L’hôpital

Medipart/Le Poulpe : Au CHU de Rouen, « les gens croient qu’ils sont en sécurité, ils ne le sont plus »

Décembre 2022, par infosecusanté

Medipart/Le Poulpe : Au CHU de Rouen, « les gens croient qu’ils sont en sécurité, ils ne le sont plus »

Énième illustration de la crise de l’hôpital, les urgences du CHU de Rouen sont au bord de l’explosion, comme en témoignent les échanges entre soignants que « Le Poulpe » a repêchés. Parmi ces messages de médecins en détresse, quelques lignes sur un patient dont le décès interroge.

Simon Hauville (Le Poulpe)

23 décembre 2022

RouenRouen (Seine-Maritime).– « Ce dernier dimanche de garde […] a probablement fini d’achever ma croyance dans une vraie et possible amélioration de la prise en charge de nos patients aux urgences. […] Nous acceptons la médiocrité d’un double couloir en quasi-permanence, des patients à hospitaliser qui restent des heures et des jours. […] Nous faisons des sorties plus que limite pour libérer des lits. Tous les jours, nous y jouons notre diplôme et mes mots sont très lourds. Ce sont des choix [que] de faire rentrer [chez lui] un patient de 90 ans qui reste “limite” sur le plan médical en se disant que si nous le gardons, ce sera 24 heures sur un brancard et que son état se dégradera à coup sûr. […] Je termine ma garde en ayant pris un anxiolytique, tant les problèmes ne m’appartiennent pas et m’empêchent de faire mon travail. J’ai fait un serment et je m’y tiens tous les jours au mieux, dans des conditions lamentables. »

Ces quelques phrases sont celles qu’un médecin urgentiste du CHU de Rouen a écrites à sa hiérarchie et à ses collègues, il y a quelques jours. Le média Le Poulpe a remonté dans ses tentacules une série de courriels échangés entre médecins. Et le diagnostic de longue maladie, voire d’agonie de l’hôpital, connu de toutes et tous aujourd’hui, y apparaît de manière crue et effrayante.

Comme Le Poulpe s’en était déjà fait l’écho l’hiver dernier, le service craque de toutes parts, étouffé par des problèmes en aussi grand nombre que les brancards stationnant dans les couloirs.

Sollicitée pour s’exprimer dans le cadre de cet article, la direction générale du CHU de Rouen n’a pas réagi.

Un courriel adressé il y a quelques semaines par Luc-Marie Joly, chef du service des urgences, à Pierre Michel, président de la commission médicale d’établissement (CME), la plus haute instance médicale de l’hôpital, témoigne de la crise en cours.

Le chef de service fait part de la garde effectuée dans la nuit du 28 novembre. Le style est télégraphique et le propos limpide : « Retards majeurs de prise en charge accumulés. 1 mort (76 ans sans antécédents à part hypertension artérielle ; douleur thoracique, premiers examens normaux à part D-dimères élevés, angioTDM (au bout de 10 heures de présence dans le service) en faveur d’une dissection aortique, transfert en SAUV [salle d’accueil des urgences vitales – ndlr], arrêt cardiaque non récupéré … J’ai débriefé avec Sébastien* ce matin, qui a vraiment fait au mieux. Mais c’était vraiment “mission impossible” … Ce matin, le secteur vert est en fait un secteur d’hospitalisation avec 20 patients qui datent TOUS d’hier. On peut encore y entasser 2-3 personnes le long du mur … Je crois qu’il nous faut des lits d’hospit… »

Souffrant de douleurs thoraciques, ce patient de 76 ans a dû attendre dix heures avant de bénéficier d’un scanner, le recours aux examens complémentaires étant de plus en plus difficile. Le patient est finalement décédé dans un contexte de prise en charge dégradée.

Dans un précédent courriel, daté du 21 novembre, Luc-Marie Joly écrivait à la direction générale du CHU et aux différents chefs de service : « J’espère que les défauts de prise en charge n’aboutiront pas à des erreurs de diagnostic ou thérapeutiques graves. » Des mots qui résonnent étrangement lorsqu’on les relie à la situation du patient de 76 ans décédé.

Compte tenu de sa pathologie, « je ne dis pas que nous aurions pu le sauver en disposant d’un scanner plus tôt. Cependant, en l’ayant trop tard, il était sûr qu’il mourrait », explique un urgentiste joint par Le Poulpe.

« La mise en danger des patients »
« Les gens croient qu’ils sont en sécurité à l’hôpital, ils ne le sont plus, se désole-t-il. Nous peinons à faire comprendre aux familles que leur proche serait mieux chez lui qu’ici. Il est difficile d’expliquer que si un patient ne peut pas rentrer chez lui, il ne peut pas rester chez nous non plus, car son état empirerait. »

Nouveau mail dans une boucle de médecins, même marasme. Avec un soupçon, sinon davantage, de colère. Là c’est un docteur qui s’exprime à propos d’un autre patient, également âgé de 76 ans. Nous sommes le 22 novembre au matin, le médecin, qui « pèse ses mots », évoque la situation « catastrophique » dans l’unité d’hospitalisation de courte durée (UHCD) du CHU et dénonce « la mise en danger des patients ».

