Perte d’autonomie, “dépendance”

Alternatives Economiques : Bien vieillir : le maintien à domicile est-il la solution ?

Septembre 2023, par infosecusanté

Alternatives Economiques : Bien vieillir : le maintien à domicile est-il la solution ?

LE 15 SEPTEMBRE 2023

Vieillir à domicile serait la panacée, selon le gouvernement. Mais le manque de structures d’accompagnement et de professionnelles, tout comme l’imposition de logiques industrielles au secteur, posent question.

Par Chloé Rabs
D’ici à 2050, le nombre de personnes âgées de plus de 85 ans aura plus que doublé, pour atteindre 4,8 millions d’individus en France. Pourtant, malgré l’arrivée imminente de ce choc démographique, la loi « grand âge », promise par Emmanuel Macron en juin 2018 et maintes fois remise sur le tapis, a été définitivement abandonnée en septembre 2021.

Quelques mois plus tard, la loi de financement de la sécurité sociale permettait de faire passer quelques-unes des mesures annoncées : revalorisations salariales dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) et pour les aides à domicile en associations, plan d’investissement pour les Ehpad publics et associatifs. Mais aucun signal politique fort n’a été envoyé.

En avril dernier, une proposition de loi de la majorité sur le « bien vieillir » en France a été partiellement discutée. D’abord inscrit à l’agenda parlementaire de l’été, puis déprogrammé et reporté sine die, le texte sera finalement à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale le 20 novembre.

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Réussir les SES en terminale
Selon le gouvernement, plus de 80 % des Français souhaitent pouvoir vieillir chez eux, plutôt que d’entrer dans un Ehpad. Repris sondage après sondage, ce discours n’a pourtant rien d’une évidence.

« Depuis le scandale Orpea et plus généralement des Ehpad, la notion de choix est biaisée. La question, c’est le choix de la vie digne. Et si les personnes âgées avaient un vrai choix de vivre de manière digne en établissement ou à leur domicile, on ne sait pas quel chemin serait davantage emprunté », explique Emmanuelle Puissant, économiste et coautrice avec François-Xavier Devetter et Annie Dussuet de Aide à domicile, un métier en souffrance. Sortir de l’impasse (Les éditions de l’Atelier, 2023).

Aussi, vieillir chez soi reste tout bonnement impossible pour un grand nombre de personnes. Dépendance sévère, isolement social, précarité… « Il y a toute une partie du public qui ne peut pas rester à domicile », ajoute Ilona Delouette, chercheuse en économie de la santé à l’Institut Mines-Télécom (IMT) Nord Europe.

Pourtant, c’est le « virage domiciliaire », par analogie avec le virage ambulatoire entamé à l’hôpital, qui est de plus en plus privilégié par les politiques publiques. Le budget consacré à l’autonomie doit ainsi passer de 32 milliards d’euros en 2021 à 42 milliards d’euros en 2026.

Problème de financement
Ce virage reste toutefois « peu abouti », constate la Cour des comptes dans un rapport publié en janvier 2022. Première et principale limite : les structures permettant aux personnes âgées de continuer à vivre chez elles sont largement insuffisantes, pointe l’institution. Même si, depuis 2005, de grands plans nationaux ont augmenté l’offre de soins permettant ce maintien à domicile, celle-ci reste faible.

« L’ouverture de places nouvelles n’a permis ni de concrétiser le “virage domiciliaire” annoncé, ni d’harmoniser les taux d’équipement en établissements et services médico-sociaux », souligne le rapport.

La France ne compte en effet que 2 125 structures de soins infirmiers à domicile. Avec 126 600 places dans ces services, le taux d’équipement – le nombre de patients dont les services peuvent s’occuper rapporté à l’ensemble de la population de 75 ans et plus – ne s’élève fin 2019 qu’à 20 places pour 1 000 habitants de 75 ans et plus.

