Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Libération - Covid-19 : face à ceux qui nient l’évidence, un réanimateur raconte la « souffrance de notre impuissance et du mensonge »

Mars 2022, par Info santé sécu social

Journal d’épidémie

Christian Lehmann donne la parole à Igor Auriant, réanimateur dans une clinique de Rouen.

par Christian Lehmann
publié le 7 mars 2022

La pandémie a 2 ans et disparaît momentanément des radars, tant notre envie d’en avoir enfin fini submerge les signaux d’alerte clignotant ici et là sur le globe. Et la guerre éclate. Avec ses morts, que nient certains de ceux-là mêmes qui, hier, niaient les morts du Covid. Le Covid, expliquent-ils, c’est comme l’Ukraine, une mascarade pour détourner le peuple des vrais sujets. « Tout s’éclaire peu à peu. Comment ne pas comprendre tout ce qu’il nous arrive : #Covid pour nous transformer en agneaux par la peur et #Ukraine pour nous conditionner. Ces gens de #Davos manipulent le monde pour nous asservir », tweete ainsi la toujours perspicace Christine Boutin en affichant son soutien à Zemmour.

Igor Auriant a 60 ans, il a été médecin humanitaire en Iran, en Haïti, en pleine guerre, au Liberia… Il est aujourd’hui réanimateur, responsable d’une unité de soins continus dans une clinique privée à Rouen. Pendant deux ans, il a fait face dans son service au virus, et aux conséquences de la désinformation. A ma demande, il a pioché dans ses souvenirs.

« Vous y croyez encore ? »

« Mars 2021. Abdel a 40 ans, il est Covid positif. Il n’est pas vacciné car c’est encore trop tôt, il n’est pas éligible. Son frère est mort quelques mois plus tôt en réanimation alors il a peur. Admis en détresse respiratoire dans le service, il ne peut plus respirer, il s’essouffle au moindre mot, il lutte, il s’asphyxie. Quarante litres d’oxygène dans le nez, il ne veut pas d’intubation, il ne veut pas partir dans cet au-delà où, endormi, tu ne contrôles rien. Il le sait, on lui a dit, il l’a lu, l’intubation, c’est pour les morts. Jour après jour, son cas s’aggrave. Toute l’équipe souffre autour de lui. Chaque nuit est difficile. Il désature, il respire mal, ne s’alimente plus, il suffoque.

« Il est tôt ce matin-là quand Abdel m’appelle : “Allez docteur, on y va, j’en peux plus.” Et nous l’intubons. Dans cette guerre au quotidien, c’est notre plus jeune patient en bonne santé. Pour l’équipe, c’est un peu leur miroir dans ce lit. Endormi, mis sur le ventre et en alternance sur le dos, toutes les huit heures, tous les jours, sous sédation maximale et curarisation, un combat. Son corps s’abime lentement, ses muscles s’atrophient. Puis viennent les complications, infection secondaire puis insuffisance rénale. Ça fait un mois maintenant et on n’en voit toujours pas le bout. L’équipe est à fond, 24 heures sur 24, le massant, réajustant la ventilation, organisant les diverses drogues. Son seul ami vient le voir tous les jours, s’assied dans la chambre, pleure. Chaque jour, on lui dit que c’est grave, qu’on ne sait pas, qu’on se bat. Il est algérien, il a poussé tous ses potes à se faire vacciner, c’est notre plus fervent défenseur, il sait. Et une nuit, alarme, arrêt cardiaque, Abdel s’en va… On se bat, massage cardiaque, vingt minutes… et c’est reparti. On se retrouve à 4 heures du matin dans l’office devant un café, l’équipe craque. “Ça fait déjà un mois, pourquoi on ne le laisse pas partir ? Vous y croyez encore ? On n’en peut plus, lui non plus, il ne va jamais récupérer !” Alors on prend le temps de dire nos doutes, nos espoirs. On décide de faire tourner les équipes pour diminuer notre souffrance, pour ne pas être confronté chaque jour à la même douleur, aux mêmes larmes, à notre impuissance et au temps si long. Cette nuit-là, j’ai même appelé sa femme qu’il ne voyait plus depuis dix ans avec sa fille. Elles sont maintenant là tous les jours. Et on ne sait pas s’il va se réveiller. Et puis les choses s’améliorent. On lui fait une trachéotomie, puis on le sevre du respirateur. Enfin, il respire tout seul. Il bouge légèrement ses membres, séquelle de son coma profond. Il peut à peine relever les bras ou utiliser ses mains ou tenir assis.

