Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Médiapart - Immunodéprimés : 250 000 familles se sentent « sacrifiées »

Février 2022, par Info santé sécu social

Les traitements censés les protéger du Covid-19 ne résistent pas aux variants ou sont peu accessibles, alors les personnes immunodéprimées vivent confinées depuis deux ans. Elles ressentent comme une discrimination supplémentaire la levée des restrictions sanitaires ce lundi.

Caroline Coq-Chodorge

28 février 2022 à 11h40

Depuis deux ans, Éric vit confiné avec sa femme et sa fille de 9 ans, qui fait l’école à la maison. Aurélie et Jonathan vivent dans une bulle, à deux, « amputés » de leur famille recomposée, leurs trois enfants vivant désormais à plein temps chez leurs autres parents. Frédéric Baudrillard « gère les risques de manière encore plus individuelle. On essaie de passer à travers. Ma maladie m’a envoyé trois semaines en réanimation, je ne veux pas y revenir ».

Éric est greffé d’un rein. Aurélie est atteinte depuis trois ans d’une lymphopénie idiopathique, une maladie rare caractérisée par un faible nombre de lymphocytes, qui la rend très fragile à toute infection. Frédéric Baudrillard est atteint d’une mucoviscidose, il est transplanté des deux poumons. Ils ont été vaccinés trois ou quatre fois, mais en raison de leur faiblesse immunitaire, ils n’ont pas développé assez d’anticorps pour être protégés contre une forme grave du Covid.

Pour eux, la fin de l’obligation du port du masque, effective lundi 28 février, dans les lieux clos soumis au passe vaccinal (comme les cinémas, théâtres ou restaurants, à l’exception des transports), n’est pas une bonne nouvelle.

Jonathan et Aurélie racontent ensemble leur histoire. Depuis quelques mois, ils « parlent au “on” », puisqu’ils partagent tout : la vie confinée, où se mélangent le travail et l’intime, le « manque très fort » des enfants. Ils en ont assez des représentations misérabilistes de ces malades « très à risque » : « Nous vivions normalement, notre vie était très riche. La maladie d’Aurélie est invisible et ne posait pas de problème particulier », dit Jonathan. De la vie d’avant et de celle d’après, ils ont accepté de partager quelques images qui illustrent cet article.

Des malades et des morts qui ne comptent pour rien
« Une population invisible » : c’est ainsi que le Conseil scientifique qualifie les personnes immunodéprimées, au nombre de 250 000 en France, « qu’elles soient transplantées d’organes, dialysées, atteintes de certains cancers, de déficits immunitaires héréditaires, de maladies auto-immunes et/ou sous traitement immunosuppresseur ». Elles représentent 15 à 30 % des malades hospitalisés pour Covid-19 en soins critiques.

À l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), le professeur Jean-Michel Constantin, chef du service de réanimation de la Pitié-Salpêtrière à Paris, avance le chiffre de 20 %, à partir des données de l’AP-HP. Ces malades fragiles sont la grande majorité des patients non vaccinés admis en réanimation.

Les décès de ces malades fragiles sont tout aussi invisibles : il n’existe aucune donnée (alors qu’on a dénombré 1 200 morts hebdomadaires ces trois dernières semaines). Ils sont même dévalorisés dans le discours public, estime le Conseil d’orientation de la stratégie vaccinale, dans un avis du 3 février dernier : « Le fait que les victimes soient fréquemment immunodéprimées est mis en avant pour “expliquer” ces morts, ce qui contribue à les rendre plus “acceptables”. La dévalorisation de leur existence associée à ces discours est évidemment vécue comme une grande violence par ces personnes. »

« Pour les immunodéprimés, le taux de décès est bien plus grave qu’en Ehpad, et presque personne n’en parle, disent Aurélie et Jonathan. Cela fait des mois qu’on attend une campagne de sensibilisation nationale. Quelle a été la répartition du temps de parole entre les anti-vaccins, les anti-passe, et les immunodéprimés ? A-t-on eu droit à une seule émission de télévision ou de radio ? »

En plus d’être invisibles, ils et elles sont « stigmatisé·es », écrit le Conseil d’orientation de la stratégie vaccinale. Pas moins que les non-vacciné·es. « La désignation d’un groupe de population comme étant “à risque” est à double tranchant, rappelle le Conseil. Cela signale un besoin de protection particulier mais aussi, potentiellement, ce groupe comme un danger ou un poids particulier pour la société. » D’où « la nécessité que le discours public soit vigilant [...] pour conférer à ce groupe la connotation d’un droit particulier à l’empathie et à la protection collectives ».