« Promouvoir le virage domiciliaire comme seule solution au bien vieillir en France est une erreur » – Ilona Delouette, économiste
Autre acteur incontournable, les services d’aide et d’accompagnement à domicile (Saad). Un peu plus nombreux – environ 6 500 –, ils sont toujours loin d’être en nombre suffisant, estime Catherine Lopez, directrice générale de la Fédération du service aux particuliers (Fesp) : « On est face à une pénurie de services qui est en partie organisée par l’Etat. » En cause, selon elle, la procédure de création des Saad qui, depuis le 1er janvier 2021, est soumise à appel à projets. Une mesure dont elle était exonérée depuis 2016.

Les deux catégories de services (infirmiers et aide à domicile) doivent être fusionnées dans les prochaines années pour améliorer la lisibilité de l’offre, mais cela ne réglera pas le problème de pénurie. En parallèle, nombre de services d’aide à domicile sont en grande difficulté.

« Près de 25 % de nos structures risquent de mettre la clé sous la porte avant la fin de l’année », alerte MarieReine Tillon, présidente de l’Union nationale de l’aide, des soins et des services aux domiciles (UNA).

Pour elle, ces difficultés résultent des défaillances du modèle de financement de l’aide à domicile, qui ne permet pas la survie économique des structures. Alors que leurs tarifs sont fixés et financés par les conseils départementaux au titre de l’allocation personnalisée d’autonomie (APA)1, un tarif plancher national par heure d’intervention fixé à 22 euros a été mis en place le 1er janvier 2022 et revalorisé le 1er janvier 2023… d’un euro ! Toujours très en deçà du coût de revient.

Concrètement, la facture s’élève plutôt à 32 euros de l’heure. Et alors que les services tarifés se retrouvent souvent dans des situations financières inextricables, « les services à but lucratif facturent du reste à charge, ce qui empêche les personnes qui n’en ont pas les moyens d’y accéder », complète Marie-Reine Tillon.

Ces dysfonctionnements découlent des politiques successives en faveur d’une mise en marché de l’aide à domicile. A partir de 2005, la multiplication des exonérations sociales et fiscales incite fortement les acteurs privés à but lucratif à se développer. Ils représentent aujourd’hui un quart du secteur.

« Le financement de ces structures-là repose sur l’exigence de rentabilité et de performance. L’idée est de diminuer au maximum les coûts pour augmenter le nombre d’actes et de personnes prises en charge. La notion de besoins sociaux et médico-sociaux passe au second plan », analyse l’économiste Emmanuelle Puissant.

L’importation de logiques de production industrielle marchande dans l’ensemble du secteur des soins à domicile, quel que soit le statut (public, associatif ou lucratif), avec des salariées2 qui doivent parfois biper en arrivant et en repartant du domicile, a des effets délétères.

« 30 minutes pour lever, laver, habiller et faire prendre son petit-déjeuner à une personne âgée en perte d’autonomie, c’est mission impossible, dénonce Marie-Reine Tillon. C’est autant de la maltraitance pour les personnes qu’on accompagne et qu’on est obligée de presser, que pour les professionnelles qui ont conscience de ne pas pouvoir faire correctement leur travail », poursuit-elle.

« Le tarif [de 23 euros, NDLR] ne prend en compte que les temps dits “productifs”, c’est-à-dire les actes quantifiables, chronométrables, précise Emmanuelle Puissant. Dans ce calcul, on tend à laisser de côté le temps des trajets, les temps de travail collectifs comme l’analyse de la pratique, mais aussi tous les temps relationnels et de mise en confiance des usagers. »

Crise des recrutements
Pour éviter la maltraitance, les aides à domicile peuvent mettre en place des stratégies de contournement de ce travail prescrit par du travail gratuit. Et ce, alors qu’elles-mêmes sont dans des situations très précaires, détaille Emmanuelle Puissant :

« Ces femmes sont mobilisées de 8 h à 20 h mais ne sont payées que 25 heures par semaine. Seulement 57 % de leur amplitude horaire sont considérés comme du temps de travail. On estime que c’est un métier de femmes et non de professionnels, et donc qu’on n’a pas à payer les qualifications professionnelles pour des actes que les femmes font naturellement. »

Résultat : le secteur connaît une crise de recrutement sans précédent. Selon une enquête commandée par l’UNA, la quasi-totalité des structures cherchent à recruter, proposant onze postes en moyenne. En parallèle, 52 % des postes ouverts n’ont pas été pourvus en 2022. Ce manque de personnel entraîne désormais un « véritable danger » pour « les personnes fragiles qui ne pourront plus être accompagnées et soignées à domicile », souligne l’UNA.

