L’hôpital

Médiapart - Des hôpitaux misent sur des robots chirurgicaux à 1,4 million d’euros pour libérer des lits

Avril 2023, par Info santé sécu social

SANTÉ ENQUÊTE

Des établissements aux moyens restreints investissent avec l’espoir de garder moins longtemps les personnes opérées et de faire ainsi des économies. Les fabricants, au lobbying offensif, sont les premiers gagnants.

Rozenn Le Saint
9 avril 2023

Un gigantesque robot se dresse au milieu de huit personnels soignants dans le bloc opératoire de l’hôpital Necker-Enfants malades, à Paris. Au-dessus du patient de 16 ans atteint d’un cancer de l’estomac, les bras qui s’agitent ne sont pas ceux du chirurgien mais du robot. Le médecin est aux manettes, sur une console, quatre mètres plus loin.

Ce 13 février, Thomas Blanc, expert en chirurgie viscérale et urologique pédiatrique de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), accomplit à distance les mêmes gestes que ceux qu’il réaliserait les mains dans le corps, mais avec une vue en 3D, et un zoom sur la cible à abattre : une rare tumeur qui s’en prend à l’estomac de l’adolescent. « Débrayage du bras », « criblage terminé », « arrimer les autres bras »… La voix féminine du robot oriente à la manière d’un GPS. Puis un des quatre bras mécaniques du robot s’enfonce dans l’estomac. À son extrémité, une caméra embarquée dans l’abdomen.

Opération d’une tumeur à l’estomac d’un patient par le chirurgien Thomas Blanc à l’Hôpital Necker à Paris, en février 2023. © Photo Rozenn Le Saint pour Mediapart
Le chirurgien n’a pas la sensation du toucher des organes mais « c’est largement compensé par la qualité visuelle, on voit beaucoup mieux qu’en chirurgie ouverte classique », précise le spécialiste de cet hôpital de référence pour soigner les enfants. Le colosse, dénommé Da Vinci Xi par son fabricant, la société Intuitive, en référence aux multiples bras articulés d’un célèbre tableau du peintre, s’affaire à exfiltrer la tumeur. Vers 14 heures, le médecin peut rassurer les parents.

Malgré cet apparent progrès de la technologie, l’achat de ces robots ne fait pas consensus dans les couloirs des hôpitaux, parce que ces derniers ne croulent pas sous les financements et que les fabricants ont la main lourde sur les prix.

Sans le robot, il aurait fallu le même nombre de bras humains pour superviser les opérations. En chirurgie ouverte et sans opération en cœlioscopie (technique qui permet d’observer l’intérieur de la cavité et d’intervenir à travers une petite ouverture dans la paroi de l’abdomen), c’est-à-dire à l’ancienne, « le patient se serait retrouvé avec une énorme cicatrice des côtes jusqu’au pubis », compare Thomas Blanc.

Les praticien·nes qui maîtrisent cette technique de chirurgie mini-invasive y parviennent sans assistance d’un robot. « Mais le bras [de celui-ci] nécessite seulement une ouverture de 8 millimètres pour entrer. Il permet de passer entre les fibres musculaires et donc de ne pas couper le muscle, ce qui diminue la durée de rétablissement. Le patient aura besoin de trois à cinq jours d’hospitalisation, juste le temps que son estomac cicatrise pour qu’il puisse de nouveau manger », commente le spécialiste.

Cela laisse de la place pour accueillir davantage de patients.

La directrice de la performance des organisations à l’AP-HP

L’argument de la durée de séjour post-opératoire est celui le plus mis en avant par les chirurgien·nes qui se battent pour voir leur service équipé de cet outil onéreux de télémanipulation, star de la « medtech ». En urologie, spécialité pour laquelle on dispose de davantage de données (car les robots s’y imposent), opérer avec leur assistance permettrait de réduire la durée moyenne de séjour à l’hôpital de 1,7 jour, selon l’AP-HP, qui se base sur un échantillon de 668 patient·es.

« À partir du moment où la durée d’hospitalisation est diminuée, mécaniquement, cela laisse de la place pour accueillir davantage de patients », calcule Sophie Kerambellec, directrice de la performance des organisations des hôpitaux publics parisiens.

