil départemental de Maine-et-Loire.

Deux offres ont depuis été présentées, la première par le groupe privé de maisons de retraite LNA, anciennement Le Noble Âge, qui propose de racheter ce bâtiment sorti de terre en 2017 pour 15 millions d’euros, son activité pour 3,5 millions, et d’investir 4 millions dans des travaux de réaménagement. L’offre de soins serait maintenue en l’état.

La seconde offre provient du centre hospitalier public de Saumur, dont le directeur est aussi celui de Longué-Jumelles. Sa proposition : développer l’offre en créant cinq lits de médecine. Pour pouvoir peser face au privé, les onze établissements du groupement hospitalier du territoire, dont le CHU d’Angers, se sont alliés. Au niveau financier, leur offre demande à l’ARS une subvention annuelle de 600 000 euros pour parvenir à l’équilibre des comptes.

Le choix du repreneur était annoncé pour juillet, puis sans cesse reporté. Car la situation s’est depuis compliquée, prenant une dimension nationale. Si l’offre privée était préférée, ce serait en effet la première privatisation d’un hôpital public.

La ministre de la santé Agnès Buzyn a dû prendre parti. Pas très clairement : « Mon projet n’est pas aujourd’hui de faire entrer des capitaux privés dans l’hôpital public », a-t-elle déclaré sur Europe 1, le 13 octobre dernier. Ajoutant toutefois : « C’est un hôpital qui avait été extrêmement mal géré, qui avait des dettes énormes. »

De fait, la gestion de l’hôpital a été épinglée à plusieurs reprises, la dernière fois par la Chambre régionale des comptes (CRC) dans un rapport en 2017. Celle-ci relève que les comptes sont miraculeusement revenus à l’équilibre quand l’hôpital, vétuste, s’est mis à chercher des financements, à partir de 2011. En réalité, « tous les exercices contrôlés ont été affectés d’erreurs empêchant d’avoir une image fidèle des comptes de l’établissement », écrit la CRC, qui évoque « une cavalerie budgétaire », soit un maquillage des comptes.

Le plan d’autofinancement du nouvel hôpital était faux aussi. Les travaux ont été lancés alors que les banques avaient refusé les demandes de prêt. Évidemment, le chantier s’est vite arrêté, les entreprises n’étant plus payées. Au pied du mur, l’ARS a dû débloquer des aides en urgence pour que celui-ci aboutisse : 4,4 millions de subventions, puis 3 millions d’aides pour soutenir la trésorerie d’un établissement qui a risqué la cessation de paiements. En 2016, il était endetté pour 117 années.

L’ARS a-t-elle exercé correctement sa tutelle sur l’établissement ? Certes, avec difficulté, « l’ARS a toujours validé les comptes comme le projet de reconstruction », note la CRC. Et plus loin : « La persistance d’une telle situation depuis plusieurs années défie toute rationalité. » Pour sa défense, l’ARS souligne que l’hôpital « dispose d’une autonomie de gestion ». Quant au département, il estime que l’ancien directeur de Longué-Jumelles s’est « affranchi du toute tutelle ».

Bref, le président divers droite du département, Christian Gillet, a expliqué suivre la situation chaotique de l’hôpital « depuis vingt-cinq ans », lors d’un conseil départemental houleux, le 14 octobre. L’affaire est ancienne, politique, et consanguine au centre-droit qui domine le département.

Devant le conseil départemental, Christian Gillet a en effet porté de sérieuses accusations contre l’ancien maire de Longué-Jumelles jusqu’en 2008, Edmond Alphandéry, député pendant quinze ans et ancien ministre de l’économie du gouvernement Balladur, figure locale étiquetée UDF, et qui aurait confondu, selon Christian Gillet, les agents hospitaliers avec des agents municipaux.

L’affaire, en tout cas, divise la majorité départementale divers droite, dont un membre (encarté chez LREM) a défendu l’offre de reprise publique.

En vendant au privé, le président du département veut solder les comptes : « Cet hôpital a toujours eu des problèmes. Nous avons maints exemples où des Ehpad privés fonctionnent très bien. » À ses yeux, l’offre publique n’aurait pas de sens : « La création de cinq lits de médecine est paradoxale au moment où on en supprime ailleurs. » L’ARS, avec laquelle il a des « relations étroites », « ne peut pas accepter le versement d’une subvention de 600 000 euros pour l’hôpital de Longué ». Et encore : « Demander à la puissance publique d’abonder un puits sans fond, j’exagère à peine, ce n’est pas possible. »

Le maire de Longué-Jumelles, le souverainiste Frédéric Mortier, membre du parti de Nicolas Dupont-Aignan (Debout la France), se dit lui aussi favorable à la privatisation, sans nuances : « Si l’hôpital public et ses directeurs successifs ne sont pas capables de gérer, qu’ils laissent la place au privé ! Qui saura mieux faire. »

Le prix à la journée va augmenter
Seulement, le maire et son adjoint ont eux aussi été épinglés par la chambre régionale des comptes, puisqu’ils présidaient le conseil de surveillance. La CRC pointe « des interventions récurrentes » de la mairie, très présente au moment de la reconstruction, et qui aurait fait pression pour que soient choisies des entreprises de la ville. « Ils sont bien gentils les énarques, ils gagnent beaucoup d’argent », rétorque aujourd’hui le maire.