« Primum non nocere [en premier, ne pas nuire, le premier principe appris aux étudiants en médecine – ndlr] est loin… très loin… et ce n’est pas la faute des médecins, mais bien de l’institution, et plus largement du ministère de la santé. »

« Je commence par la chambre 4 car il y a une mort inopinée dans le service d’un patient de 76 ans retrouvé mort au moment où l’infirmière de nuit est allée voir le dément agité à côté qui faisait du bruit. Le pauvre homme décédé avait passé quatre jours au SAU [service d’accueil des urgences – ndlr]. À quel moment ce patient relevait de l’UHCD : C’est un covid+, avec pneumopathie sous oxygène, avec cancer prostate +/- découverte de masse sur un TDM qui a chuté à domicile où il vit seul. Mais où sommes-nous ???? C’est du délire. »

Le médecin poursuit : « Le patient est donc malheureusement mort dans une chambre double sans ses proches, et je ne peux m’empêcher de croire que l’absence de lit n’ait pas joué. Personne pour prendre le malade dans un service depuis quatre jours. Les pauvres collègues des urgences, ne pouvant travailler avec l’entassement des patients, ont cru bien faire en le mettant dans le seul service qui ne dirait rien... »

Et conclut : « J’en ai marre de prendre la responsabilité de tout cela en mon nom de docteur. Devoir appeler la fille de ce pauvre homme décédé me rend malade : que lui dire quand elle me dira pourquoi il est mort ? Si on était allé ailleurs, il serait encore en vie, un peu plus longtemps ? »

Les urgences souffrent de la déshérence des autres secteurs de l’hôpital, incapables de prendre en charge les patient·es qui doivent être hospitalisé·es. « Nous devons slalomer entre les brancards, nous perdons énormément de temps à déplacer les uns et les autres pour pouvoir pratiquer les examens », explique un médecin à bout de nerfs. Il arrive même que l’hôpital envoie ses propres patients aux urgences.

« Par exemple, hier, une patiente est venue voir son pneumologue à l’hôpital. Elle avait besoin d’un peu d’oxygène, mais faute de lit disponible, elle a été envoyée aux urgences. Nous sommes la dernière rustine », raconte le même médecin, prévoyant déjà un afflux d’arrivées durant les fêtes, lorsque les médecins généralistes seront en vacances.

Début décembre, 47 patient·es des urgences de Charles-Nicolle et de son annexe à Saint-Julien étaient en attente d’un lit d’hôpital. 15 étaient présent·es depuis 24 ou 48 heures. Le 11 décembre, 35 malades attendaient un lit d’hôpital, dont la moitié depuis plus de 24 heures.

Dans les couloirs où les brancards sont amarrés à couple, les patient·es se couvrent les yeux de leurs vêtements pour échapper à la lumière crue des néons. Ils ne sont pas lavés, mangent à peine, prennent leurs médicaments s’ils le peuvent. Certains sont parfois oubliés puisque, sur l’ordinateur qui gère les flux, les tickets sont si nombreux qu’ils se recouvrent.

Quant aux soins, c’est le système D qui semble désormais primer. Par manque de place, les examens ont régulièrement lieu dans le couloir. Quand la pudeur l’impose et « pour garder un peu de décence », il arrive qu’ils aient lieu dans la réserve.

Plus grave encore, les patient·es ne peuvent bénéficier de la prise en charge que leur état nécessiterait. « Un déchocage bloqué, car absence de lit d’aval, pas de lits de réanimation pour les cas les plus graves en pneumologie », égrène en style toujours télégraphique un autre médecin après sa garde, au milieu d’une liste à rallonge. « Je vois difficilement comment trois médecins pourront prendre en charge les urgences ce matin, mais bon courage à eux », conclut-il.

« Tous les dossiers des patients de plus d’un ou deux jours sont à reprendre en profondeur étant donné que les équipes ont été dans l’incapacité d’apporter l’attention nécessaire à ces patients », indiquait encore un médecin senior dans un mail, à l’issue d’un week-end débordé. « Certains internes étaient ce matin incapables d’expliquer le dossier des patients, mais comment leur en vouloir ? […] Les patients ne peuvent pas être correctement pris en charge par des équipes surchargées », continuait-il, espérant simplement que la situation n’aboutisse pas à des erreurs graves.

« Si je reste, c’est parce que mes parents sont âgés et que je sais comment fonctionne le service. Si un jour ils ont un problème et qu’ils doivent se présenter ici, je veux pouvoir être là pour m’occuper d’eux ou pour prévenir mes collègues. C’est notre petit privilège », explique enfin un urgentiste.

Amer autant que désabusé, il estime à présent que seuls des décès réguliers dans le service permettraient à la situation d’avoir une chance de s’améliorer.

À quelques heures de mettre en ligne cet article, Le Poulpe a pris connaissance d’un dernier message du chef de service des urgences à destination d’une médecin qui s’est plainte auprès de lui de la manière dont son père, 80 ans, avait été admis le 16 décembre.

Luc-Marie Joly, qui s’excuse pour « cette prise en charge déplorable », indique faire aujourd’hui « de la médecine de catastrophe, n’essayant pas de faire les meilleurs soins car cela est impossible, mais simplement les moins pires (sic) ». « Je n’ai à mon niveau aucun moyen d’améliorer la situation », conclut-il dans un fatalisme glaçant.

Simon Hauville (Le Poulpe)