En urologie, l’usage du robot coûte 1 163 euros à l’AP-HP, à sa charge, pour une prostatectomie. Pour une ablation totale de la prostate assistée par un robot, une étude française conclut à une réduction des coûts du séjour de 2 000 euros par rapport à la chirurgie ouverte, et d’environ 800 euros par rapport à la chirurgie mini-invasive sans robot. Dans le deuxième cas, les gains ne couvrent pas le coût de l’usage de la machine.

Chef du service d’urologie de l’hôpital Lyon Sud, Alain Ruffion est l’un des auteurs de cette étude. « On observe que la durée moyenne de séjour des patients baisse après une intervention assistée mais il n’y a pas beaucoup de données randomisées, de comparaisons entre deux échantillons de patients identiques opérés avec et sans robot », reconnaît le chirurgien.

Les résultats scientifiques consolidés démontrant les effets positifs, avec le plus haut niveau de preuves, manquent. Pour les dispositifs médicaux tels que les robots, les données d’efficacité demandées pour la mise sur le marché sont moindres que pour les médicaments.

52 millions d’euros pour neuf robots

Néanmoins, l’argument des bénéfices attendus pour les patient·es et des gains économiques espérés pèse suffisamment pour conforter les Hospices civils de Lyon dans leur choix de se doter de sept nouveaux robots d’ici à la fin 2023, avant les suivants…

Cela correspond déjà à un investissement de 10 millions d’euros, l’achat d’une machine revenant en moyenne à 1,4 million d’euros.

En 2018, Martin Hirsch, alors directeur général des hôpitaux parisiens, avait débloqué une enveloppe exceptionnelle de 52 millions d’euros destinée à l’acquisition de neuf robots, un montant incluant leurs coûts d’utilisation sur sept ans. Pour les achats à venir en discussion, la somme entre dans les dépenses courantes des hôpitaux, en constant manque de moyens…

« Il n’y a pas d’argent magique. Ce qui est investi dans les robots, parce que les établissements ont priorisé ces demandes et qu’elles ont été estimées pertinentes, ne l’est pas dans d’autres postes, comme par exemple ceux liés à la réfection d’un hôpital de jour ou à l’achat d’autres équipements médicaux », admet Frédéric Batteux, directeur médical de la stratégie et de la transformation de l’AP-HP.

Le lobbying payant des fabricants

Le problème, c’est le coût, qui ulcère par exemple cet interne en chirurgie viscérale. Il s’étonne que la spécialité qu’il a choisie soit « en proie à un lobbying intensif ». En plus de l’urologie, la conquête des fabricants s’étend à la gynécologie, les chirurgies digestive, thoracique, bariatrique… Avec des médecins leaders d’opinion comme relais.

« À la base, Da Vinci d’Intuitive a été créé pour l’armée américaine. L’idée, c’était qu’un blessé soit rapatrié en hélicoptère, qu’un personnel soignant puisse mettre en place le robot et qu’il soit opéré à distance par un chirurgien qui ne serait pas en théâtre de guerre », rapporte Thomas Blanc.

Il a été à la bonne école. Le producteur en question, Intuitive, une start-up californienne à présent cotée en bourse, a déclaré avoir dépensé pour lui près de 250 000 euros depuis 2016, selon la base de données publique Transparence Santé et Euros for Docs, l’annuaire des liens d’intérêts dans le secteur médical, qui la reprend.

Le chirurgien parisien l’assume totalement. « Avant que le premier robot ne soit livré en 2016, pendant quatre mois, je suis allé aux États-Unis et au Danemark observer des chirurgiens opérer. J’ai essayé tous les robots. Un joueur de tennis teste des raquettes, un chirurgien le robot avec lequel il va opérer. J’ai fait des formations sur des simulateurs d’interventions avec d’autres collègues, c’est un passage obligé. Le fabricant les finance. Ni l’AP-HP ni aucune structure publique n’est en mesure de proposer ce type d’apprentissage », justifie-t-il.

L’État délègue une bonne partie de la formation continue des praticiennes et praticiens hospitaliers à l’industrie du médicament et des dispositifs médicaux, qui s’engouffre dans le vide laissé par le public.