« Depuis le scandale Orpea et plus généralement des Ehpad, la notion de choix est biaisée. La question, c’est le choix de la vie digne » – Emmanuelle Puissant, économiste
Déjà, les structures se retrouvent contraintes de refuser 10 % des demandes de prise en charge, selon l’enquête, un chiffre en hausse de 20 % par rapport à 2020. Dans les services de soins infirmiers à domicile, le taux de refus de prise en charge grimpe même à 16 %. Un vrai marasme qui pourrait encore s’aggraver dans les années à venir, car un grand nombre de salariées actuelles s’apprêtent à partir en retraite.

D’ici à 2030, 224 000 postes d’aides à domicile resteraient non pourvus en tenant compte des jeunes débutants, selon une étude de la Dares de mars 2022.

Revoir le système
« Promouvoir le virage domiciliaire comme seule solution au bien vieillir en France est une erreur, tranche Ilona Delouette. On observe simplement un report de contraintes entre les Ehpad, financés par l’assurance maladie, et l’aide à domicile, financée par les départements. » Sans compter que, comme le précise Emmanuelle Puissant, « les conditions structurelles du secteur des Ehpad et de l’aide à domicile sont très semblables. Il ne serait pas étonnant de découvrir un scandale type Orpea ».

Si une prise en charge à domicile est moins onéreuse qu’en établissement pour les particuliers, la situation est plus nuancée concernant les dépenses publiques, alerte de son côté la Cour des comptes. En effet, « si les estimations tendent à montrer que l’écart entre aide à domicile et hébergement collectif médicalisé va du simple au double, c’est parce que 85 % des personnes à domicile ne bénéficient pas de soins, mais seulement d’aides [au ménage, à la toilette, aux repas, etc., NDLR]. » Si l’on compare les soins infirmiers à domicile et en établissement, les coûts deviennent similaires.

Face à cela, que faire ? Marie-Reine Tillon défend une refonte structurelle du système, à commencer par la révision du montant des plans d’aide accordé par les départements. Dans Aide à domicile, un métier en souffrance, les auteurs avancent aussi la nécessité de reconnaître qu’il s’agit d’un service public, déjà largement financé par les deniers publics (absence de TVA pour les particuliers employeurs, exonérations sociales et fiscales, et prestations sociales comme la prime d’activité pour compléter des salaires très bas).

« La première chose à faire est d’arrêter de penser que c’est un travail industriel. On est face à des humains, en perte d’autonomie, pas des machines », complète l’économiste Ilona Delouette.


Derrière le virage domiciliaire, les aidantes familiales

Le virage domiciliaire s’appuie en grande partie sur le travail, gratuit, fourni par les aidants, qui sont bien souvent des aidantes. Les niveaux de revenus des personnes âgées ne leur permettent pas toujours d’avoir l’accompagnement professionnel nécessaire pour un maintien à domicile. Alors « le système s’appuie sur les aidantes, pour qui on ne pense pas en termes de salaire comme pour tout travail professionnel, mais plutôt en termes d’indemnisation d’un travail domestique de femmes pour leurs parents », développe l’économiste Emmanuelle Puissant. Ainsi, le congé de proche aidant est indemnisé à hauteur de 62,44 € nets par jour. Selon un rapport du pôle santé et autonomie de l’Institut des politiques publiques de mars 2023, avec l’augmentation de la proportion de personnes sans enfant ni conjoint, les aidants proches viendraient à manquer dès 2030. « Le virage domiciliaire risque donc de faire peser une responsabilité de plus en plus importante sur un nombre réduit de personnes », souligne le rapport. D’où l’impératif de l’accompagner d’une réelle politique de soutien aux aidants familiaux, et d’une véritable réflexion sur leur rôle.

Chloé Rabs