Tous les lieux collectifs – écoles, transports du quotidien et commerces – sont en effet des lieux dangereux pour les immunodéprimé·es, tant que le virus circule activement. « On gère les risques de manière encore plus individuelle, on essaie de passer au travers », dit Frédéric Baudrillard. Il continue de travailler en partie en présentiel : « J’ai beaucoup de chances, dans mon entreprise les gestes barrières sont très bien respectés, je me sens en sécurité. »

Éric et sa femme télétravaillent depuis deux ans, font l’école à la maison pour leur fille, et se privent de tous leurs loisirs : « Avant, on allait au restaurant, au cinéma, on partait en vacances. La vie s’est arrêtée. » Éric envisage de démissionner de son travail dans la fonction publique territoriale « pour vivre ailleurs que dans les Hauts-de-France, dans une zone moins peuplée. Ma fille ne peut pas continuer à vivre dans cette situation, toute la journée à la maison, elle le supporte de moins en moins ». Car il ne se sent pas plus en sécurité à son domicile, situé « dans une résidence où plus personne ne porte le masque dans les parties communes. Nous, on porte des FFP2 tout le temps ».

Le 1er janvier, dans une tribune publiée dans Le Journal du dimanche, les associations réclamaient des FFP2 pris en charge par l’assurance-maladie. « Il a fallu qu’on se batte pendant plus d’un mois ! », s’émeut Éric Buleux-Osmann, président de l’association de transplanté·es du foie Transhépate. Ils leur ont finalement été accordés gratuitement le 3 février, quand la vague Omicron commençait à redescendre.

Fin décembre, quand il a prévenu la population française de l’ampleur de la vague Omicron à venir, le ministre de la santé, Olivier Véran, a eu un mot pour ces malades fragiles : « Il nous a dit : “Protégez-vous”, se souvient Jonathan. Nous, on l’a pris comme un camouflet. Parce que les gens ont retenu que le virus est moins grave. »

L’accès aux médicaments, parcours du combattant
Quand le reste de la population a acquis, grâce à la vaccination, une protection contre les formes graves, les immunodéprimé·es vont de désillusion en désillusion : les vaccins qui bien souvent ne fonctionnent pas ; les anticorps monoclonaux dont l’efficacité est sans cesse contournée par les capacités de mutation du virus.

Cette nouvelle génération de médicaments, très onéreuse, contient des anticorps fabriqués par des cellules en culture pour cibler des maladies spécifiques. Ils sont utilisés contre des maladies inflammatoires ou des cancers. Contre le Covid, ils ont aussi prouvé leur efficacité. Mais parce que ces anticorps ciblent la protéine Spike du virus, leur efficacité est chaque fois diminuée ou annihilée par les nouveaux variants, qui présentent de nombreuses mutations sur cette protéine, le point d’accroche du virus sur les cellules humaines.

Le Ronapreve, du laboratoire Regeneron, est efficace contre Delta, mais ne l’est plus contre Omicron. L’Evusheld, d’AstraZeneca, conserve une certaine efficacité contre Omicron, ainsi que le Xevudy de GSK. Mais une récente étude de médecins américains de l’université de Columbia, prépubliée et qui doit être confirmée, suggère que l’efficacité de ces deux derniers anticorps tombe face au sous-variant BA.2 d’Omicron. Olivier Véran a annoncé, mardi 22 février devant le Sénat, que BA.2 représente déjà 50 % des contaminations en France.

Le nouvel antiviral de Pfizer, le Paxlovid, conserverait quant à lui son efficacité parce qu’il ne cible pas la protéine Spike du virus.

Cet arsenal thérapeutique, même imparfait, peut-il protéger et rassurer les immunodéprimé·es ? Le problème, c’est que ces médicaments sont administrés au compte-gouttes. Plus de 15 000 patients ont pu bénéficier de l’Evusheld, plus de 4 000 patients du Xevudy, et 1 500 ont reçu le Paxlovid, a annoncé Olivier Véran le 22 février devant la Commission des affaires sociales du Sénat. Ces chiffres sont très faibles pour une population de 250 000 personnes, et même au-delà pour le Paxlovid, recommandé pour toutes les personnes avec des facteurs de risque.

Les personnes immunodéprimées sont nombreuses à témoigner de leurs difficultés d’accès aux différents traitements disponibles. Toutes celles qui ne répondent pas au vaccin devraient pouvoir bénéficier de l’Evusheld d’AstraZeneca, qui est un traitement préventif administré par injection à l’hôpital. Comme tous les anticorps monoclonaux, il a peu d’effets secondaires. Si son efficacité sur Omicron est sans doute amoindrie, la balance bénéfice-risque est jugée positive par la Haute Autorité de santé (HAS).

