Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Le Monde.fr : Covid-19 : la vaccination, prise entre déterminants sociaux et défiance envers les institutions

Février 2022, par infosecusanté

Le Monde.fr : Covid-19 : la vaccination, prise entre déterminants sociaux et défiance envers les institutions

Les doutes envers le gouvernement et les scientifiques renforcent les inégalités sociales d’accès à la prévention : telle est la conclusion du troisième volet de la grande enquête EpiCoV, consacrée à la vaccination.

Par Nathaniel Herzberg

Publié le 24/02/2022

La sociologue Nathalie Bajos n’a pas pour habitude de survendre ses travaux. Pour présenter le troisième volet de l’enquête EpiCov (« Epidémiologie et conditions de vie ») sur les disparités sociales dans l’accès à la vaccination contre le Covid-19, réalisée par l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees), la directrice de recherche à l’Inserm annonce la couleur : « Il n’y a pas de scoop. Les inégalités observées habituellement dans l’accès à la prévention, on les retrouve dans cette politique particulière qu’est la vaccination. »

Nul ne sera stupéfait de lire que les catégories sociales les moins favorisées, les personnes les moins diplômées, celles aux plus bas revenus ou encore les immigrés non européens sont les moins vaccinés. Pas surprenant non plus le constat que la confiance envers le gouvernement ou vis-à-vis des scientifiques pèse lourdement dans le statut vaccinal.

Un tableau tout à fait saisissant
Mais l’ampleur de ces influences apparaît en revanche tout à fait étonnante, comme tout un ensemble de petits détails qui font de l’enquête rendue publique, jeudi 24 février, un tableau tout à fait saisissant.

Les deux premiers volets de ce vaste projet lancé avec la pandémie avaient permis d’en suivre la dynamique sociale, d’analyser l’exposition au risque, les contaminations ou encore les répercussions de la crise sanitaire sur les conditions de vie des Français. Cent trente-cinq mille personnes avaient ainsi répondu à un premier questionnaire en mai 2020, 107 000 d’entre elles avaient poursuivi lors du deuxième volet en novembre 2020, avec cette fois un gros plan sur un éventuel recours aux vaccins encore à venir.

Pour cette troisième livraison, 85 000 fidèles, âgés de plus de 15 ans, ont fait part tout à la fois de leur statut vaccinal, mais aussi de ce qui les avait motivés à accepter ou à refuser les deux doses de produit. Recueillies en juillet 2021, pour l’essentiel juste avant la mise en place du passe sanitaire, ces informations sont simultanément publiées dans deux articles, l’un édité par la Drees, l’autre déposé sur le site MedRxiv.

A l’époque, 72 % des personnes majeures avaient reçu au moins une dose, 10 % avaient l’intention de le faire, une même proportion hésitait encore, tandis que 8 % affirmaient ne pas souhaiter se faire vacciner. Aujourd’hui, environ 92 % de la population adulte est vaccinée. Il semble bien que le temps de réflexion et les mesures de contrainte prises par le gouvernement soient parvenus à faire basculer les hésitants vers l’immunisation, sans toutefois beaucoup toucher la frange la plus réfractaire.

Les femmes mieux vaccinées
L’observation de la distribution par âge n’offre pas de surprise : les personnes âgées sont les plus vaccinées (93 % des 75-84 ans, contre 55 % des 18-24 ans), un effet d’autant plus marqué qu’en juillet 2021, la vaccination des jeunes n’était ouverte que depuis deux mois. Entre les sexes, en revanche, le résultat est nettement moins attendu : alors que les femmes étaient plus hésitantes devant les vaccins, lors du deuxième volet de l’enquête, elles apparaissent huit mois plus tard mieux vaccinées (73 % contre 71 %).

« Notre hypothèse c’est que, face à des vaccins disponibles, un rappel à l’ordre de genre intervient, explique Nathalie Bajos. La charge de protéger les aînés, avec lesquels elles sont les plus en contact, revient aux femmes. » « Dans la précédente étude, on avait observé chez elles une aversion plus importante au risque technologique, ajoute Alexis Spire, directeur d’études au Centre national de la recherche scientifique. Ce sentiment de risque s’est sans doute estompé avec le temps et la réalité de plusieurs mois d’injections. »

Les écarts sociaux, s’ils étaient prévisibles, surprennent toutefois par leur ampleur. La différence dans la proportion de vaccinés est déjà de 10 % entre non-diplômés et bac + 5, mais elle s’amplifie encore lorsque l’on observe les catégories socioprofessionnelles, avec 64,8 % de vaccinés chez les ouvriers contre 83,1 % chez les cadres supérieurs. Et le fossé devient gouffre avec le niveau de vie : parmi les 10 % les plus pauvres, seuls 54,8 % étaient vaccinés, en juillet 2021, contre 87,6 % des personnes appartenant aux 10 % les plus riches. Plus de 30 points d’écart.