On peut pourtant être « de droite » (comme se présente Frédéric Mortier) et considérer que la privatisation est une drôle d’idée, à l’image du médecin généraliste libéral Stanislas Jallot, qui suit plusieurs patients de l’Ehpad. « Cet hôpital est un bel outil, juge-t-il. C’est agréable de travailler ici, les patients sont bien, surtout les malades d’Alzheimer. Nos anciens méritent une belle maison de retraite locale. C’est la mission du public. »

Sollicité par Mediapart, le groupe LNA n’a pas donné suite à nos demandes d’interview, ni le centre hospitalier de Saumur.

Mais la Fédération hospitalière de France (FHF), qui représente les établissements publics, monte au créneau : « L’offre publique est cohérente pour ce territoire, explique Marc Bourquin, conseiller stratégique. Mais le public n’a pas d’argent à mettre sur la table. De son côté, le privé injecte du capital. Ces groupes pratiquent des prix plus élevés que le public, ils sont très lucratifs. En ce moment, l’argent ne leur coûtant pas cher, ils peuvent investir. »

LNA est un groupe de taille nationale qui possède 69 établissements, essentiellement des Ehpad, et emploie près de 7 000 personnes. Son chiffre d’affaires a dépassé 530 millions d’euros en 2018, avec un résultat net en hausse de + 9,5% par rapport à 2017.

« L’hôpital public, lui, est étranglé financièrement, poursuit Marc Bourquin. Il doit faire chaque année des milliards d’euros d’économies, ce qui est vécu douloureusement par le personnel, les usagers. Les gestionnaires publics se retrouvent mis en accusation. Est-ce que la solution est de privatiser ? Il faut au contraire redonner à l’hôpital public les moyens de fonctionner. Si l’ARS choisit la privatisation de Longué-Jumelles, ce ne sera que le premier hôpital privatisé. Et cela reviendrait à ce que certains décideurs s’exonèrent de leurs responsabilités. »

Cela reviendrait aussi à transférer sur les résidents la charge financière de cette gestion publique de l’établissement. Leur prix de journée va augmenter : de 62 à 65 euros dans l’offre publique, jusqu’à 67,5 euros dans l’offre privée. Mais, dans l’offre que nous avons pu consulter, LNA ne s’engage pas sur l’avenir, et ce tarif reste très éloigné des prix que le groupe pratique ailleurs, « supérieurs de 500 euros par mois environ », pointe Marc Bourquin.

Lui parie qu’en cas de privatisation, « les tarifs vont exploser ». Et les résidents de Longué-Jumelles, aux petites retraites, ne pourront pas suivre. LNA prévoit par ailleurs de limiter le nombre de places à l’aide sociale à 40 %, interdisant de dépasser le taux actuel.

Se pose aussi la question de l’avenir des personnels, en grande majorité des fonctionnaires. LNA propose de créer un groupement de coopération sanitaire qui les emploierait dans le cadre d’un détachement, sur la base du volontariat. C’est un risque très important pour l’hôpital de Saumur, qui risque de se retrouver avec des agents de Longué-Jumelles à recaser.

À cette offre de reprise, les hôpitaux publics du territoire ont réagi vivement, et de manière solidaire, car une privatisation pourrait déstabiliser tout l’édifice public.

Si l’hôpital de Saumur est en déficit, sa situation s’améliore, comme celle de Longué-Jumelles, notamment au prix d’une mutualisation de services et de personnels. La privatisation de Longué-Jumelles plongerait de nouveau Saumur dans le rouge, qui craint en plus de voir partir dans le privé une partie de ses patients. « C’est une privatisation des profits, pendant que le public restera endetté », dénonce Marc Bourquin.

Aides-soignantes et déléguées CGT, Corinne Meignant et Nathalie Harrault racontent justement les efforts accomplis par l’établissement pour redresser les comptes : « On a externalisé le ménage, douze postes ont été supprimés. On a aussi mutualisé des postes de médecin. On n’a plus que 113 postes, contre 135 il y a quelques années. » L’hôpital reste cependant plombé par sa dette colossale.

Les aides-soignantes sont surtout fières du travail accompli sur la qualité des soins : « On a obtenu la certification A de la Haute Autorité de santé. » Alors, une reprise par le privé, Corinne et Nathalie ne parviennent pas à l’imaginer : « Notre bâtiment a coûté 25 millions d’euros, sans les équipements. Et ils le rachèteraient 15 millions ? »
Faut-il brader un bel hôpital public gériatrique, alors que le gouvernement promet une grande loi sur la dépendance en début d’année prochaine, un « marqueur fort pour le quinquennat », selon Édouard Philippe ? Les grandes lignes en sont connues : le gouvernement devrait renforcer l’aide à domicile, car les Français veulent rester chez eux aussi longtemps que possible. Mais les Ehpad auraient toute leur place, en développant des accueils temporaires pour permettre aux proches de souffler, en amenant certains de leurs services spécialisés au domicile du patient, ou encore en développant une offre de soins et des activités pour les personnes âgées extérieures.

L’offre publique s’inscrit dans cette réflexion, puisqu’elle propose, avec la Mutualité française, de créer un « Ehpad à domicile ». Le groupe privé LNA avance aussi ses pions, puisqu’il est déjà présent sur le territoire de Longué-Jumelles avec une offre d’hospitalisation à domicile. Le devenir de ce petit établissement dira beaucoup de la capacité de l’hôpital public à relever le défi du vieillissement.