Pourtant, l’accès à ce traitement est difficile. « J’ai reçu l’Evusheld il y a quelques jours seulement, la liste d’attente est longue », raconte Frédéric Baudrillard. « J’ai laissé un message à mon service de transplantation, mais je n’ai pas de nouvelles », dit Éric. Quant à Aurélie, elle a dû « aller à Paris en voiture. Elle était suivie à Marseille, mais le service était débordé, ne répondait plus à nos messages. Il ne s’occupait plus que des mourants », explique Jonathan.

Éric Bulleux-Osman, de l’association Transhépate, raconte l’histoire d’un patient transplanté du foie qui a attrapé le Covid en décembre et à qui l’on a refusé le traitement Ronapreve, le seul disponible à l’époque, au motif qu’il ne fonctionnait pas contre le nouveau variant Omicron : « Il est aujourd’hui en réanimation, après avoir été contaminé par le variant Delta. »

La professeure Odile Launay, infectiologue à l’hôpital Cochin à Paris, admet que l’hôpital est « débordé par les malades du Covid. C’est difficile de mener de front leur prise en charge et l’administration de ces produits ».

Des médecins divisés sur l’intérêt des traitements
Malgré l’avis favorable de la HAS, des médecins doutent de l’intérêt de ce traitement préventif. À l’hôpital Saint-Louis à Paris, le professeur d’infectiologie Jean-Michel Molina explique : « Nous ne disposons pas à ma connaissance de données cliniques chez l’homme sur le variant Omicron. In vitro, un des deux anticorps est inactif, l’autre a une activité très diminuée. Il y a un signal de toxicité cardiovasculaire chez les sujets ayant des antécédents cardiaques. De plus, on ne dispose pas d’études chez les immunodéprimés. »

Mathieu Molimard, professeur de pharmacologie au CHU de Bordeaux, partage ces doutes sur Evusheld : « Je crains que son efficacité en vie réelle soit limitée avec Omicron. On voit des hospitalisations de patients qui ont reçu ce traitement. Puisqu’on a des doutes, et qu’on est débordés par le Covid à Bordeaux, on l’administre à une centaine de patients par semaine. »

« On est dans une épidémie, des gens meurent, on ne peut pas toujours attendre d’être absolument certain qu’un traitement fonctionne, estime de son coté le professeur Yazdan Yazdanpanah, chef de service d’infectiologie à l’hôpital Bichat à Paris. Dans mon hôpital, tous les transplantés ont reçu l’Evusheld, qui est un médicament bien toléré. »

Également directeur de l’ANRS Maladies infectieuses et émergentes, l’agence nationale chargée de coordonner la recherche, notamment sur le Covid-19, le professeur Yazdanpanah explique qu’est suivie « une cohorte de patients immunodéprimés sous Evusheld », afin de vérifier l’efficacité et les risques de ce traitement, en vie réelle, sur ces malades fragiles. Car pour eux les laboratoires n’ont fourni aucune donnée clinique.

Les malades fragiles exclu·es des essais cliniques
Odile Launay en convient : « Les industriels testent les médicaments sur des volontaires sains. Ils se mettent dans la meilleure situation pour que le médicament marche. »

Les recherches sur l’efficacité des vaccins sur ces malades sont aussi limitées : « On réfléchit à des doubles doses, ou à l’usage d’adjuvants pour stimuler la réponse immunitaire, explique Odile Launay, qui dirige la plateforme d’essais cliniques Covireivac mise en place par l’Inserm pour mieux étudier les effets des vaccins. Les malades fragiles ne sont toujours pas la priorité de la recherche vaccinale, qui se concentre sur la vaccination de masse ».

Cette absence de données cliniques, ce manque de recherches, le faible nombre de traitements administrés, conduisent des personnes immunodéprimées à parler « d’eugénisme, rapporte Yvanie Caillé, porte-parole de l’association de malades du rein Renaloo. Cela m’arrive de le penser, quand j’entends le ministère dire que 2 500 doses d’Evusheld par semaine, c’est suffisant ».

Les prescriptions de Xevudy sont tout aussi parcimonieuses : cet anticorps monoclonal, lui aussi injecté, est indiqué cette fois en post-infection, dans les cinq jours suivant les symptômes. Très efficace contre le variant Delta, il semble conserver son efficacité contre Omicron. Les associations de malades regrettent qu’il soit toujours administré à l’hôpital, « alors qu’il pourrait l’être à domicile, mais il y a trente minutes de surveillance, et aucune rémunération adaptée pour les infirmières libérales. Pour nous, c’est une perte de chance », regrette Éric Bulleux-Osmane, de l’association Transhépate.