Des chirurgiens VRP

Dans le registre de la transparence, Intuitive mentionne un contrat daté du 4 avril 2022 d’un montant exorbitant, 143 310 euros d’un coup. « Cela correspond à une rémunération de 27 200 euros et à une estimation de défraiements pour 34 missions de formation d’avril 2022 à mars 2023, alors qu’en réalité, il y en aura sûrement pour moins que cela, s’en explique Thomas Blanc. Je suis devenu un “proctor” d’Intuitive, un chirurgien de référence choisi pour former ceux qui s’équipent en robots ou souhaitent réaliser une opération assistée particulière. »

En formant, voire en formatant des pontes des blocs opératoires dans chaque pays, Intuitive entend en faire des VRP pour inciter les établissements de santé à investir. Le fabricant avait intérêt à quadriller le plus possible le marché avant l’arrivée de la concurrence, afin d’optimiser son monopole et de créer des habitudes pour les pros du bistouri d’aujourd’hui et de demain.

Le système de brevet lui ayant offert l’exclusivité de la commercialisation pendant 20 ans, Intuitive en a bien profité jusqu’en 2020. Seul sur le marché, il a pu imposer des prix faramineux, autour de 2 millions d’euros à l’époque, selon les informations de Mediapart.

Intuitive refuse en effet de donner une fourchette de prix, se contentant d’indiquer avoir vendu 200 robots en France, la moitié à des hôpitaux publics, l’autre à des cliniques. Chaque établissement espère ainsi attirer les chirurgien·nes les plus féru·es de technologie.

Quand Thomas Blanc opère, son robot est en fait connecté à deux consoles côte à côte, comme à l’auto-école : les nouveaux adeptes peuvent ainsi s’exercer en conditions réelles à partir de lunettes qui offrent une vue incroyable sur l’intérieur des organes en trois dimensions.

Le chirurgien codirige par ailleurs un diplôme inter-universitaire (DIU) de robotique chirurgicale avec Morgan Roupret, chirurgien urologique de l’AP-HP. L’industrie pharmaceutique a dépensé pour cette autre sommité 545 000 euros depuis 2012, selon Euros for Docs, dont plus de la moitié en rémunération : il est donc payé près de 2 200 euros par mois par les industriels de la santé. Intuitive figure en troisième position des fabricants les plus généreux avec lui, avec près de 60 000 euros de dépenses.

« La formation à la robotique ne peut se faire que dans le cadre d’un lien d’intérêt, il n’y a pas d’autres solutions pour le moment, argue Morgan Roupret. Notre DIU est indépendant financièrement pour ce qui est des sessions théoriques et, pour la partie pratique, tous les industriels mettent à disposition leur robot. Les situations monopolistiques ne sont jamais bonnes mais Intuitive a vingt ans d’avance sur les autres, on n’a pas de recul sur les outils des nouveaux. » Thomas Blanc vante par ailleurs le produit : « C’est comme Mac avec les iPhone, Intuitive sort un nouveau modèle pour tirer son épingle du jeu face à la concurrence. »

Quoi qu’il en soit, celle-ci est « bienvenue, selon le chirurgien lyonnais Alain Ruffion. Elle tire un peu le prix vers le bas, comme quand Samsung a proposé un modèle moins cher, même si l’inflation est arrivée par-dessus. Cela reste des achats lourds qui se rentabilisent sur une dizaine d’années ».

Les industriels ont dépensé pour Alain Ruffion plus de 180 000 euros, dont près de 80 000 euros en rémunération depuis 2012, selon Euros for Docs. Lui est davantage de l’école Medtronic, le principal adversaire d’Intuitive, dont le robot se prénomme Hugo et peut être appelé en renfort pour des interventions urologiques, gynécologiques et de chirurgie générale. Depuis qu’il a reçu le sésame du marquage de conformité européenne (CE) en octobre 2021, Medtronic a convaincu trois établissements dans l’Hexagone, dont les Hospices civils de Lyon.

Le rival d’Intuitive tente aussi d’aspirer les chirurgien·nes dans sa sphère d’influence, petit à petit. D’autant qu’en dehors des robots, Medtronic pèse lourd : c’est même le leader mondial du marché lucratif des dispositifs médicaux. C’est aussi un champion du lobbying : depuis 2012, il a arrosé le secteur médical à hauteur de près de 128 millions d’euros en tout, contre près de 17 millions d’euros pour Intuitive, selon Euros for Docs. Face à des hôpitaux en manque de moyens, les industriels de la santé, eux, les ont pour imposer leurs produits au prix fort.

Rozenn Le Saint