« C’est d’autant plus spectaculaire que la vaccination est gratuite », souligne Nathalie Bajos, qui avance une explication : « Leurs conditions de vie les éloignent du contrat social. Ce sont les personnes les moins sensibles au discours préventif comme aux arguments de solidarité nationale, les deux principaux arguments avancés pour appuyer la vaccination. »

Le poids de la confiance envers les institutions
L’origine géographique marque également une séparation entre deux groupes : d’un côté, les individus « ni immigrés ou descendants d’immigrés, ni natifs ou descendants de DROM [départements ou régions d’outre-mer] » ou les immigrés de l’Union européenne (UE), respectivement vaccinés à 74,5 % et à 76,3 % ; de l’autre les immigrés hors UE (59,1 %), leurs descendants (52,5 %) et les natifs ou descendants de DROM (56,2 %).

« Cela renvoie cette fois sans doute à l’expérience de discrimination rencontrée par ces populations dans leur relation avec le système de soins, un constat que l’on retrouve dans plusieurs enquêtes conduites à l’étranger », constate Nathalie Bajos.

Diverses études ont en effet été publiées ces derniers mois, particulièrement au Royaume-Uni et aux Etats-Unis. Elles aboutissent à des résultats similaires. Mais cette enquête, outre l’ampleur de son échantillon, offre la particularité d’avoir détaillé le poids de la confiance envers les institutions. « Les enquêtes américaines ont montré l’importance de la sensibilité politique, les sympathisants républicains d’un côté, moins vaccinés, les démocrates de l’autre, souligne Alexis Spire. Mais cette observation laisse de côté tous ceux qui ne se reconnaissent pas dans le clivage droite-gauche. »

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En interrogeant le panel sur leur confiance envers le gouvernement et les scientifiques pour « limiter la propagation du virus », l’équipe d’EpiCoV met en évidence une autre réalité, particulièrement pesante. Ainsi ceux qui n’ont pas du tout confiance envers le gouvernement ne sont vaccinés qu’à 51,1 %, contre 85 % parmi ceux qui ont tout à fait confiance. Un écart de 34 points, qui passe à 50 lorsqu’il s’agit de croire aux arguments des scientifiques (34,3 % contre 83,5 %). « Attention, la confiance envers les scientifiques reste de 80 %, beaucoup plus forte que celle envers le gouvernement, qui est de 50 %, rappelle Alexis Spire. Mais, quand elle n’est pas présente, l’effet devient énorme. »

« La pratique n’entraîne pas l’adhésion »
Ces deux critères « jouent indépendamment l’un de l’autre et indépendamment des autres caractéristiques socio-économiques étudiées », souligne la publication de la Drees. Ce qui entraîne ce que Nathalie Bajos nomme « un effet symbiotique » : « Les enjeux de confiance augmentent les inégalités. Si on tient compte des deux extrémités, on observe un rapport de 1 à 16 dans le refus de se faire vacciner entre les 10 % les plus riches qui ont confiance et les 10 % les plus pauvres sans confiance. »

L’enquête livre quelques traits supplémentaires du portrait de ceux qui refusent délibérément le vaccin. Ni la protection personnelle ni celle des proches ou de la famille n’apparaissent pouvoir les motiver. Une part d’entre eux avance l’idée que les mesures barrières suffisent, d’autres jugent que des moyens « plus naturels » les protégeront mieux.

Deux France ? Alexis Spire met en garde contre une telle conclusion : « Il ne faut pas durcir l’opposition entre vaccinés et non-vaccinés. La pratique n’entraîne pas l’adhésion. On retrouve des doutes chez les vaccinés, qui peuvent ressortir avec la protection réduite contre l’infection par Omicron observée aujourd’hui. »

Le focus réalisé par la Drees sur la vaccination des enfants de 5-11 ans en témoigne. Cette fois, les femmes sont moins nombreuses que les hommes à se dire prêtes à sauter le pas pour leurs enfants (43,7 % contre 56,4 %), alors même qu’elles ont davantage peur de les voir tomber gravement malades (36 % contre 27 %). Les niveaux de revenus pèsent de façon moins marquée, sauf pour le dernier décile, celui des plus riches, plus enclin que les autres à vacciner ses enfants (64,3 %). Plus curieusement, les plus et les moins diplômés y sont les plus favorables.

Ici encore, la confiance apparaît essentielle, tant envers le gouvernement que les scientifiques, de même que le statut vaccinal des parents ou, dans une moindre mesure, la perception du risque encouru par les enfants. Est-ce cette confiance qui a manqué, le peu de mobilisation des professionnels en faveur de la campagne pédiatrique ou les doutes évoqués par Alexis Spire qui ont ressurgi ? Toujours est-il que le taux de vaccination des 5-11 ans peine à dépasser les 5 %, le plus mauvais score européen. Loin, très loin des 49,7 % des personnes interrogées qui se disaient prêtes à y recourir.