Dernier venu, l’antiviral Paxlovid est quant à lui un médicament oral, à prendre dans les cinq jours après l’infection. Il peut être prescrit par un médecin généraliste et il est délivré en pharmacie. Le gouvernement a largement communiqué sur la commande de 500 000 doses au laboratoire Pfizer. Disponible depuis le 2 février, seules 1 500 doses avaient été administrées au 22 février, a reconnu Olivier Véran.

Les contre-indications sont nombreuses : le Paxlovid, qui contient deux molécules dont l’une est bien connue dans le traitement du VIH, interagit avec plusieurs dizaines de médicaments, avec des risques parfois mortels pour les malades. La revue médicale indépendante Prescrire recommande aux médecins de l’utiliser « avec prudence », jugeant le médicament « difficile à manier chez des patients à risque d’aggravation d’une maladie Covid-19 qui reçoivent souvent de nombreux médicaments ».

Les liens se distendent avec la famille, les amis : pour eux, on n’a pas envie de les voir.

Éric, confiné depuis deux ans
Pour prescrire le Paxlovid, les médecins doivent passer par une plateforme gérée par le laboratoire Pfizer. Le docteur Xavier Grang, médecin généraliste à Saint-Nicolas-de-Port (Meurthe-et-Moselle), a prescrit le médicament deux fois, non sans difficultés : « Remplir le formulaire prend au moins 20 minutes, tant les interactions avec d’autres médicaments sont nombreuses. Et on peut se faire retoquer au bout de la procédure. Il y a aussi des problèmes avec la pharmacie : une patiente est venue me voir le quatrième jour, mais la pharmacie n’a pas pu obtenir [le médicament] le cinquième. »

Éric, transplanté du rein, sait que le Paxlovid n’est pas pour lui : « Je devrais arrêter mes médicaments antirejet. Vu mes résultats en ce moment, ce n’est pas possible. » Pour Aurélie, qui ne prend pas de médicaments, c’est un vrai espoir, mais « il faut obtenir un rendez-vous chez le médecin généraliste qui doit faire une demande d’accès, puis que le pharmacien commande le médicament. On a déjà pris 48 heures dans la vue. Il y a une absurdité dans toutes ces précautions ».

Olivier Véran a esquissé, mardi 22 février devant la Commission des affaires sociales du Sénat, les conditions d’une levée du passe vaccinal, quand il y aura moins de 1 500 malades du Covid en réanimation (ils sont aujourd’hui plus de 2 800). Dès ce lundi 28 février, le masque ne sera plus obligatoire dans les lieux clos soumis au passe vaccinal, exception faite des transports (trains et avions compris). Il reste cependant obligatoire dans les lieux clos non soumis au passe comme les entreprises.

Ces annonces, qui réjouissent le plus grand nombre, sont vécues comme de nouvelles mesures d’exclusion par de nombreuses personnes immunodéprimées. « Ce sont des informations très anxiogènes, estime Yvanie Caillé, de Renaloo. Comment vont-elles faire, si le masque n’est plus obligatoire dans le train, l’avion, les cinémas, tous les lieux qui ne sont pas bien aérés ? »

« On peut comprendre que les gens en aient marre, c’est mon cas aussi. Mais on a l’impression d’être oubliés par les pouvoirs publics et par une catégorie de Français », dit Frédéric Baudrillard. Il confie une douleur plus intime : « Mon frère n’est pas vacciné. J’ai eu beau peser de tout mon poids, il n’y a rien à faire. Il sait pourtant ce que j’ai traversé. C’est très douloureux, on a failli se fâcher. »

Éric sent « les liens se distendre avec la famille, les amis : pour eux, on n’a pas envie de les voir. Au travail, je commence à me sentir exclu. On est une minorité, on est sacrifiés ».

« Au fur et à mesure que les contraintes s’allègent, que la population se sent en sécurité, c’est de plus en plus difficile psychologiquement, confirment Jonathan et Aurélie. La pire chose pour nous, ce serait une circulation du virus dont on ne parlerait plus, sans plus aucune visibilité. On se sent sacrifiés. On en veut beaucoup à l’État qui a passé son temps à cliver, à opposer les gens. Et peut-être même à nous invisibiliser à dessein pour masquer ses propres carences sanitaires et pédagogiques. La solidarité, c’est s’adapter aux plus fragiles. 250 000 familles, ce n’est pas rien ! »

Caroline Coq-Chodorge