« Chaque jour, il me demande s’il va rester paralysé. Enfin, il est parti en rééducation pour réapprendre à marcher, à s’alimenter. Il revient nous voir deux mois plus tard pour nous inviter au resto, il marche, il a amené un couscous pour toute l’équipe. Putain, le plus beau couscous de notre vie ! Il a écrit dans un journal en Algérie, il nous appelle “les Anges blancs”.

Le poids du mensonge
« Dans la chambre d’à côté, Pierre, un homme de 60 ans, même maladie. Mais lui a décidé de ne pas se faire vacciner. Il a une insuffisance rénale, un cœur un peu fatigué. Il élève seul sa fille de 16 ans, il va bien. Pour lui, nous sommes tous des cons. Il le sait, Internet lui a dit, on ne touche pas à sa liberté. Son état s’aggrave, 50 litres d’oxygène à la minute et il n’arrive plus à respirer. Il ne nous croit pas, sa famille opposée aux vaccins est présente. Des jours d’insultes, de remise en question de notre engagement, de remise en question de leur croyance, et enfin le combat ensemble pour la vie. Ils sont présents pour l’aider à manger, le soutenir, lui parler, lui raconter. Chaque jour, il s’épuise un peu plus, l’équipe harassée le voit partir doucement sans savoir quoi faire. Elle se bat, ne quitte pas la chambre, le mobilise, le fait manger, le lave, le masse. Il faut passer ce cap. De jour en jour, il est de plus en plus faible, ne survit que grâce à l’oxygène à haut débit qui inonde ses poumons. Après la visite ce matin, je passe dans la réserve. Au fond, cachée dans un coin, recroquevillée par terre, une infirmière pleure, seule, dépassée, dévastée. Cette douleur, cette colère que tu ne racontes pas à tes enfants, que tu tais, que tu assumes. Le poids du mensonge des autres, de ceux qui te promettent un procès parce que tu soignes.

« L’équipe l’entoure, le chouchoute, le rassure chaque fois que le souffle est trop court. Les infirmières, les aides-soignantes lui tiennent la main, lui apportant un peu de réconfort, beaucoup d’amour. Elles sortent de sa chambre en retenant leurs larmes, impuissantes. Elles savent que s’il avait accepté d’être vacciné, les choses se passeraient sans doute autrement. Elles désespèrent de lui faire vivre cette fin inacceptable, cette perte de chance inqualifiable. Cette souffrance de ceux qui soignent et savent, du traitement refusé, de notre impuissance, du mensonge.

Coup de dague
« Une nuit Pierre se lève, arrache son oxygène. Il tombe et meurt au pied de son lit quasi instantanément. Au milieu de la nuit, je prends mon téléphone, j’appelle la famille, j’entends le silence. La famille arrive, je reconnais ce hurlement que seule la douleur provoque, je retiens mes larmes, leur offre un café. Et puis, nous continuons de soigner… les autres. Au matin, l’équipe de nuit rentre chez elle comme si de rien n’était pour revenir le soir. Ils s’occupent de leurs enfants, de leurs familles puis reviennent, taisant leur souffrance. Gardant pour eux l’image de cet homme implorant, épuisé, luttant pour ne pas s’asphyxier. Cet homme à qui tu as tenu la main comme à un ami, et que tu perds sans pouvoir rien y faire en sachant qu’il aurait pu ne jamais être là. Il reste cette douleur qui met tout un service par terre, des soignants en première ligne qui pleurent sans comprendre comment on en est arrivé là, des familles détruites parce que quelques escrocs avaient besoin d’exister.

« Chaque chiffre égrené de façon banale est la mort d’un homme. Chacune de ces douleurs que nous avons partagées est unique. Et un coup de dague de plus dans nos armures, qui ne sont pas invulnérables. Les infirmières, les aides-soignantes, les médecins savent tous le poids d’une seule de ces morts. Ils connaissent le désespoir qui te submerge. Ils savent qu’ils n’en peuvent plus, qu’ils ne tiendront pas, et ils quittent le navire. »